Répétition et variation (3/3)
À la manière des grands explorateurs, nous armons désormais le plateau tel un navire pour un long voyage. Les cartes sont à bord, l’équipage est au complet, nous devons à présent préparer les manoeuvres et la coordination de celles-ci afin d’être prêts à affronter l’inconnu.
Préparer le corps, répéter le mouvement, et le répéter encore pour que chaque instant soit nourri par la symbiose nécessaire à la magie de l’ensemble.
Cependant, il faut beaucoup de patience pour l’apprentissage du geste, c’est une rééducation complète du corps que nous devons opérer. Chaque corps est marqué par ses propres habitudes, sa respiration, son histoire, et nous devons lui permettre de trouver des points d’appui et de ruptures pour que les mouvements les plus inhabituels deviennent les plus naturels.
Comment travailler « ce bras flétri tel un rameau pourri? » Comment faire dire à chaque geste l’enjeu de chaque instant? Comment accorder notre respiration à celle de chaque personnage? Nous façonnons nos corps comme des artisans qui, parce qu’ils le reproduisent mille fois, parviennent enfin à effectuer les gestes les plus complexes très naturellement.
Tous les personnages que doit interpréter Elodie Bordas sont une multitude de caractères et de variations subtiles, tant dans la voix et l’intonation que dans le corps et ses articulations. Le clown de Jean Lambert-wild doit quant à lui travailler le personnage de Richard III et tous les subterfuges que cela implique. Tous deux répètent le geste, rigoureusement, jusqu’à l’infini, jusqu’à ce que la répétition elle-même transforme leur corps. Leurs corps acquièrent alors des réflexes étranges qui ajustent leur énergie à l’enjeu de l’interprétation.
Avec le mouvement vient la question des scènes et des enchaînements : nous devons créer l’illusion qu’un acteur disparu à un endroit puisse réapparaître instantanément ailleurs dans le corps d’un autre personnage, faire en sorte que ces apparitions et disparitions ne l’empêchent pas d’attaquer la scène suivante avec un regain d’énergie encore plus fort. Nous devons travailler notre respiration pour ne pas nous essouffler inutilement et distribuer notre énergie intelligemment pour donner l’intensité maximale de concentration à chaque scène tout en ayant l’endurance qu’exige deux heures de spectacle portées par deux acteurs.
Mais la répétition du mouvement n’est pas seulement la répétition de l’acteur, c’est le navire entier qui doit prendre la mer et l’équipage dans son ensemble est impliqué dans la manoeuvre. C’est une question de rythme et de temps qui s’associent et qui doivent savoir se conjuguer en toutes circonstances.
Ainsi le geste du régisseur est primordial, chaque mouvement de décor, chaque ouverture de rideau, chaque changement de costume, chaque lumière, chaque note de musique doit s’accorder avec ce qui se joue, doit trouver le rythme de l’ensemble, la chaleur d’une intensité, la respiration d’une couleur, la profondeur d’une matière, et pour cela il doit faire des essais, et rater, et essayer encore jusqu’à trouver la justesse qui nous unit.
Car une fois le navire lancé en pleine mer – à l’image de la représentation où il n’y a plus de retour en arrière possible – les automatismes de l’équipage sont essentiels pour affronter le grand large : le public, les Théâtres différents, les petites dépressions de l’acteur, les problèmes techniques, les pannes de texte, les embruns qui font perdre la voix, les critiques. Tous ces éléments, identifiables et pourtant imprévisibles dans leur déclenchement et leur intensité, appartiennent au spectacle vivant comme la météorologie, les hauts fonds et l’état des courants marins déterminent le trajet du navire.