25 Juil

Carnet de bord # 5

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  Le roi Edouard incarné par un mannequin en coucou suisse, manipulé avec des poulies ; les fils de la reine Elisabeth représentés par des bouches éveillées sur une roue avec stroboscope ; le prince Edouard et le duc d’York dont les visages animés sont projetés sur des barbes à papa bientôt dévorées.

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d'Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès

Notre Richard III conjugue les techniques, des plus rudimentaires aux plus évoluées, pour faire surgir le spectre terrifiant de l’acteur roi qu’est Richard. Loin de faire de la technologie un nouvel enjeu de la pièce, où l’interaction de l’homme avec la machine serait un nouveau jeu de pouvoir, elle s’intègre aux lumières, à la scénographie et aux costumes pour cerner de toujours plus près le mythe de Richard. Du théâtre à l’italienne où le machiniste fait descendre des cintres les décors en toiles peintes, au mapping projetant des visages animés sur des ballons de baudruche, l’enjeu est le même : jouer de la grande machine du théâtre pour faire voyager le spectateur à travers un imaginaire.

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Notre équipe artistique a fait le voyage à Austin, au Texas, pour collaborer avec les ingénieurs, les informaticiens et les étudiants associés au laboratoire artistique Future Perfect sur la création des fantômes de Richard. Si nous avons poussé la maitrise technique si loin, c’est bien pour s’en libérer, c’est-à-dire pour s’offrir une grande liberté de jeu et de ton renforçant l’illusion de la pièce. Puisque la question première est bien celle d’un duo devant interpréter la quarantaine de personnages composant le tourbillon de la pièce. Sous cette optique, les marionnettes vitalisées ne sont qu’une ficelle de plus que les acteurs activent pour donner vie à leurs rêves.

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Si Richard III est ce souverain polymorphe, dont la puissance de jeu et l’excellence rhétorique lui permettent d’ajuster le monde à ses désirs, Jean Lambert-wild et Elodie Bordas sont ces grands enfants qui enrichissent leurs palettes des Deus ex machina d’hier et d’aujourd’hui pour faire surgir leurs songes terrifiants.

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Cette truculente machine théâtrale est donc bien là pour mettre en valeur le jeu de l’acteur qui sait transformer tous les éléments de la scène pour le feu de ses visions, de même que Richard sait jouer de sa difformité pour faire surgir son univers terrible au sommet de l’Etat. Car au final, la plus grande des techniques est bien celle de l’acteur qui projette le timbre de sa voix à travers la salle, qui traverse des émotions paradoxales et qui fait de son masque le théâtre articulé des désirs du spectateur. Le détour technique, bien loin d’être une dispersion diluant les enjeux, nous ramène au plus près de l’humain, de la petitesse de son corps et de l’immensité de sa volonté.

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d'Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès

