Traduire Richard III (3/3)
Si Shakespeare donne à entendre, à rêver, à rire, il donne aussi – et peut-être d’abord – à voir. Exprimer cet art du regard, ici transcendé en dessillement radical porté par une audace visionnaire et une imagination infinie, constitue un enjeu essentiel de la traduction. De Shakespeare, les visions explosent les cadres de la réalité, le socle de la normalité, les bornes de la bienséance. Tout ce qu’on ne verra pas ailleurs, dans la vie ou au théâtre, à la scène ou à la ville, ce poète l’expose et l’exalte, il le réalise et nous émerveille. Il ose tout – et son contraire. Rien ne l’arrête.
Ni l’exigence de cohérence temporelle, qui donnait déjà à Macbeth la temporalité en fusion d’un cauchemar où l’univers se condense en une chaîne de court-circuits, et qui dans Richard III concentre plus d’une décennie d’actions historiques en une folle course à l’anéantissement du monde et à l’implosion de soi-même. De fait, le poème macbethien de l’initiation au crime atteint avec Richard l’incandescence d’un joyeux éloge de la jouissance dans le mal, que Jean Lambert-wild et Élodie Bordas explorent dans leur jeu avec autant de délection que de précision pour en déployer toutes les saveurs, sous le regard attentif de Gérald Garutti et de Lorenzo Malaguerra, dans une commune volonté d’extrême précision dans la direction d’acteurs.
Ni les réticences des convenances, qui eussent par exemple interdit de donner à voir les meurtres d’enfants – crime dont fut accusé le Richard III historique, présenté coupable d’avoir fait assassiner ses propres neveux pour accéder au trône – et que nous montrons dans notre spectacle, avec toute l’horreur ludique provoquée par ce Joker infernal, certes héritier de l’allégorie médiévale du Vice mais tout autant beau monstre de la Renaissance, fascinant de séduction et d’immoralité.
Ni le souci de la vraisemblance psychologique, qui fait du brusque retournement de Lady Anne une énigme inaugurale, la veuve éplorée se changeant soudain en promise conquise par le meurtrier exécré de son mari et de son beau-père – ce « porc fouisseur » sanglant qu’elle conspuait pourtant l’instant d’avant. Loin de taire le mystère de cette inexplicable conversion de la haine absolue en consentement au mariage et en promesse d’amour, Shakespeare en souligne explicitement l’opacité. Dès le monologue d’ouverture, il fait d’emblée annoncer par Richard son projet impossible voire délirant, ourdi pour une raison ostensiblement cachée :
« Après quoi, j’épouserai la fille cadette de Warwick
Qu’importe que j’aie tué son mari et son père ?
Le plus court chemin pour dédommager la belle
Consiste à devenir son mari et son père :
Ce que je ferai; non tant par amour
Que pour un autre dessein, impénétrable et secret,
Que par un tel mariage j’accomplirai. »
Ce dessein, « impénétrable et secret », véritable trou noir au cœur de l’être, autorise tous les impossibles et ouvre une brèche féconde à toutes les monstruosités.Puis, après coup, le Barde offre à son héros un autre monologue en manière de bilan, où le prétendant impensable vante son tour de force à un public qu’il défie tout autant qu’il l’amuse, comme s’il cherchait, par l’inexplicabilité de sa prouesse, à précipiter une complexe alchimie de complicité, d’admiration et de répulsion.
« Femme fut-elle jamais en pareille humeur courtisée ?
Femme fut-elle jamais en pareille humeur gagnée ?
Je l’aurai; mais je ne la garderai pas longtemps.
Quoi! Moi, qui ai tué son mari et son père,
La prendre au cœur de sa haine la plus furieuse,
Les malédictions à la bouche, les larmes aux yeux,
Devant le sanglant témoignage de sa haine;
Avoir Dieu, sa conscience et tous ces obstacles contre moi,
N’avoir aucun ami à mes côtés pour soutenir ma cause,
Hormis le diable et mes regards hypocrites,
Et pourtant la gagner, – le monde entier contre rien! »
Shakespeare bâtit un théâtre des paris impossibles et pourtant tenus. Tel est l’horizon asymptotique de notre traduction, sensible à la puissance de ces inconcevables visions.