18 Déc

Carnet de bord # 22

Le Carrousel de Richard

Décor traits

Il est un troisième personnage dont on a peu parlé jusqu’à présent. Personnage bien matériel pourtant et toujours présent : le décor. Celui imaginé pour ce spectacle est conçu comme une véritable machine à jouer, permettant une très grande variété de possibilités de jeu, de placement, d’amusement et de surprises.

Castelet centre

Le décor de Richard III – Loyaulté me lie est inspiré du clown de Jean Lambert-wild. On imagine mal ce clown évoluant au sein d’un décor classique, d’un château ou d’un univers totalement réaliste. Et puis Shakespeare résiste beaucoup à l’esprit de sérieux, même dans ses pièces les plus tragiques. Il existe toujours une scène de formidable drôlerie qui succède ou précède le meurtre le plus ignoble. Il était pour nous absolument essentiel de mettre le décor à la fois au diapason du clown et à ce que raconte la pièce. Nous l’avons donc placé au centre d’une façade de carrousel salon– à l’image d’un train fantôme ou d’un palais du rire – du même type que ceux qu’on peut encore trouver aujourd’hui dans les fêtes foraines itinérantes. Il est également fortement inspiré du dispositif élisabéthain qui permet aux acteurs d’intégrer le public dans les situations jouées. Dans ce théâtre-là, le quatrième mur n’existe pas et il est absolument fondamental que le décor « pousse » les acteurs vers le public plutôt que de les en éloigner.

Ce carrousel infernal dessiné par Stéphane Blanquet est un véritable partenaire de jeu pour les acteurs car il est successivement agi et subi par eux. Nous ne dévoilerons pas ici les multiples machineries et effets prévus dans le spectacle mais il est clair que ce va-et-vient offre des situations très diverses ainsi que de multiples surprises pour les acteurs et pour le public. Une autre caractéristique du décor de ce spectacle est qu’il emploie à la fois des techniques très classiques (jeux de rideau, transformations mécaniques, changements rapides) et actuelles (projections, travail élaboré du son, effets spéciaux).

Cette rencontre entre techniques classiques et actuelles crée un choc étrange qui humanise les effets numériques et décale des effets théâtraux connus. L’enjeu de tout décor est sans doute celui-ci : comment lier le passé de l’écriture au présent de la représentation ? La réponse à apporter à cette question se situe au-delà du problème de la transposition, toujours réductrice et souvent peu convaincante.

Notre réponse s’est voulue imaginative, liée au jeu, amusante, pragmatique et belle. Du moins, nous l’espérons !

12 Déc

Carnet de bord # 21

Répétition et variation (3/3)

©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès

À la manière des grands explorateurs, nous armons désormais le plateau tel un navire pour un long voyage. Les cartes sont à bord, l’équipage est au complet, nous devons à présent préparer les manoeuvres et la coordination de celles-ci afin d’être prêts à affronter l’inconnu.
Préparer le corps, répéter le mouvement, et le répéter encore pour que chaque instant soit nourri par la symbiose nécessaire à la magie de l’ensemble.
Cependant, il faut beaucoup de patience pour l’apprentissage du geste, c’est une rééducation complète du corps que nous devons opérer. Chaque corps est marqué par ses propres habitudes, sa respiration, son histoire, et nous devons lui permettre de trouver des points d’appui et de ruptures pour que les mouvements les plus inhabituels deviennent les plus naturels.
Comment travailler « ce bras flétri tel un rameau pourri? » Comment faire dire à chaque geste l’enjeu de chaque instant? Comment accorder notre respiration à celle de chaque personnage? Nous façonnons nos corps comme des artisans qui, parce qu’ils le reproduisent mille fois, parviennent enfin à effectuer les gestes les plus complexes très naturellement.

©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès

Tous les personnages que doit interpréter Elodie Bordas sont une multitude de caractères et de variations subtiles, tant dans la voix et l’intonation que dans le corps et ses articulations. Le clown de Jean Lambert-wild doit quant à lui travailler le personnage de Richard III et tous les subterfuges que cela implique. Tous deux répètent le geste, rigoureusement, jusqu’à l’infini, jusqu’à ce que la répétition elle-même transforme leur corps. Leurs corps acquièrent alors des réflexes étranges qui ajustent leur énergie à l’enjeu de l’interprétation.

©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès

Avec le mouvement vient la question des scènes et des enchaînements : nous devons créer l’illusion qu’un acteur disparu à un endroit puisse réapparaître instantanément ailleurs dans le corps d’un autre personnage, faire en sorte que ces apparitions et disparitions ne l’empêchent pas d’attaquer la scène suivante avec un regain d’énergie encore plus fort. Nous devons travailler notre respiration pour ne pas nous essouffler inutilement et distribuer notre énergie intelligemment pour donner l’intensité maximale de concentration à chaque scène tout en ayant l’endurance qu’exige deux heures de spectacle portées par deux acteurs.

