27 Nov

Carnet de bord # 19

Répétition et variation (1/3)

©Tristan Jeanne-Valès

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La répétition est un rituel. A l’image du nageur qui répète inlassablement les mêmes gestes afin de toujours mieux les préciser, afin de ne plus avoir à y penser, afin d’inscrire une mémoire dans son corps, l’acteur répète. Il répète un texte car en général l’acteur parle. Et le travail de la mémoire du texte n’est pas le moins difficile : les acteurs n’ont pas de facilité particulière à apprendre, contrairement aux idées reçues. Le cauchemar sans doute commun à tous ceux qui montent sur un plateau est le noir total, l’absence de son sortant de la bouche, le cerveau vide. Ingmar Bergman en avait même fait le point de départ de son film Persona, Liv Ullman s’interrompant au milieu d’Electre pour ne plus jamais parler.

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Répéter son texte donc pour ne plus avoir à y penser, pour avoir le plaisir étrange de le découvrir au fur et à mesure que les mots se forment sur les lèvres. La répétition a ceci de paradoxal qu’elle offre davantage de liberté que la chimère de l’improvisation, de l’invention sur le moment. Tentez un jour d’improviser du Shakespeare, du Beckett ou du Koltès, vous vous y reconnaîtrez piètre écrivain et on vous y verra mauvais acteur. Cela arrive, parfois.

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La répétition n’est donc pas un terme galvaudé, il faut répéter inlassablement la même chose, repasser mille fois par le même chemin pour en connaître tous les contours, même dans l’obscurité des projecteurs. Avez-vous déjà vu le skieur au sommet de la pente tracer avec sa main les contours de la piste ? Certains acteurs tapis au fond de leurs loges en font de même et il n’est pas rare d’observer alors comme une espèce de prière secrète, une gestuelle muette et kabbalistique, un condensé de toutes les semaines de répétitions où l’acteur a lentement construit son parcours, sa descente à tombeaux ouverts.

©Tristan Jeanne-Valès

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La répétition porte en elle beaucoup de lenteur. Un spectateur égaré qui ouvre la porte d’une répétition en ressort souvent déçu, quoique impressionné aussi par le travail de méticulosité qu’il y voit. Chaque répétition est différente, nous dira-t-on, chaque metteur en scène et chaque acteur a sa façon de travailler. Oui. Mais en même temps, la répétition ne peut être qu’une recherche, celle du geste juste, du ton juste, de l’émotion juste. Sans parler de l’intensité ni de la couleur de la lumière, de la coupe du costume et de son adéquation à la scénographie, du mécanisme défaillant d’un élément du décor, d’un maquillage abîmé par la sueur, de toute une foule de petits détails qui pour s’agencer dans l’harmonie de la représentation se font remarquer l’un après l’autre dans le travail de la répétition.
Du rituel de la répétition à la répétition du rituel meurtrier si cher à Richard, il existe une correspondance toute shakespearienne qui donne une saveur particulière à ce que signifie répéter Richard III.

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20 Nov

Carnet de bord # 18

Spectres et fantômes (3/3)

©Tristan Jeanne-Valès

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« N’approchez pas des acteurs. A la loupe de leur peau des fantômes frottent leurs entrailles, laissant un ange de musc et d ‘églantine qui embaumerait vos yeux de l’odyssée des choses rêvées. »

« Au siège de nos yeux, l’acteur laisse les morts enterrer les morts. Nous offrant, pour chacun d’eux, les signes et les syllabes qui imprimaient leur vie. Ces cacheux craillent au cœur des hommes l’inconnu des hommes. »

Jean Lambert-wild, Demain le théâtre, éd. Les solitaires intempestifs 2009

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L’écoute attentive des signes et des fantômes est omniprésente dans le travail de Jean Lambert-wild, et chaque fois ceux-ci savent malignement s’organiser et se manifester aux moments opportuns.
A l’entendre, son clown est un hôtel à fantômes. C’est tout un bestiaire imaginaire qui loge en lui. Il est compagnon des Néphélyns, le cousin des Loas, le frère des mânes irrités. Il aime à converser avec les invisibles. Il s’amuse à jeter du sel par dessus son épaule pour figer l’ombre des mauvais esprits. Il cultive un potager de petitsfarfadets, dont il récolte les larmes, les rires, les colères, les amours et les mélancolies muettes. Il fait moisson d’émotions aussi mystérieuses que déraisonnables. C’est parfois tragiquement ridicule, mais souvent tendrement drôle.

