Spectres et fantômes (2/3)
L’âge d’or du théâtre élisabéthain est profondément marqué par la découverte de la sorcellerie, et des premières études de démonologie. A cette époque, la représentation des spectres au théâtre est une affaire sérieuse qui véhicule la fascination de tous et sert d’exutoire aux peurs profondes du peuple anglais. Dans la pièce de Richard III, les revenants tiennent une place cruciale. Ils sont le point de bascule de l’intrigue, la clef de voûte invisible et sournoise qui élève la tragédie et lui offre sa puissance poétique et ses accents mélancoliques. La fameuse scène des spectres en est son acmé. Ces spectres qui à tour de rôle viennent au chevet de Richard pour le réprimander et le maudire permettent aux personnages disparus de retrouver la parole ainsi qu’une réparation de leur personne dans un rituel expiatoire de justice. Dès lors, en créant le cheminement d’une fable allant de l’énonciation des malédictions jusqu’à leur réalisation, Shakespeare fait de toutes les ombres rodant autour de Richard un fantôme plus cruel que Richard.
« Je n’ai plus qu’à désespérer. Pas une créature ne m’aime,
Et si je meurs, pas une âme n’aura pitié de moi.
Eh, pourquoi en aurait-on, puisque moi-même
Je ne trouve en moi-même aucune pitié pour moi-même ?
Il m’a semblé que les âmes de tous ceux que j’avais assassinés
Venaient à ma tente, et que chacun d’eux fulminait
La vengeance de demain sur la tête de Richard.»
Dans le théâtre classique français les fantômes et autres revenants restent assez rares, cela est sans doute dû a un excès de cartésianisme ou à une transmutation des fantômes dans la magie des mots. C’est un particularisme hexagonal qui n’est pas sans conséquence, car partout ailleurs dans le monde, les démons, esprits, ombres, yokaï, monstres, sorcières, invisibles, lémures et autres esprits malins hantent et font le théâtre. Dans tout cela, rien de bien extraordinaire puisque le théâtre est ce lieu où les morts conversent avec les vivants. Ce temps où par le lien magique d’une réplique un mort peut s’inviter à une table et battre le rappel du monde au-delà des frontières de notre petite réalité. Car c’est là l’une des fonctions principales des revenants au théâtre que de réveiller les vivants à une conscience augmentée d’eux-mêmes, du monde et du temps.
Se pose alors la question de la représentation de ces spectres et des moyens disponibles à l’illusion scénique de cette présence outre-monde. Il est toujours difficile d’en faire la représentation sur un plateau. Comment peut-on représenter l’impalpable? Comment incarner l’impossible ? Comment faire entendre le gouffre des lamentations silencieuses ? Comment dessiner une dramaturgie de l’invisible qui répondrait au visible ? Comment faire sonner les croyances et les peurs les plus intimes de l’homme ? De nombreux artifices de mise en scène sont nés de cette problématique. Le théâtre élisabéthain pouvait difficilement se permettre de construire des décors complexes, avec des entresorts sophistiqués. Mais en revanche, les costumes, les accessoires et l’ingéniosité des machinistes permirent de donner vie à ces fantômes. Tout d’abord par la voix portée depuis les coulisses ou déformée à l’aide de tôles métalliques pour donner l’illusion de voix d’outre-tombe, puis par le corps, le maquillage, les masques de démons ou encore les costumes brûlés ou déchirés. Ce défi de la représentation d’un invisible actant et parlant a toujours évolué au gré des époques. Les fantasmagories de Robertson, ou le système de catoptrique d’Henri Dirk ou encore le décapité parlant du colonel Stodare en sont des développements fameux, tout comme les photographies dites « spirites » qui au moyen de la double exposition faisaient apparaître des fantômes visibles sur les clichés.
De même aujourd’hui, les systèmes numériques avec la vidéo 3D et les hologrammes ne sont que la continuité de cette quête perpétuelle qui permet de donner l’espace d’un instant l’apparition de « preuves » de sensations impalpables.
C’est une histoire de la scénographie que Jean Lambert-wild et tous ses associés explorent de spectacle en spectacle et qui trouve dans la scénographie de Richard III – Loyaulté me lie de nouveaux chapitres dont l’un se cache peut-être dans le pyjama de son clown.