18 Sep

Carnet de bord # 9

Traduire Richard III (2/3)

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Shakespeare incarne la chair du monde – il en déguste toutes les saveurs, en étreint toutes les ardeurs, en digère toutes les matières. Sa langue s’élance concrète, charnelle, infinie dans les espaces qu’elle traverse, en invention perpétuelle. Sa poésie embrasse tous les champs, magnétiques ou politiques, érotiques ou métaphysiques, historiques ou domestiques. Le Barde du Globe n’a peur de rien, ni du grand écart périlleux, ni de la joyeuse trivialité, ni du coq-à-l’âne stupéfiant, ni du martellement insistant. Cette liberté absolue nous guide dans notre traduction, qui veille à exprimer du texte originel la bigarrure essentielle, l’audace radicale et la beauté convulsive.

Trop souvent, Shakespeare se donne à lire en français au travers de trois prismes différents dans leur approche mais également divergents à l’égard de l’esprit anglais initial. 1. Une classicisation de la langue, qui en abrase toutes les rocailleuses aspérités, les saillantes disparités et les ludiques disparités – se perdent alors l’esprit du jeu tenté à tout prix et le démon de la vie réellement vécue, et disparaît avec eux le jaillissement baroque (on croirait entendre Shakespeare détourné par Racine). 2. Une littéralité à la frontière du barbarisme, qui fait sonner la monstruosité shakespearienne sans parvenir à en inventer la transposition française, au risque de l’obscurité du propos, de la violence infligée à la grammaire et au sens, de l’imprononçabilité sur une scène de théâtre (on croirait entendre Shakespeare écrasé par Google Translate). 3. Une extrapolation d’une subjectivité partiale, qui déplace le génie anglais vers des horizons étrangers, en distord la vérité et en tord la parole, en pervertit la dynamique et la signification, pour faire primer sa propre musique intérieure et sa mythologie trop personnelle (on croirait entendre le traducteur glosé par Shakespeare).

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Comment faire résonner la puissance et l’étrangeté, l’insolence et la vitalité, sans se réfugier sans une réduction classique, une fidélité opaque ou une élucubration interprétative? En prêtant l’oreille à la poésie de l’humour. Quand Gérald Garutti a mis en scène Richard III en Angleterre avec sa troupe de comédiens anglais, il a été frappé de la déflagration comique provoquée par leur jeu. Richard ne se limitait plus à intervenir en triste sire et sinistre comploteur, il prenait toute l’étoffe d’un joker à l’humour assassin et d’un pervers polymorphe possédé par la jouissance du jeu – jeu de vilain, jeu de massacre, feu de joie. Les comédiens riaient, fût-ce en leur fort intérieur, et les spectateurs riaient avec eux, avec toute la licence d’un public dépris de l’esprit de sérieux. C’est cette poésie de l’humour, souvent noir, ou jaune, ou rouge sang, que nous visons à traduire, avec l’alacrité et l’allant du plateau d’où partent toutes les énergies. La puissance de corruption, de perversion et de destruction d’un Richard, véritable soleil noir de la mélancolie, ne va pas sans une terrible énergie comique de presque tous les instants, pétrie de distance à soi, au monde et à l’autre, une énergie qui se joue de tout, et d’abord de soi-même. Oui, Richard joue, à tous les sens du terme – y compris sa vie et son destin. Ainsi, le clown de Jean Lambert-wild, développé sur maints spectacles antérieurs, prend-il tout son sens lorsqu’il enfile ici la fraise du prince noir d’York, dernier de sa lignée, fin de race explosive – « le monde entier contre rien ».

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Un bon exemple de cet humour qui s’infiltre partout, y compris là où on l’attendrait le moins, est la scène du meurtre de Clarence, que nous travaillons en ce moment. Richard envoie deux meurtriers assassiner son frère Clarence, soi-disant sur ordre de son autre frère régnant, le roi Edouard. Mais face au corps de leur victime endormie, les deux assassins se voient saisis à tour de rôle d’un « petit relent de conscience », qui, de l’un à l’autre, se faufile, de l’âme du premier jusqu’au « coude » du second en passant par la bourse de Richard. Au point que les deux « cadors » aux airs de gros bras se retrouvent à « raisonner » avec l’homme qu’ils doivent tuer et, l’instant d’avant, méditaient d’ « accommoder en mouillette ». Suite d’hilarantes palinodies, leur ping-pong éthico-pratique, du calcul commercial à la recette culinaire, est ponctué de « quoi », systématiquement traduits par Gérald Garutti (la répétition étant l’une des fleurs les plus odoriférantes de la rhétorique, comme le disait bien Raymond Queneau dans Les Fleurs bleues, à l’inverse d’une trop française aversion malvenue pour la répétition). De la sorte, Jean Lambert-wild et Elodie Bordas peuvent se renvoyer cette balle qui claque dans l’incompréhension, la brutalité voire l’obscénité. D’autant plus que ce duo assassin intervient juste après le rêve de Clarence, vision sublime autant qu’horrible et pathétique où, dans une poétique de la rêverie et de la catastrophe, le captif prophétise sa propre mort, poussé par son frère Richard depuis le pont d’un bateau :

“O Seigneur! Quelle souffrance quand il me sembla me noyer!
Quelles horribles visions de mort dans mes yeux!
Il me sembla voir un millier d’effrayantes épaves;
Un millier d’hommes rongés par les poissons;
Des lingots d’or, des ancres immenses, des monceaux de perles,
D’inestimables pierreries, d’inappréciables joyaux,
Tous éparpillés au fond de l’océan,
Parfois nichés dans les crânes des morts; et dans ces trous
Où se logeaient jadis les yeux, s’étaient glissés,
Parodies des yeux, d’étincellantes pierreries,
Qui courtisaient le fond visqueux des profondeurs
Et bafouaient les ossements morts éparpillés autour d’eux.”

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De cette extraordinaire vision d’une noyade infinie, au fond d’un abîme de mort et de beauté, jusqu’au pronostic de trempette dans un tonneau de vin assaisonné par deux hommes de main versatiles, en traduisant Shakespeare Gérald Garutti cherche à épouser les genres, les impressions et les univers, pour offrir à Jean Lambert-wild et Elodie Bordas matière à jouer et à vivre, à déployer la beauté jusque dans son horreur et son rire.