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Cette macération longue de la substance d’un acteur avec les aromatiques étranges d’un monde magique est une officine qui n’est pas sans conséquence. Ce clown ne peut, par exemple, monter sur scène sans son pyjama. C’est le vêtement magique qui accueille ces locataires invisibles que Jean nomme, par contraction dyslexique,ses « locateurs ». Gérald Garutti et Lorenzo Malaguerra durent l’accepter avec bienveillance. Leurs tentations de tailleurs furent vite battues en brèche par les regards aussi désarmés que courroucés d’un clown dont les emblèmes et le respect des attributs sont les conditions de résonnance de sa voix et les prérequis de l’interprétation de son existence. Comme le dit Richard dans l’une de ses tirades, les joies et les fureurs du jeu de ce clown ne peuvent exister sans «cette vieille loque de bric et de broc».
Et finalement, nous nous sommes tous persuadés, lorsque nous avons vu Elodie Bordas marier ses fantômes à ceux de Jean, qu’il est indispensable d’accepter la conversation des fantômes pour pouvoir interpréter Shakespeare.

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Ce que nous nommons hasard, destin ou encore bonne étoile n’est bien souvent que le fruit de notre capacité à entendre des signes et à les accepter. Arrive un moment, ou pour avancer plus loin que soi, il faut faire confiance aux conversations souterraines qui guident nos pas vers des êtres espérés, vers des « encore » qui postulent la présence d’un plus que soi, vers des charmes amicaux qui libèrent les mots, vers des évidences masquées qui renforcent notre raison d’une intensité de vivre déraisonnable. Un vivre qui par ce qu’il n’est plus celui de l’acteur, peut devenir celui du spectateur.
C’est ainsi, à la fin de l’année 2012, lorsque nous décidâmes de monter Richard III de William Shakespeare, que nous apprîmes que la dépouille de Richard III venait d’être retrouvée lors de fouilles sous un parking à Leicester. Nous avons suivi avec beaucoup d’attention la suite des événements entre sa découverte en septembre 2012 et son inhumation en mars 2015. Cette découverte, près de 5 siècles après le décès de Richard III fut un signe important qui démultiplia notre volonté de monter ce chef-d’oeuvre de William Shakespeare, et aussi incrédule que cela puisse paraître, nous nous sommes amusés encore plus de tout cela lorsque Jean eut appris de source sûre par sa mère que les hasards de la généalogie voulait que ce Roi Richard soit son lointain cousin.

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De là encore, un jeu avec les fantômes qui nous permettra peut-être de faire coexister les derniers mots tragiques prononcés avant de mourir par le roi Richard de Shakespeare aux images que nous fûmes autorisés de tourner lors de l’enterrement de l’authentique roi Richard, où par dévotion magique et familiale, Jean et sa mère se rendirent pour porter un dernier hommage respectueux à leur ancêtre étrangement réapparu.

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13 Nov

Carnet de bord # 17

Spectres et fantômes (2/3)

©Tristan Jeanne-Valès

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L’âge d’or du théâtre élisabéthain est profondément marqué par la découverte de la sorcellerie, et des premières études de démonologie. A cette époque, la représentation des spectres au théâtre est une affaire sérieuse qui véhicule la fascination de tous et sert d’exutoire aux peurs profondes du peuple anglais. Dans la pièce de Richard III, les revenants tiennent une place cruciale. Ils sont le point de bascule de l’intrigue, la clef de voûte invisible et sournoise qui élève la tragédie et lui offre sa puissance poétique et ses accents mélancoliques. La fameuse scène des spectres en est son acmé. Ces spectres qui à tour de rôle viennent au chevet de Richard pour le réprimander et le maudire permettent aux personnages disparus de retrouver la parole ainsi qu’une réparation de leur personne dans un rituel expiatoire de justice. Dès lors, en créant le cheminement d’une fable allant de l’énonciation des malédictions jusqu’à leur réalisation, Shakespeare fait de toutes les ombres rodant autour de Richard un fantôme plus cruel que Richard.

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« Je n’ai plus qu’à désespérer. Pas une créature ne m’aime,
Et si je meurs, pas une âme n’aura pitié de moi.
Eh, pourquoi en aurait-on, puisque moi-même
Je ne trouve en moi-même aucune pitié pour moi-même ?
Il m’a semblé que les âmes de tous ceux que j’avais assassinés
Venaient à ma tente, et que chacun d’eux fulminait
La vengeance de demain sur la tête de Richard.»

Dans le théâtre classique français les fantômes et autres revenants restent assez rares, cela est sans doute dû a un excès de cartésianisme ou à une transmutation des fantômes dans la magie des mots. C’est un particularisme hexagonal qui n’est pas sans conséquence, car partout ailleurs dans le monde, les démons, esprits, ombres, yokaï, monstres, sorcières, invisibles, lémures et autres esprits malins hantent et font le théâtre. Dans tout cela, rien de bien extraordinaire puisque le théâtre est ce lieu où les morts conversent avec les vivants. Ce temps où par le lien magique d’une réplique un mort peut s’inviter à une table et battre le rappel du monde au-delà des frontières de notre petite réalité. Car c’est là l’une des fonctions principales des revenants au théâtre que de réveiller les vivants à une conscience augmentée d’eux-mêmes, du monde et du temps.

