A quoi sert un colloque sur Gustave Courbet ? A mieux regarder ses oeuvres, ces « assemblages de mystères », à mieux comprendre comment l’artiste a mené sa vie… Pour la seconde fois, historiens de l’art, philosophes, anthropologue, médecins se sont retrouvés lors d’un colloque dédié au peintre franc-comtois. Ces deux jours de conférences ont eu lieu les 18 et 19 janvier dernier à l’auditorium du musée d’Orsay. Le premier colloque de ce type avait eu lieu en 2011 à Besançon. A chaque fois, la méthode est la même : jeter des ponts entre les disciplines. En attendant que les actes de ce colloque soient publiés aux presses du réel, voici une des histoires qui s’est tramée au fil des interventions de ces spécialistes de Courbet.
L’événement exceptionnel de ce colloque intitulé « J’ai écrit ma vie en un mot » était la présence de Petra Ten-Doesschate Chu, l’historienne de l’art à qui ses pairs vouent une reconnaissance éternelle. Il y a 20 ans, l’historienne de l’art qui vit et travaille aux Etats-Unis, publiait la correspondance de Courbet : 500 lettres du peintre patiemment répertoriées et analysées pendant six années de sa vie. Un travail colossal qui a ouvert de nouvelles portes aux chercheurs. Petra Chu dont la passion pour Courbet ne s’est pas altérée au fil des ans, vient de publier 24 lettres inédites aux presses du réel.
Ces lettres nous renseignent « sur l’oeuvre de l’artiste et son processus créatif. Elles nous informent sur la trajectoire des oeuvres à travers les expositions, les galeries, les collections et les ventes aux enchères. (…) Elles témoignent du rôle politique et social qu’un artiste peut jouer par ses travaux et ses actions » écrit Petra Chu dans son avant-propos.
En avril 1865, Gustave Courbet écrit à Euphrasie Proudhon, l’épouse du philosophe franc-comtois. Juste quelques lignes, elles tiennent sur une page. La lettre a été repérée en 2008 par l’universitaire américaine lors d’une vente à Drouot en 2008.
Pierre-Joseph Proudhon meurt le 24 janvier 1865. Quelques jours avant son décès, Gustave Courbet écrivait à son ami Castagnary pour lui confier sa volonté de réaliser à tout prix le portrait de Proudhon :
travaillant rue d’Enfer sur le pas de son escalier, entouré de ses enfants jouant au sable. Ceci est extrêmement important. Si il meurt, sans son portrait, jamais on ne l’aura, par l’indifférence qu’il a eue jusqu’ici. Et c’est à nous qu’il appartient de l’avoir et de le faire, comme il le mérite, pour la postérité.
Ce tableau Portrait de P.-J.Proudhon en 1853 tiendra une une place particulière dans l’oeuvre de Courbet, une « sorte d’ovni à la fois dans la peinture de Courbet et dans la peinture de portraits du XIXe, estime Michèle Haddad, historienne de l’art. Ceci s’explique a priori par un décalage, une inadéquation même, du tableau par rapport à tous les critères habituels du portrait et en particulier du portrait réaliste ».
Comme le précise Petra Chu, Courbet avait toujours souhaité peindre le philosophe mais celui-ci s’était toujours dérobé aux séances de pose y compris pour L’atelier du Peintre.
En un peu plus d’un mois, le peintre réalise le portrait de son « modèle » à partir d’une photographie, d’un portrait par un autre peintre et du masque mortuaire du philosophe. Courbet prend sa plume pour écrire à la veuve du philosophe :
Madame
Je vous suis très obligé de la bonté que vous avez eue de m’envoyer les habits de mon ami P.J.
J’ai fait son portrait aussi bien que j’ai pu. J’aurais voulu pouvoir le faire comme il le méritait. Votre portrait devait être aussi dans le tableau, mais le temps que j’avais entre la mort de P.J. et l’ouverture de l’exposition ne m’a pas permis de le faire sur nature. J’espère plus tard m’entendre avec vous pour que vous me fassiez le plaisir de poser une tête qui remplacera celle qui y est provisoirement. Si vous voulez voir le portrait de P.J. vous pouvez le voir le premier mai jour de l’ouverture du Salon au Palais de l’Industrie. Je ne sais si je pourrai m’y trouver car je suis en voyage et c’est pour cela que je n’ai pu vous répondre jusqu’ici. J’enverrai les habits que vous m’avez recommandés à Md. Ve Proudhon à Burgille ou Bugille-les-Mornay. Le jour de l’ouverture le tableau fera grand bruit et il y aura beaucoup de monde. Bien des choses de ma part aux aimables demoiselles et aux amis. Recevez mes sincères et amicales salutations.
Gustave Courbet
Cette lettre inédite est intéressante à plus d’un titre : l’importance des tissus dans la peinture de Courbet. Ici, une blouse paysanne et un pantalon de toile bleue, symboles de l’origine sociale de Proudhon et de sa philosophie socialiste. Elle complète également les connaissances déjà acquises sur les conditions particulières de réalisation de ce tableau. En fait, il y a deux versions : la première avec Euphrasie Proudhon présenté au Salon de 1865. Très critiqué, Courbet finalement remanie son tableau jusqu’à faire disparaître l’épouse du philosophe pour la remplacer, deux ans plus tard, par une panier à couture !
