Deuxieme papier d’analyse du politologue consultant de France 3, Simon Labouret, chercheur à Sciences-Po Grenoble.
Tout ou presque s’est joué dès le premier tour. En devançant de plus de 4 points (29,4 % contre 25,3 %) la liste de la majorité sortante PS-PCF menée par Jérôme Safar, les écologistes et leurs alliés du PG et du réseau citoyen ont pris un avantage décisif dès le 23 mars.
Imprévu par les sondages, cette bascule à gauche en faveur d’Éric Piolle trouve sa source dans une quadruple dynamique.
Une dynamique nationale de vote sanction
L’impopularité du gouvernement et du président de la République a constitué un boulet pour toutes les majorités municipales socialistes sortantes partout en France. A Grenoble, le contexte national s’est traduit par un très fort recul du total gauche de 72 % en 2008 à 56,7 % en 2014 (-15,3 points). Même en comptant à gauche la liste centriste de l’adjoint à l’urbanisme Philipe de Longevialle (4,5 %), le recul est supérieur à 10 points. Ces pertes ont affaibli en premier lieu la liste PS-PCF qui avait été le principal réceptacle du vote sanction antisarkozyste en 2008. Favorisé par un violent mouvement de balancier de la droite vers la gauche en 2008, la liste PS-PCF a été ravagée en 2014 par sa réplique inversée. Lâchée par les électeurs de centre droit qui avaient voté pour la liste Destot en 2008 par rejet de Nicolas Sarkozy, la liste Safar a eu également à subir la perte d’électeurs de centre gauche mécontents de la politique de François Hollande. A ces transferts directs d’électeurs vers les listes de droite (37 % pour les listes UMP, DVD et FN en 2014 contre 28 % seulement pour la liste UMP en 2008), se sont ajoutés les effets d’une forte abstention différentielle : en hausse dans les bureaux de vote les plus à droite, la participation électorale a subi un important plongeon dans les bureaux de vote les plus à gauche, notamment dans les quartiers sud, très populaires, de la Villeneuve, du Village Olympique ou de Teisseire. Symptomatique de cette évanescence de l’électorat de gauche populaire, le canton 6, d’ordinaire le plus à gauche de la ville (68,2 % pour Hollande à la présidentielle), a vu son soutien aux listes de gauche descendre à 53,3 % au premier tour, soit un niveau inférieur à celui observé dans le canton 2 (53,8 %), d’ordinaire le moins à gauche de la ville (58,2 % pour Hollande à la présidentielle).
Une dynamique locale d’usure du pouvoir
Très affaiblie par des pertes d’électeurs vers la droite ou vers l’abstention, la liste Safar a également été victime de la concurrence de la liste Piolle dans l’électorat de gauche, qui est demeuré, malgré la vague bleue, nettement majoritaire à Grenoble. Cette concurrence à gauche ne relève pas prioritairement d’un vote sanction national qui se serait porté sur une alternative de gauche aux socialistes. Il s’inscrit bien davantage dans une histoire concurrentielle déjà ancienne entre la gauche socialiste et communiste d’un côté et la gauche écologiste et alternative de l’autre. Depuis 1995, la gauche à Grenoble se compose de deux blocs : un bloc qui soutient le leadership de Michel Destot et un bloc qui conteste ce leadership. Ce second bloc, particulièrement hétérogène, composé de tendances s’opposant modérément (Go Citoyenneté, Ades) ou très fortement (extrême gauche trotskyste) aux socialistes et aux communistes, n’a cessé de prendre du poids depuis 20 ans. En 1995, l’ensemble des listes de gauche non-socialistes ou communistes pesait déjà 22,9 % (contre 29,2 % pour la liste Destot). En 2001, cette autre gauche, toujours divisée sur plusieurs listes, faisait presque jeu égal avec la liste Destot (28,2 % contre 29,9 %). En 2008, à la faveur du vote sanction antisarkozyste, la liste Destot avait creusé son avance (42,7 %), mais cette poussée cachait mal la force toujours plus importante des autres listes de gauche (29,3 %). En 2011, lors des élections cantonales, EELV avait conservé le canton 1 de la ville (acquis par « accident » en 2004 à la faveur de l’élimination de la droite et de la polémique sur le Stade des Alpes) en devançant le PS au premier tour (29,7 % contre 27,3 %) puis au second (54,3 % contre 45,7 %). Dans les deux autres cantons de la ville qui étaient en jeu (cantons 3 et 6), les candidats EELV obtenaient des résultats frôlant la barre des 20 %, malgré la concurrence de candidats PG (12 % à Grenoble 3 pour Sadok Bouzaiene, futur numéro 7 sur la liste Piolle) ou DVG (8,7 % à Grenoble 6 pour Paul Bron et Jamal Zaimia de Go Citoyenneté et du MRC). Dans le même temps, le PS ne parvenait pas (ou à peine) à franchir la barre des 30 %. La similitude des rapports de force entre le PS et la gauche EELV/DVG dans ces trois cantons entre 2011 et 2014 est le signe que la bascule de 2014 ne s’explique pas principalement par le contexte national défavorable aux socialistes : en 2011 déjà, le pouvoir socialiste grenoblois était en grande difficulté. L’usure des socialistes au pouvoir dans la ville depuis 1995 (gestion technocratique, incapacité à faire une vraie place aux écologistes, absence de renouvellement des équipes) et l’accumulation des mécontentements locaux (urbanisme, écoles, déplacements, pollution) expliquent que la liste Piolle ait été capable de faire bien mieux que le total Mélenchon-Joly de la présidentielle (20,4 %), alors que ce total a constitué un plafond insurmontable pour les listes EELV-PG à Rennes (15,1 % pour Matthieu Theurier contre 18,5 % pour le total Mélenchon-Joly) ou Villeurbanne (15,8 % pour Béatrice Vésiller contre 16,3 % pour le total Mélenchon-Joly). On note enfin que le couple Destot-Safar n’a pas été le seul à subir cette usure : à Eybens, Marc Baietto a lui aussi été balayé par une liste DVG.
