Spectres et fantômes (3/3)
« N’approchez pas des acteurs. A la loupe de leur peau des fantômes frottent leurs entrailles, laissant un ange de musc et d ‘églantine qui embaumerait vos yeux de l’odyssée des choses rêvées. »
« Au siège de nos yeux, l’acteur laisse les morts enterrer les morts. Nous offrant, pour chacun d’eux, les signes et les syllabes qui imprimaient leur vie. Ces cacheux craillent au cœur des hommes l’inconnu des hommes. »
Jean Lambert-wild, Demain le théâtre, éd. Les solitaires intempestifs 2009
L’écoute attentive des signes et des fantômes est omniprésente dans le travail de Jean Lambert-wild, et chaque fois ceux-ci savent malignement s’organiser et se manifester aux moments opportuns.
A l’entendre, son clown est un hôtel à fantômes. C’est tout un bestiaire imaginaire qui loge en lui. Il est compagnon des Néphélyns, le cousin des Loas, le frère des mânes irrités. Il aime à converser avec les invisibles. Il s’amuse à jeter du sel par dessus son épaule pour figer l’ombre des mauvais esprits. Il cultive un potager de petitsfarfadets, dont il récolte les larmes, les rires, les colères, les amours et les mélancolies muettes. Il fait moisson d’émotions aussi mystérieuses que déraisonnables. C’est parfois tragiquement ridicule, mais souvent tendrement drôle.
Cette macération longue de la substance d’un acteur avec les aromatiques étranges d’un monde magique est une officine qui n’est pas sans conséquence. Ce clown ne peut, par exemple, monter sur scène sans son pyjama. C’est le vêtement magique qui accueille ces locataires invisibles que Jean nomme, par contraction dyslexique,ses « locateurs ». Gérald Garutti et Lorenzo Malaguerra durent l’accepter avec bienveillance. Leurs tentations de tailleurs furent vite battues en brèche par les regards aussi désarmés que courroucés d’un clown dont les emblèmes et le respect des attributs sont les conditions de résonnance de sa voix et les prérequis de l’interprétation de son existence. Comme le dit Richard dans l’une de ses tirades, les joies et les fureurs du jeu de ce clown ne peuvent exister sans «cette vieille loque de bric et de broc».
Et finalement, nous nous sommes tous persuadés, lorsque nous avons vu Elodie Bordas marier ses fantômes à ceux de Jean, qu’il est indispensable d’accepter la conversation des fantômes pour pouvoir interpréter Shakespeare.
Ce que nous nommons hasard, destin ou encore bonne étoile n’est bien souvent que le fruit de notre capacité à entendre des signes et à les accepter. Arrive un moment, ou pour avancer plus loin que soi, il faut faire confiance aux conversations souterraines qui guident nos pas vers des êtres espérés, vers des « encore » qui postulent la présence d’un plus que soi, vers des charmes amicaux qui libèrent les mots, vers des évidences masquées qui renforcent notre raison d’une intensité de vivre déraisonnable. Un vivre qui par ce qu’il n’est plus celui de l’acteur, peut devenir celui du spectateur.
C’est ainsi, à la fin de l’année 2012, lorsque nous décidâmes de monter Richard III de William Shakespeare, que nous apprîmes que la dépouille de Richard III venait d’être retrouvée lors de fouilles sous un parking à Leicester. Nous avons suivi avec beaucoup d’attention la suite des événements entre sa découverte en septembre 2012 et son inhumation en mars 2015. Cette découverte, près de 5 siècles après le décès de Richard III fut un signe important qui démultiplia notre volonté de monter ce chef-d’oeuvre de William Shakespeare, et aussi incrédule que cela puisse paraître, nous nous sommes amusés encore plus de tout cela lorsque Jean eut appris de source sûre par sa mère que les hasards de la généalogie voulait que ce Roi Richard soit son lointain cousin.
De là encore, un jeu avec les fantômes qui nous permettra peut-être de faire coexister les derniers mots tragiques prononcés avant de mourir par le roi Richard de Shakespeare aux images que nous fûmes autorisés de tourner lors de l’enterrement de l’authentique roi Richard, où par dévotion magique et familiale, Jean et sa mère se rendirent pour porter un dernier hommage respectueux à leur ancêtre étrangement réapparu.