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Se pose alors la question de la représentation de ces spectres et des moyens disponibles à l’illusion scénique de cette présence outre-monde. Il est toujours difficile d’en faire la représentation sur un plateau. Comment peut-on représenter l’impalpable? Comment incarner l’impossible ? Comment faire entendre le gouffre des lamentations silencieuses ? Comment dessiner une dramaturgie de l’invisible qui répondrait au visible ? Comment faire sonner les croyances et les peurs les plus intimes de l’homme ? De nombreux artifices de mise en scène sont nés de cette problématique. Le théâtre élisabéthain pouvait difficilement se permettre de construire des décors complexes, avec des entresorts sophistiqués. Mais en revanche, les costumes, les accessoires et l’ingéniosité des machinistes permirent de donner vie à ces fantômes. Tout d’abord par la voix portée depuis les coulisses ou déformée à l’aide de tôles métalliques pour donner l’illusion de voix d’outre-tombe, puis par le corps, le maquillage, les masques de démons ou encore les costumes brûlés ou déchirés. Ce défi de la représentation d’un invisible actant et parlant a toujours évolué au gré des époques. Les fantasmagories de Robertson, ou le système de catoptrique d’Henri Dirk ou encore le décapité parlant du colonel Stodare en sont des développements fameux, tout comme les photographies dites « spirites » qui au moyen de la double exposition faisaient apparaître des fantômes visibles sur les clichés.
De même aujourd’hui, les systèmes numériques avec la vidéo 3D et les hologrammes ne sont que la continuité de cette quête perpétuelle qui permet de donner l’espace d’un instant l’apparition de « preuves » de sensations impalpables.
C’est une histoire de la scénographie que Jean Lambert-wild et tous ses associés explorent de spectacle en spectacle et qui trouve dans la scénographie de Richard III – Loyaulté me lie de nouveaux chapitres dont l’un se cache peut-être dans le pyjama de son clown.

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06 Nov

Carnet de bord # 16

Spectres et fantômes (1/3)

« L’enfer est vide, tous les démons sont ici. »
La Tempête, William Shakespeare

©Tristan Jeanne-Valès

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A l’époque de Shakespeare, les spectres, les démons et les esprits font partie des débats au plus haut niveau de la société. Jacques Ier, le successeur de la Reine Elisabeth, s’était ainsi fait l’auteur d’un traité de démonologie juste après l’écriture d’Hamlet. La question n’était alors pas de savoir si ces êtres existaient ou pas mais de bien définir leurs natures diverses et forcément mouvantes. Comment les reconnaître ? Comment les distinguer les uns des autres ? Un spectre est-il toujours un démon ou est-il l’incarnation d’une âme perdue en plein purgatoire ? Selon que l’on fût catholique ou protestant, les réponses à ces questions changeaient du tout au tout.

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On comprend alors aisément que Shakespeare, en prise totale avec son époque, n’était pas étranger à la problématique. En intégrant des spectres dans un grand nombre de ses pièces, il ne devait pas surprendre le spectateur, l’épouvanter par contre, certainement, puisqu’il y croyait. Cette effrayante normalité du spectre enrichit de façon spectaculaire le lien entre le monde des vivants et celui des morts en y introduisant un univers intermédiaire, celui des « ni vivants ni morts » mais pourtant bien présents.

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Au fond chez Shakespeare, tuer ne suffit pas, encore faudrait-il se débarrasser des âmes, chose évidemment impossible, même pour les plus vils et les plus retors de ses personnages. Richard III en sait quelque chose, lui qui subit une nuit de terreur en compagnie de toutes ses victimes avant de succomber à son tour sur le champ de bataille. Une des caractéristiques intéressantes de la présence des spectres dans l’écriture de Shakespeare réside dans le fait qu’ils apparaissent à chaque fois lors d’époques troublées, des périodes de changement profond ou alors quand un personnage acculé par le poids des événements manque de glisser vers la folie. Il n’y a pas de spectres heureux ni de fantômes de pacotille. Leur apparition est toujours dramatique – voire fatale – pour le personnage qui a le malheur de les rencontrer. L’exemple le plus célèbre est sans conteste Hamlet, pour qui l’apparition du fantôme de son père se transforme en une impossibilité mortelle à obéir à ses injonctions. Tout comme sont entrelacés la comédie et la tragédie, le dialogue et le monologue, le brut et le sacré, la violence et la douceur, les morts et les vivants cohabitent dans le théâtre de Shakespeare. Plus que cela même : ils existent au même degré de réalité, créant ainsi une étrangeté, un inquiétant mystère dont seul l’art du théâtre est capable de rendre compte.