Le maire de la ville est intervenu jeudi soir au diner annuel de la section Grenoble-Dauphiné du Conseil représentatif des Institutions juives de France. Face à une salle un peu froide, l’élu écologiste est resté à distance, s’adressant à toutes les communautés.
On ne lui connaissait pas cet air grave et ce visage tendu. Est-ce l’actualité du moment où les dossiers compliqués s’accumulent sur son bureau, est-ce l’enjeu d’un discours, premier du genre, où chaque mot prononcé devait être analysé ?
Chaque année les juifs de Grenoble et de l’Isère invitent une personnalité politique de premier plan et le maire de la ville à leur diner annuel.
Hier soir, le maire s’est exprimé après Xavier Bertrand, vice-président Les Républicains du groupe d’amitié France-Israël à l’Assemblée Nationale, autant dire « un ami de la famille » et avant Michel Destot, l’ancien maire qui a tissé des liens d’amitiés profonds avec la communauté juive grenobloise. Le député de l’Isère, très ému a d’ailleurs était honoré du prix « Edwige Elkaïm-Sebban du Vivre-ensemble pour son action lorsqu’il était premier magistrat.
Forcément, le message d’Eric Piolle était attendu, face à une salle loin d’être acquise à sa cause.
« Vous avez devant vous un maire inquiet et vigilant » a commencé Eric Piolle, l’air grave. L’écologiste a dénoncé la « mécanique du pire » qui menace nos institutions. Tout en assurant la communauté juive de sa fermeté face à toutes sortes de dérives, le maire s’est efforcé de s’adresser à toutes les communautés, au-delà du public du Crif, soucieux de mettre toutes les communautés en garde, « communautés qui doivent, entre elles, se serrer les coudes et ne laisser aucun vide, aucun espace disponible au poison de la division et à l’offense. »
La salle a applaudi, sans effusion, semblant dire : « à vous de jouer ».
Le dîner du Crif à Grenoble a fait salle comble, place Robert Schuman.
Voici l’intégralité du discours d’Eric Piolle :
« Je tiens à vous remercier pour l’invitation que vous m’avez adressée, ainsi qu’aux élus de la Ville de Grenoble. Je suis convaincu que la République est plus forte lorsqu’elle partage son message avec l’ensemble de la société, quand le dialogue est là et que ses valeurs servent de socle commun à l’ensemble de la nation.
Vous avez devant vous le maire d’une ville située au carrefour de l’Europe, une ville ouverte sur le monde. Une ville d’intelligence, de savoir et de culture. Une ville qui refuse les divisions, où les valeurs républicaines et humanistes sont des guides depuis longtemps.
Une ville qui, dans son histoire, a connu à plusieurs reprises le sommeil des consciences et la mécanique du pire. Les Grenobloises et les Grenoblois sont toujours prêts à s’élever par milliers, par milliers face à l’horreur, de la Résistance à l’occupation nazie, il y a 70 ans, jusqu’aux immenses mobilisations citoyennes, en réponse à la barbarie de janvier dernier. Et ce souffle est ce que nous avons de plus précieux.
Ce n’est pas être excessif que de dire qu’à Grenoble, la République et ses valeurs font partie de l’identité commune. Elle contribue à l’effervescence farouche de la ville, et cela lui donne aussi de solides barrières contre les dérives.
Et pourtant… Pourtant, nous le savons tous, notre société ne va pas bien. Nous le sentons tous: la mécanique du pire n’a pas disparu. Elle n’est pas enfouie au fond des livres d’histoires, ou au fond des mémoriaux. Plus les crises s’aggravent, plus elles durent, et plus les tensions renaissent et les colères grondent. Plus les traits d’union s’effacent et plus l’autre devient un ennemi. Au final, c’est l’harmonie républicaine qui s’effondre.
Vous avez devant vous, mesdames et messieurs, un maire inquiet, et un maire vigilant.
