19 Mai

Avoudrey : la ruée vers l’or blanc ?

Stand de Comté. Aurelien Morissard /MaxPPP

La ruée vers l’or blanc aura-t-elle lieu ? C’est ce que redoute la FDSEA et les jeunes agriculteurs du Doubs. L’or blanc, c’est celui que rapporte les terres à comté, des prairies dont une bonne partie sont situées sur le bassin versant de la Loue. L’affaire se déroule au coeur de la zone comté à Avoudrey. A la suite de la liquidation judiciaire d’une exploitation agricole, 52 hectares de terres sont à vendre. Et, c’est le prix proposé par deux agriculteurs d’Epenouse qui met le feu aux poudres : 10 000 euros l’hectare soit trois fois le prix habituel dans le secteur… Si la transaction se réalise, cela pourrait provoquer une flambée du prix du foncier, un scénario appréhendé par les professionnels de la filière.

Petit retour en arrière pour bien comprendre les enjeux de cette vente. Depuis 2014, une des exploitations agricoles d’Avoudrey est en redressement judiciaire. Au cours de l’automne 2017, une solution se dessine : quatre repreneurs d’Avoudrey pourraient racheter ces terres au prix de 5000 euros l’hectare, soit un peu plus cher que le prix actuel du marché qui se situerait à 3800, 4000 euros l’hectare. Finalement, la liquidation judiciaire est prononcée fin 2017 et ce jeudi 17 mai, une audience a eu lieu au tribunal de grande instance de Besançon. C’est au juge commissaire d’autoriser la vente des terres. Une vente qui doit permettre de rembourser les créanciers de l’exploitation en liquidation. Quelques jours avant l’audience, une nouvelle offre est transmise à la justice : deux agriculteurs proposent d’acheter les 52 hectares au prix de 10 000 euros l’hectare. Le juge commissaire doit rendre sa décision fin juin. En théorie, la logique judiciaire veut qu’il privilégie la meilleure offre afin de rembourser au mieux les créanciers. Mais, dans ce cas, c’est la filière comté qui pourrait se trouver déstabilisée. Dilemme.

Pour Philippe Monnet, président de la FDSEA du Doubs, cette inflation des prix peut « mettre le feu » à la filière. Dans un communiqué signé avec les Jeunes Agriculteurs, le syndicat agricole tire la sonnette d’alarme :

Le monde agricole, très attaché aux valeurs du mutualisme et de la solidarité, est profondément choqué de voir disparaître des surfaces aux plus offrants, sans aucune considération pour la survie de nos filières ou le dynamisme de nos campagnes. La Justice, qui devrait être la garante de l’égalité et de la fraternité, semble s’être fourvoyée dans la facilité de ne céder qu’aux sirènes libérales du plus offrant.

Ce risque de flambée des prix est préjudiciable pour les jeunes agriculteurs qui souhaitent s’installer et, aussi, pour le type d’agriculture pratiquée. Habituellement, la Safer peut jouer un rôle de régulation sur le prix du foncier mais ses attributions ne sont pas les mêmes dans le cadre d’une liquidation judiciaire. Dans ce cas, la Safer ne peut pas demander à un juge de déterminer le prix de vente d’un terrain.

Philippe Monnet et Daniel Prieur, le président de la  Chambre d’agriculture du Doubs n’hésitent pas à faire du lobbying auprès des banques pour les convaincre de ne pas prêter aux acheteurs potentiels. Et même auprès des fromageries locales. C’est elle qui détiennent les droits à produire le comté. Dans cette filère AOP, les exploitants agricoles ont besoin d’hectares de prairies pour produire du lait avec une limite maximum de 4600 hectares de litres de lait par hectare. Daniel Prieur s’est particulièrement investi, confie-t-il, dans ce dossier. La solution d’une reprise collective par des confreres d’Avoudrey lui semblait équilibrée même si le prix était déjà à la hausse. « Aujourd’hui, je suis énervé parce que je me sens trahi personnellement ».

Pour Claude Vermot-Desroches, le président du CIGC, le Comité Interprofessionnel de Gestion du Comté, cette vente, si elle se réalise, n' »a aucun intérêt économique, c’est du n’importe quoi ». Comment amortir un tel prix d’achat ?  Et de poursuivre,  » Je regrette que les biens faits de la filière AOP Comté fasse perdre la tête à quelques uns. A ce niveau-là, on dépasse l’entendement ». Depuis quelques années, la bonne santé économique de la filière fait augmenter régulièrement le prix de l’hectare.

En janvier 2017, la DRAAF (Direction Régionale de l’Alimentation, de l’Agriculture et de la Forêt) de Bourgogne-Franche-Comté avait lancé une réflexion sur les futurs possibles de la production laitière en zone AOP du massif jurassien. Une étude réalisée avec le soutien du Centre d’Étude et de Prospective du Ministère en charge de l’Agriculture et en partenariat avec le CIGC. Avec une question : Quel visage aura la production laitière de notre zone AOP à l’horizon 2030 ?

Parmi les cinq scénarios possibles, il y avait celui appelé « la ruée vers l’or blanc »  :

Dans un contexte de prix du lait AOP très élevé, les exploitations se multiplient et font la chasse à l’hectare. Le prix du foncier flambe. La question de la transmission des fermes se pose. Des capitaux extérieurs arrivent dans les exploitations agricoles AOP et préoccupent la filière. L’emploi se développe, de même que le niveau de formation. La zone AOP du massif jurassien fait exception en France : c’est la seule où le nombre d’exploitations agricoles est stable entre 2015 et 2030.

Marc Goux, du collectif SOS Loue et rivières comtoises faisaient partie des participants à cette étude prospective. A propos de cette ruée vers l’or blanc, il écrivait :

Les risques sur le foncier sont élevés et difficiles à maîtriser. Il serait regrettable que cette agriculture-là sorte du contexte familial qui l’a créée et qui la fait vivre depuis des siècles, pour se mettre à la merci d’enjeux spéculatifs. Le scénario « vert » ou « Excellence environnementale » me semble davantage ancrer l’agriculture solidairement dans son territoire et mieux assurer son avenir.

Cette affaire ouvre une faille dans le paysage de la filière comté. C’est l’esprit collectif, mise en avant par la filière Comté, qui est ébréché. Avec plusieurs questions en suspens : une vente à 10 000 euros l’hectare restera-t-elle exceptionnelle ? Et surtout, quelles conséquences aurait l’inflation du foncier sur les pratiques agricoles? Malgré les garde-fous du cahier des charges du comté, difficile de ne pas tendre vers l’intensification des parcelles quand on est lourdement endetté. Une intensification incompatible avec la préservation des milieux naturels de ce bassin versant si fragile.

Isabelle Brunnarius
isabelle.brunnarius(a)francetv.fr