17 Juil

Carnet de bord # 4

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La figure centrale de Richard III est le Roi Richard. Davantage que dans les pièces plus tardives de Shakespeare, le personnage principal occupe le devant de la scène. Les nombreux autres personnages composent les rouages nécessaires à la mécanique du pouvoir mise en œuvre par Richard. Que l’on considère Lady Anne, la Reine Elizabeth, le Roi Edouard, Clarence ou Buckingham, pour ne citer que les principaux, aucun d’eux n’est décrit – et de loin – aussi précisément ni de façon aussi complexe que le personnage principal. On peut même dire qu’il est difficile de savoir quelle volonté les guide, tant ils semblent animés comme des marionnettes par les ambitions de Richard III. La scène entre Lady Anne et Richard, où ce dernier parvient à la séduire contre toute attente alors qu’il vient de tuer son mari, en est l’exemple le plus parlant. Loin d’être une bizarrerie, la scène démontre que le pouvoir de fascination qu’exerce Richard dépasse la manipulation, le sadisme et la force de persuasion. Il y a une autre dimension chez Richard – presque d’ordre métaphysique – qui transforme ses interlocuteurs en poupées de chiffon.
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Nous avons poussé la logique de la pièce à une extrémité. Plutôt que d’envisager une distribution forcément incomplète – Richard III compte une quarantaine de personnages – et afin de radicaliser le fait que les autres personnages n’existent que par Richard, nous avons pris le parti qu’ils soient tous interprétés par une seule actrice, Elodie Bordas. Cela fait sens dans la mesure où la dimension cauchemardesque et fantomatique de la pièce permet une telle contraction, les autres figures devenant pour Richard une obsession récurrente dont il ne parvient pas à sortir. Ce parti-pris renforce aussi l’aspect ludique de la pièce : Richard joue avec les autres ainsi qu’avec le public ; la deuxième actrice joue, de son côté, à passer d’un rôle à l’autre de façon presque instantanée, procurant au public un véritable plaisir de la performance. Enfin, l’idée de voir une actrice interpréter tous les rôles correspond aussi au dispositif scénique de la fête foraine, qui multiplie les astuces et les effets de magie.

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d'Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d’Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

Nous pensons que loin de dénaturer la pièce, cette distribution réduite peut y apporter un nouvel éclairage, à la fois radical, formidablement ludique et rendant hommage à la force du théâtre.

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d'Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d’Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d'Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III Jean Lambert-wild ©Tristan Jeanne-Valès

09 Juil

Carnet de bord # 3

RICHARD III. Loyauté me lie. Jean Lambert-wild, Stephanr Blanquet, Gerald Garutti, Jean-Luc Therminarias. Répétitions au Théâtre de l'Union. CDN Limousin. Limoges. 25 06 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III. Loyauté me lie. Limoges. 25 06 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

Les premières images du Richard III incarné par Jean Lambert-wild sont pour le moins atypiques.  On s’imagine habituellement le personnage de Richard comme physiquement difforme, ricanant, monstrueux et boitillant d’une scène à l’autre.  Shakespeare, en insistant sur la difformité du personnage, souligne le caractère repoussant de Richard, pour les autres et pour lui-même. Nombre d’interprètes – dont Laurence Olivier, magistralement – ont pourtant fait le choix de ne pas insister sur la monstruosité extérieure de Richard pour mieux la mettre à l’intérieur du roi fou. Cette option permet de faire évoluer le personnage avec une palette plus riche de nuances et ainsi éviter l’écueil d’une figure totalement repoussante dès le début de la pièce.

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d'Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d’Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

En adoptant la posture du clown – un clown étrange, inquiétant, formidablement drôle et imprévisible mais parfois aussi touchant et mélancolique – nous nous situons à la fois dans le jusqu’au-boutisme shakespearien, dans la nuance du personnage et dans une originalité qui nous éloigne de l’interprétation canonique de Richard III.

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d'Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d’Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

L’art du clown est l’exercice de la totalité et de la richesse des gammes de jeu. A l’image du personnage de Richard III qui se lance à corps perdu dans toutes les actions qu’il entreprend, le clown joue entièrement sa partition, sans demi-mesure mais avec une infinité de possibilités. Ce choix correspond donc à l’esprit même de l’écriture – elle-même fondée sur une vision plutôt appuyée du personnage réel.

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d'Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d’Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

Le clown de Jean Lambert-wild, qu’il a développé depuis près d’une quinzaine d’années, porte un pyjama rayé qui souligne le somnambulisme de Richard III, cette façon de conduire la réalité comme s’il s’agissait d’un cauchemar. Son maquillage est blanc, comme il se doit, seuls deux points noirs sur le front annoncent la naissance de cornes infernales. Tout à la fois monstrueux et précieux, drôle et tragique, mélancolique et volontaire, le clown Richard nous tend le miroir des paradoxes inhérents à tout être humain.