Un maire inquiet et, à titre plus personnel, un humaniste en colère. Notre ville a payé trop cher son combat contre la barbarie pour, comme le disait le Rabbin Sultan «laisser dire, laisser faire, laisser croire» sans agir. Oui, il y a aujourd’hui en France un climat de plus en plus malsain, et qui pèse notamment sur votre communauté. Un climat d’autant plus malsain que le malentendu semble indépassable et le dialogue impossible. Comme si la barricade remplaçait petit à petit la table des négociations. Oui, la mécanique du pire n’a pas disparu. Elle se transforme, elle mute au fil des instrumentalisations et des colères non résolues.
Laisser cette mécanique proliférer, c’est être sûr d’une chose: chacun deviendra un jour ou l’autre sa cible, sa victime. Être ferme, c’est non seulement agir dans l’intérêt de la République. C’est aussi agir dans l’intérêt de l’ensemble des communautés qui la composent et qui la font vivre. Et l’humaniste que je suis veut croire que «faire barrage», protéger l’harmonie républicaine, protéger cette maison commune, est un objectif qui peut rassembler chaque sensibilité, chaque communauté et chaque culture.
Car, Mesdames et Messieurs, l’histoire du XXe siècle, au-delà de sa grande folie, nous enseigne que les républiques sont fragiles, et elles ne survivent pas au poison de la division. Retirer le dialogue, retirer l’égalité, retirer le respect, et c’est l’âme de la République qui s’effrite. C’est replonger dans l’engrenage.
Et je sais qu’hier et aujourd’hui, les ennemis de la République sont les mêmes qui, par le verbe ou par le crime, nuisent à votre communauté. Votre communauté a payé un très lourd tribu à ces violences, l’année écoulée nous le rappelle que trop bien.
Non, l’antisémitisme et la haine ne sont pas des plaies du passé. Qu’une communauté de la République soit atteinte, et c’est toute l’harmonie républicaine qui est ébranlée. Le responsable public que je suis, et que nous sommes, ne peut l’accepter.
Cette harmonie, c’est la République qui doit agir au quotidien pour maintenir la paix. Cette harmonie, ce sont aussi les communautés qui doivent, entre elles, se serrer les coudes et ne laisser aucun vide, aucun espace disponible au poison de la division et à l’offense.
C’est la raison pour laquelle vous avez devant vous un maire vigilant, et déterminé.
Vigilant car je sais que la paix se construit dans le temps, et que l’offense détruit tout sur son passage. Vous pouvez compter sur moi, et sur l’action de toute la municipalité, pour mettre en œuvre les politiques publiques qui valorisent le respect, le vivre ensemble et l’égalité. Vous pouvez compter sur moi à chaque fois qu’il le faudra pour avoir la fermeté adaptée face aux dérives, face aux violences, face aux dérapages, des plus explicites aux plus insidieux.
Dépasser le climat de tensions que nous vivons tous au quotidien, c’est aussi retrouver le sens des limites et de la mesure. Il en va de la responsabilité de tous les éducateurs: parents, élus, adultes, de tirer le débat public vers le haut, et de rappeler autant qu’il le faudra que l’humour s’arrête là ou commence l’offense, qu’il n’y a pas de place pour la division dans notre ville et dans la République. C’est à nous de rappeler, chaque jour s’il le faut, que la tolérance, ce n’est pas tout accepter ou tout endurer, ce n’est pas se taire, c’est au contraire respecter les limites et les choix de chacun.
En œuvrant au quotidien pour faire de Grenoble une ville où il fait bon vivre, une ville où chacun trouve sa place et son rôle, la municipalité agit pour renforcer le pacte qui nous relie les uns aux autres.
Vous pouvez compter sur moi, et sur toute l’équipe, pour toujours prendre les décisions qui élèvent le débat public, qui redonnent leur place aux enjeux fondamentaux. Chaque enfant doit pouvoir élargir son horizon et poser ses mots à lui sur le monde qu’il découvre, à l’école et aussi chez lui .C’est en agissant ainsi que nous tiendrons à distance le pire, c’est en agissant ainsi que l’harmonie républicaine vivra et que nous avancerons la conscience éveillée.
Je vous remercie. »