« J’ai retiré la femme, j’ai fini les enfants, j’ai refait le fond, j’ai retouché à Proudhon. Il me paraît superbe maintenant » lettre à Jules Castagnary
Courbet réalisa plus tard un portrait d’Euphrasie mais elle ne conserva pas sa place auprès de son mari dans ce portrait peint pour « la postérité ». Comme le fait remarquer avec malice Petra Chu, Proudhon écrivait qu' »une femme qui exerce son intelligence devient laide, folle et guenon ». Etre réduite à un panier à couture, n’a alors rien d’étonnant…
Nous voyons déjà comment la correspondance d’un artiste peut nous aider à comprendre son oeuvre. Et lorsqu’elle est décortiquée par un psychanalyste, c’est toute une personnalité qui peut se révéler. On le sait, les relations entre Courbet et Proudhon sont complexes. Le peintre demande au philosophe de lui écrire une notice pour le sulfureux Le retour de conférence; l’écrivain lui rédigera finalement un traité resté inachevé « Du principe de l’art et de sa destination sociale ». Selon Michèle Haddad, le Portrait de P.-J.Proudhon en 1853 ne « saurait être considéré tout seul, car c’est le deuxième terme d’un diptyque produit par deux hommes qui se sont pris l’un l’autre pour phares de l’art et de la pensée de leur temps, et qui ont eu le même itinéraire à quelques années près ».
Courbet entretient une correspondance fournie avec Proudhon. Eté 1863, Courbet envoie à Proudhon une longue lettre pour lui préciser sa vision de l’art. Petra Chu précise que, bien que le philosophe se soit moqué de ces lettres, « il semble les avoir lues attentivement : certains aphorismes de Courbet furent transcrits tels quels dans l’essai de Proudhon-ainsi la phrase :
Le passé ne peut servir que comme éducation
est citée mot pour mot dans « Du principe de l’art et de sa destination sociale ». «
Thomas Schlesser, historien d’art et coorganisateur du colloque a relevé dans la correspondance de Courbet 50 aphorismes rédigés à l’intention de Proudhon. Pour lui, la correspondance du peintre révèle un homme fin et intelligent. Certains de ses aphorisme sont fulgurants : « La vie s’écoule et les crétins restent » (lettre du 18 juin 1875 à Etienne Baudry). Mais ces phrases abruptes peuvent détonner avec la peinture de Courbet qui « n’est pas une sentence, plutôt une énigme ».
« La relation prend des allures d’idylle » écrivent Noël Barbe et Hervé Touboul dans Courbet Proudhon, L’art et le peuple, catalogue de l’exposition de 2010 à la Saline d’Arc et Senans, publié aux éditions du Sekoya. Courbet est extrêmement fier de se retrouver au centre d’une publication du philosophe révolutionnaire. Sa vanité le rendrait même aveugle. Proudhon semble s’être servi de la peinture de Courbet pour étayer sa propre vision de l’art. C’est le point de vue de l’historien de l’art Thierry Savatier.
Dans son dernier ouvrage, Courbet, Une révolution érotique, publié aux éditions Bartillat, l’historien en fait la démonstration imparable. « Le philosophe, qui proclame la « mission hautement morale et hygiénique de l’art » lui refuse toute portée subversive, toute faculté à susciter la réflexion critique, la remise en question de la société ou simplement à faire naître une émotion, un plaisir esthétique – le plaisir étant clairement banni de l’univers proudhonien qui le relie peu ou proue à la débauche bourgeoise. (…) Il est peu probable que Courbet eût en effet reconnu dans la pensée proudhonienne sa propre conception de l’art. »
« (Le génie) ne pense pas seul dans un individualisme solitaire : c’est une pensée collective grandie par le temps » écrivait Proudhon
Pour Thierry Savatier, les idées de Proudhon s’opposent « frontalement à la pensée esthétique qui animait Courbet, partisan d’une absolue liberté, lequel avait pour devise : « Maître-peintre, sans idéal et sans religion ».
Et pourtant, Courbet était un ardent défenseur des écrits de Proudhon… Le peintre écrit à ses parents en juin 1865 au moment de la parution posthume de « Du principe de l’art et de sa destination sociale » :
Je vous ai envoyé le volume que P.-J.Proudhon a écrit sur moi. C’est la chose la plus merveilleuse qu’il soit possible de voir, et c’est le plus grand bienfait et le plus grand honneur qu’un homme puisse désirer dans son existence. Une chance pareil n’est jamais arrivée à personne. Un volume semblable par un homme semblable à propos d’un individu ? C’est renversant ! Tout Paris est jaloux et consterné. Cela va augmenté mes ennemis et faire de moi un homme sans pareil !