RICHARD III Jean Lambert-wild premières répétitions au Théâtre d'Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III premières répétitions au Théâtre d’Hérouville 10 2014 ©Tristan Jeanne-Valès

02 Juil

Carnet de bord # 2

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Notre projet Richard III – Loyaulté me lie, s’il a débuté dans un hôpital psychiatrique, a aussi commencé par un présage. Un de ces « hasards » de l’Histoire, qui revêt une importance toute particulière pour Jean Lambert-wild, et pour un spectacle qui le hante depuis plusieurs années. Et ce hasard est plus qu’étrange : celui de la concomitance entre la dépouille retrouvée du véritable Richard III à Leicester et notre décision de faire advenir ce spectacle, lors de cette année 2013.

RICHARD III Jean Lambert-wild Bosworth (UK) 03 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III Jean Lambert-wild Bosworth (UK) 03 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

Au fond qu’implique un tel événement pour notre travail, au delà d’une coïncidence fortuite? Une déferlante de confrontations identitaires dont nous mesurons l’ampleur au fur et à mesure des répétitions : Richard III, le héros shakespearien livré à sa dépouille historique ; l’usurpateur diabolique de la pièce de théâtre, face à son squelette déterré sous le macadam du parking d’un centre ville ; mais surtout, l’acteur confronté au cadavre du personnage dont il interprète la fiction. D’emblée, l’expérience a quelque chose de résolument métaphysique : l’acteur contemple les ossements du corps qu’il va incarner.

RICHARD III Jean Lambert-wild Leicester (UK) 03 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III Jean Lambert-wild Leicester (UK) 03 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

De là, l’effet de miroir est foudroyant, à nous en faire tourner la tête. Le duo de Jean Lambert-wild et Elodie Bordas qui incarne avec fureur la confrontation de Richard avec les autres et lui-même – ce « Myself upon Myself » – dévoile une mise en abyme encore plus large et totale : abîme des personnages, abîme de l’Histoire, abîme des acteurs eux-mêmes. Au bout du compte, on en arrive à se demander : qui usurpe qui ? Richard III tyran-usurpateur dans la fiction ? Shakespeare s’appropriant l’identité d’un homme historique ? L’acteur et son clown s’arrogeant le personnage de Richard ? Et pourquoi pas, l’acteur lui-même usurpé par son rôle ?

RICHARD III Jean Lambert-wild Leicester (UK) 03 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III Jean Lambert-wild Leicester (UK) 03 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

Finalement la scélératesse du roi Richard nous semble faire pendant à la scélératesse de l’acteur qui l’incarne, l’interprète, et celle de ce clown qui déforme et révèle. Jean Lambert-wild est allé se recueillir sur le cercueil du véritable Richard III pour le faire ensuite revivre sur scène et s’écrier en fin de course « Je suis un scélérat – non, je mens, je n’en suis pas un ! ».

RICHARD III Jean Lambert-wild Leicester (UK) 03 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III Jean Lambert-wild Leicester (UK) 03 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

De ces multiples dualités, de ces identités mouvantes, surgit l’éclatement du Moi. « Richard aime Richard, à savoir Moi et Moi ». Mais dans notre décor de carrousel qui se déploie, les images projetées de fantômes, de visages, d’ombres, où tout est travesti, n’ont plus aucun repère : « Alors fuyons. Quoi, me fuir moi-même ? Pour quelle raison,
De peur que je me venge ? Quoi, moi-même de moi-même ? ».

RICHARD III Jean Lambert-wild Leicester (UK) 03 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

RICHARD III Jean Lambert-wild Leicester (UK) 03 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

Une question initiale s’est posée à notre travail et résonne maintenant à chaque instant : « Que veut Richard ? ». Mais au fond, nous demandons-nous, comment « vouloir » encore quand le sujet agissant est dépossédé de lui-même, éclaté dans l’espace ?  
«Ma conscience a mille langues différentes,
Et chaque langue raconte une histoire différente,
Et chaque histoire me condamne comme scélérat »