Chaque année, c’est la même chose : on quitte la maison endormie à la petite aube, et on attrape l’autoroute en se faufilant entre les caravanes bataves qui débordent de vélos. On essaye d’imaginer leur destination, leurs jours futurs : à leur tête, on voit s’ils en reviennent, ou s’ils y partent… C’est la question que m’a posé, mercredi soir, la pompiste de Biriatou. Je lui tendais ma carte Total en me répétant à voix basse, comme un mantra, le kilométrage de la voiture de France 3 que la machine allait exiger, lorsqu’elle m’a demandé en souriant : « Vous y allez, ou vous en revenez ?… » Moi, désespéré parce que je savais déjà qu’elle m’avait fait oublier mon kilométrage : « Pardon ? » Elle, avec un mouvement de menton vers mon cou : « Je dis, vous y aller, ou vous en revenez ?… » Je comprends qu’elle montre le foulard rouge à mon cou que j’ai oublié d’enlever en partant de Pampelune une heure plus tôt : je suis donc en uniforme de San Fermin, et elle veut savoir si j’y étais, ou si je m’y rends… Ainsi sur cette route neutre qui va d’une arène à l’autre, cette route qui ne nous appartient pas, à nous autres aficionados, on croise parfois les signes de notre monde secret. Vers Toulouse, l’an dernier, sur une aire de l’autoroute, j’avais remarqué une petite bande de jeunes espagnols sympathiques et chahuteurs qui blaguaient à propos de la nourriture sous plastique… En sortant sur le parking, je suis tombé sur la camionnette de Fernando Robleño, et j’ai tout de suite compris que je venais d’en croiser la cuadrilla, comme moi entre deux arènes (ne jamais quand même oublier qu’on n’y prend pas, eux et moi, les mêmes risques…). Je suis rentré dans la station service et je les ai recherché entre les machines à café et les stands de DVD. Quand je leur ai demandé où ils allaient toréer, quelque chose de joyeux et de fraternel nous a tout de suite réuni au milieu des vacanciers, en plein coeur de ce monde étranger. On s’était reconnu. Tout ça a duré quelques minutes précieuses et, chacun de notre côté, nous sommes repartis vers nos horizons, presque en apnée. Car la route des toros est aussi la route des autres…
Jean-Michel Mariou