Mais la répétition du mouvement n’est pas seulement la répétition de l’acteur, c’est le navire entier qui doit prendre la mer et l’équipage dans son ensemble est impliqué dans la manoeuvre. C’est une question de rythme et de temps qui s’associent et qui doivent savoir se conjuguer en toutes circonstances.
Ainsi le geste du régisseur est primordial, chaque mouvement de décor, chaque ouverture de rideau, chaque changement de costume, chaque lumière, chaque note de musique doit s’accorder avec ce qui se joue, doit trouver le rythme de l’ensemble, la chaleur d’une intensité, la respiration d’une couleur, la profondeur d’une matière, et pour cela il doit faire des essais, et rater, et essayer encore jusqu’à trouver la justesse qui nous unit.

©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès

Car une fois le navire lancé en pleine mer – à l’image de la représentation où il n’y a plus de retour en arrière possible – les automatismes de l’équipage sont essentiels pour affronter le grand large : le public, les Théâtres différents, les petites dépressions de l’acteur, les problèmes techniques, les pannes de texte, les embruns qui font perdre la voix, les critiques. Tous ces éléments, identifiables et pourtant imprévisibles dans leur déclenchement et leur intensité, appartiennent au spectacle vivant comme la météorologie, les hauts fonds et l’état des courants marins déterminent le trajet du navire.

©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès

04 Déc

Carnet de bord # 20

Répétition et variation (2/3)

©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès

Parmi tous les tentacules qui composent notre Richard III, les acteurs Elodie Bordas et Jean Lambert-wild doivent faire du texte retraduit par Gérald Garutti l’ossature de tous leurs mouvements, mouvements de l’intime, du secret, de l’oublié, du commun, du tien, du sien, du nôtre, mouvements des pieds, des mains, d’une lèvre, d’un regard, d’un tout, d’un rien, mouvements d’un doute qui fait cœur de tout, agitations d’une lumière qui cherche dans le remous des ombres ce qui donnera sens à sa présence.

©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès

La phase d’apprentissage d’un tel chef-d’oeuvre, n’est pas la partie la plus anodine. Il ne s’agit pas simplement d’un rébarbatif exercice de mémoire qui ordonnerait des mots pour être entendus et compris. C’est un véritable parcours de construction de l’acteur qu’il faut entreprendre. Il faut que l’acteur accepte de se féconder de mots, qu’il accepte de voir naître en lui des bulles de mystère et d’évidence qui telles des fœtus en formation, seront en évolution constante jusqu’à former un autre corps en enveloppe d’un corps qui lui est habité par héritage des joies hasardeuses de quelques ascendants.
Mais ce n’est pas tout, il faut aussi se donner la réplique, se retrouver et s’unir dans cette fureur des mots, pour qu’à cette première enveloppe, construite dans des radotements gazeux, se substitue une deuxième enveloppe, construite par le choc des particules enragées d’une double disparition assumée, celle-ci faite au profit d’une union où l’un et l’autre deviennent l’identité partagée de l’un comme de l’autre.

Et il faut le répéter et le répéter encore. Et se le dire encore et se le redire encore, sans peur de se dire, car chaque scène doit être dite, chaque mot doit être dit, chaque syllabe doit être dite, chaque lettre doit être dite. Dire en répétition d’un dire qui ne se fixe qu’aux vagues muettes des émotions que nous taisons. Et alors dire et redire encore, mastiquer, ruminer, redire encore et encore, dire jusqu’à ce que le corps tout entier s’abandonne et devienne le pâturage, la forêt, le ruisseau, la combe de la langue de Shakespeare.

©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès

Acteurs ! Mangez les mots ! Soyez les cannibales de leurs sons, de leurs sens ! Digérez-les ! Faites disparaître votre chair dans la chair enfin apparue d’un verbe !

Dans ce travail d’apprentissage et d’anthropophage, les acteurs se nourrissent évidemment aussi des personnages. Mais au fur et à mesure qu’ils avancent à leur rencontre, les personnages eux-mêmes commencent à s’installer dans le corps des acteurs, tâtant leur squelette, testant leur résistance, jour après jour, naviguant dans chaque veine, faisant vibrer chaque muscle de leur corps, leur hérissant l’épiderme de la tête jusqu’à pointe des pieds.

À force de travailler, et de répéter, il arrive que les acteurs soient parfois surpris eux-mêmes par la puissance de leurs personnages et ne parviennent que très difficilement à les contrôler. Lorsque nous voyons cette complicité naître entre les acteurs et les figures imaginaires d’un texte, nous commençons alors à nous demander si ce sont les acteurs qui s’emparent du texte ou bien le texte qui s’empare des acteurs ! Pouvoir assister jour après jour à ce processus est une aventure formidable.

RICHARD III - LOYAULTÉ ME LIE

Bien sûr, le résultat manifeste n’arrive pas d’un coup, tout seul, sur un claquement de doigts et nous pouvons parfois terminer de longues journées de répétitions avec un résultat latent et complètement invisible à l’échelle quotidienne. Mais nous nous retrouvons le lendemain, puis le surlendemain et ainsi de suite, de lendemains en lendemains, continuant à refaire, à redire en milles variations ce qui doit être dit et fait en une seule et même action.

Cette longue phase de ressassements aveugles du texte, où nous serinons sans cesse, tels des oiseaux fous, la complainte de Richard, est essentielle. C’est à cette condition, et à cette condition seulement, que, peu à peu, nous parviendrons à devenir transparents pour laisser entrevoir dans nos entrailles cet autre que nous-même logeant désormais en nous-même.

©Tristan Jeanne-Valès

©Tristan Jeanne-Valès