Répétition et variation (2/3)
Parmi tous les tentacules qui composent notre Richard III, les acteurs Elodie Bordas et Jean Lambert-wild doivent faire du texte retraduit par Gérald Garutti l’ossature de tous leurs mouvements, mouvements de l’intime, du secret, de l’oublié, du commun, du tien, du sien, du nôtre, mouvements des pieds, des mains, d’une lèvre, d’un regard, d’un tout, d’un rien, mouvements d’un doute qui fait cœur de tout, agitations d’une lumière qui cherche dans le remous des ombres ce qui donnera sens à sa présence.
La phase d’apprentissage d’un tel chef-d’oeuvre, n’est pas la partie la plus anodine. Il ne s’agit pas simplement d’un rébarbatif exercice de mémoire qui ordonnerait des mots pour être entendus et compris. C’est un véritable parcours de construction de l’acteur qu’il faut entreprendre. Il faut que l’acteur accepte de se féconder de mots, qu’il accepte de voir naître en lui des bulles de mystère et d’évidence qui telles des fœtus en formation, seront en évolution constante jusqu’à former un autre corps en enveloppe d’un corps qui lui est habité par héritage des joies hasardeuses de quelques ascendants.
Mais ce n’est pas tout, il faut aussi se donner la réplique, se retrouver et s’unir dans cette fureur des mots, pour qu’à cette première enveloppe, construite dans des radotements gazeux, se substitue une deuxième enveloppe, construite par le choc des particules enragées d’une double disparition assumée, celle-ci faite au profit d’une union où l’un et l’autre deviennent l’identité partagée de l’un comme de l’autre.
Et il faut le répéter et le répéter encore. Et se le dire encore et se le redire encore, sans peur de se dire, car chaque scène doit être dite, chaque mot doit être dit, chaque syllabe doit être dite, chaque lettre doit être dite. Dire en répétition d’un dire qui ne se fixe qu’aux vagues muettes des émotions que nous taisons. Et alors dire et redire encore, mastiquer, ruminer, redire encore et encore, dire jusqu’à ce que le corps tout entier s’abandonne et devienne le pâturage, la forêt, le ruisseau, la combe de la langue de Shakespeare.
Acteurs ! Mangez les mots ! Soyez les cannibales de leurs sons, de leurs sens ! Digérez-les ! Faites disparaître votre chair dans la chair enfin apparue d’un verbe !
Dans ce travail d’apprentissage et d’anthropophage, les acteurs se nourrissent évidemment aussi des personnages. Mais au fur et à mesure qu’ils avancent à leur rencontre, les personnages eux-mêmes commencent à s’installer dans le corps des acteurs, tâtant leur squelette, testant leur résistance, jour après jour, naviguant dans chaque veine, faisant vibrer chaque muscle de leur corps, leur hérissant l’épiderme de la tête jusqu’à pointe des pieds.
À force de travailler, et de répéter, il arrive que les acteurs soient parfois surpris eux-mêmes par la puissance de leurs personnages et ne parviennent que très difficilement à les contrôler. Lorsque nous voyons cette complicité naître entre les acteurs et les figures imaginaires d’un texte, nous commençons alors à nous demander si ce sont les acteurs qui s’emparent du texte ou bien le texte qui s’empare des acteurs ! Pouvoir assister jour après jour à ce processus est une aventure formidable.
Bien sûr, le résultat manifeste n’arrive pas d’un coup, tout seul, sur un claquement de doigts et nous pouvons parfois terminer de longues journées de répétitions avec un résultat latent et complètement invisible à l’échelle quotidienne. Mais nous nous retrouvons le lendemain, puis le surlendemain et ainsi de suite, de lendemains en lendemains, continuant à refaire, à redire en milles variations ce qui doit être dit et fait en une seule et même action.
Cette longue phase de ressassements aveugles du texte, où nous serinons sans cesse, tels des oiseaux fous, la complainte de Richard, est essentielle. C’est à cette condition, et à cette condition seulement, que, peu à peu, nous parviendrons à devenir transparents pour laisser entrevoir dans nos entrailles cet autre que nous-même logeant désormais en nous-même.