Notre ami Gustave avait un sens de la mesure à la hauteur de son égocentrisme ! « Aimer est le grand point, qu’importe la maîtresse? Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse » disait Alfred de Musset.
Yves Sarfati, psychanalyste et coorganisateur du colloque « J’ai écrit ma vie en un mot » a traqué, dans l’abondante correspondance de Courbet, les lapsus, les parenthèses, les post-scriptum… Autant de signes révélateurs de la pensée profonde du peintre. Courbet écrit comme il parle, son style est unique et savoureux.
« Courbet utilise la parenthèse quand il est traversé par un courant émotionnel, c’est une contention pulsionnel » analyse Yves Sarfati. Dans sa lettre à Chamfleury de fin 1854, le Franc-comtois décrit son projet pour L’atelier du peintre. Comme l’a remarqué Petra Chu, Proudhon s’est toujours dérobé lorsque Courbet lui demande de poser pour lui. Et dans cette lettre, Courbet énumère les personnalités qu’ils souhaitent peindre :
« Bruyas, Cuenot, Buchon, Proudhon ( je voudrais bien avoir aussi ce philosophe Proudhon qui est de notre manière de voir, s’il voulait poser, j’en serais content; si vous le voyez, demandez-lui si je peux compter sur lui).
Prenons la lettre du 24 janvier 1865, le jour même de la mort du philosophe, adressée à Gustave Chauvey, disciple et intime de Proudhon :
« Le 19e siècle vient de perdre son pilote, et l’homme qui l’a produit. Nous restons sans boussole, et l’humanité et la révolution à la dérive sans autorité, va retomber de nouveau entre les mains des soldats et de la barbarie,
commence par écrire Gustave Courbet et vers la fin de sa lettre.Et plus loin, juste avant de conclure, le peintre poursuit :
Je ne comprends pas que vous laissiez sa tête dans la terre quand j’en ai un si grand besoin. Faites-en faire au plus vite un masque ou envoyez-la-moi dans une boîte en fer blanc. Non seulement je veux faire son portrait, mais encore sa sculpture.
« Envoyez-la-moi » ! La tête ou le masque ?! Un masque mortuaire du philosophe avait été effectivement réalisé selon Le Moniteur.
Pour Yves Sarfati, ce lapsus, c’est comme si Courbet demandait la tête de son mentor ! Quelle pulsion secrète pouvait motiver le peintre à envisager la décapitation de son héros ?
Thierry Savatier était lui aussi un des intervenants de ce colloque parisien. Il fit remarquer que Courbet réalisa ses tableaux les plus « explicitement érotiques » après le décès de Proudhon. La Femme au perroquet, Le Sommeil, L’Origine du monde datent de 1866. libérés de son mentor moralisateur. « On est dès lors en droit de se demander si le peintre n’attendit pas de se libérer de la férule proudhonienne puritaine pour enfin donner libre cours à son expression érotisante ».
Le philosophe Hervé Touboul rappelle lors de son intervention devant le public de l’auditorium d’Orsay que Proudhon dira comme Courbet, mais sans ironie: « il n’est que peintre », ajoutant aussitôt : « il ne sait ni parler ni écrire », et encore « il paraît incapable de construire des pensées ; en cela il est purement artiste » .
L’historien d’art, Thomas Schlesser n’avait-il pas déjà remarqué dans son ouvrage « Réceptions de Courbet » (presses du réel, 2007), cité par Thierry Savatier dans son dernier livre, que Proudhon « récupère l’image de Courbet pour la corriger, comme on récupère une image écornée,abîmée. Mais, il la récupère également à son compte pour nourrir sa propre pensée sociopolitique ».
Proudhon s’est moqué de l’écriture de Courbet. Mais que vaut l’esprit sans le coeur ? C’est en substance le propos tenu par le philosophe franc-comtois Hervé Touboul. « Dans sa correspondance, Courbet ne dit pas tout, il connaît bien plus de choses qu’il en a l’air » précise le philosophe. Pour lui, Courbet fut « un des premiers modernes dans la rédaction, de sa correspondance » dans le sens où, justement, il ne révèle pas tout. Cela m’évoque la lettre à Champfleury de 1854 où Courbet décrit précisément ce qu’il veut montrer dans L’atelier du peintre : « En un mot, c’est ma manière de voir la société dans ses intérêts et ses passions. C’est le monde qui vient se faire peindre chez moi ». Suit une description « sèche » de la toile puis cette phrase « Vous comprendrez comme vous pourrez ».
Courbet, dans sa correspondance comme dans sa peinture, nous livre des énigmes. Sa relation avec Proudhon en est une. Reste une certitude, celle de son engagement total pour son art, de tout son coeur. Hervé Touboul souligne la place singulière de ce mot dans sa correspondance. « A vous tout de coeur » écrivait parfois Courbet au bas ses lettres juste avant sa signature. Le coeur abrite les profondeurs. « Ah! frappe-toi le coeur, c’est là qu’est le génie » disait Alfred de Musset.
Isabelle Brunnarius
isabelle.brunnarius(a)francetv.fr