Une dynamique de rassemblement et de mobilisation
Si la gauche non socialiste pèse lourd depuis des années, encore fallait-il qu’elle se présente sur une seule liste devant les électeurs pour avoir une chance de dépasser la liste de la majorité sortante. Une précédente tentative d’union avait eu lieu en 2001 avec l’alliance Go-Ades. Concurrencée par une offre d’extrême gauche ayant à l’époque le vent en poupe (8,5 %, un an avant le 21 avril 2002), la liste Go-Ades avait recueilli 19,8 % : un beau score, mais insuffisant pour faire vaciller Michel Destot (29,9 %). En 2014, l’union de la gauche non socialiste était la condition sine qua non d’une bascule au premier tour. C’est sur cette base que s’est constituée l’alliance EELV-PG : occuper l’intégralité de l’espace de la gauche contestataire pour passer devant le PS. La présence in fine de deux listes d’extrême gauche n’a pas été de nature à mettre en péril cette stratégie : le POI est un parti groupusculaire et Lutte ouvrière ne pèse plus grand-chose depuis la retraite d’Arlette Laguiller. Une liste NPA aurait constitué une menace plus importante, mais le parti d’Olivier Besancenot n’a pas été en mesure de partir au combat. Au final, l’union a permis aux écologistes et à leurs alliés de mettre en place dès l’année 2013 une machinerie marketing et de terrain efficace, notamment dans les quartiers populaires, avec des personnalités bien implantées. Dans les résultats du premier tour, la liste Piolle ne s’est pas contentée pas de dominer nettement la liste Safar dans le nord de la ville (de Berriat à l’Ile Verte), à la sociologie très urbaine, plutôt diplômée avec un grand spectre de classes moyennes ; elle est parvenue aussi à concurrencer fortement la liste PS-PCF dans le sud, beaucoup plus populaire, avec une forte proportion de Français issus de l’immigration extra-européenne, où le PS régnait jusque-là en maitre absolu. Dans certains bureaux de la Villeneuve, de l’Abbaye ou de Malherbe, la liste Piolle a même viré en tête.
Une dynamique de crédibilité autour d’Éric Piolle
Forte de cette dynamique de rassemblement, il restait encore à la liste écologistes-citoyens-PG un élément décisif pour pouvoir remporter son pari : trouver une tête de liste ayant la carrure d’un maire. Si les électeurs votent formellement pour des listes, ils élisent avant tout un maire. Pour dire les choses brutalement, le conseil municipal n’existe pas aux yeux des électeurs. Avec l’élection présidentielle, les élections municipales sont les élections les plus personnalisées. Pour l’emporter, une liste doit avant tout disposer d’une tête de liste capable d’être le référent politique de tous les habitants pendant six ans. De ce point de vue, la personnalité d’Eric Piolle a constitué le dernier élément décisif pour comprendre les résultats du premier tour. Ancien cadre d’une grande entreprise high-tech, limogé pour s’être opposé à un plan social, son CV parlait à toutes les composantes de l’électorat de gauche et même au-delà. Son expérience dans le privé était un gage de crédibilité gestionnaire pour beaucoup d’électeurs qui auraient pu rechigner à faire confiance à un écolo plus « traditionnel » (du type tofu-sandales pour rester dans certaines caricatures). Face à Jérôme Safar qui incarnait l’archétype du politicien de carrière, son profil de relatif néophyte de la politique détonnait et renforçait le message de sa liste qui se voulait porteuse d’une alternative « antisystème » aux grandes machines politiques habituelles : PS et UMP. De ce point de vue, la candidature Piolle n’a pas été sans faire écho à celle de François Bayrou à la présidentielle de 2007 (19,7 %) qui avait séduit de nombreux électeurs écologistes et de centre gauche à la fois « contestataires et intégrés ». Enfin, si la faible notoriété d’Éric Piolle constituait un handicap, la non-candidature de Michel Destot limitait l’avantage de la liste socialiste dans ce domaine en créant un vide. Bien qu’il ait été le maire « bis » de la ville depuis 2008, Jérôme Safar n’écrasait pas son concurrent écologiste en termes de notoriété, contrairement au maire sortant.
Simon Labouret