29 Août

Miss Rififi

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Parfois mes journées sont longues et épuisantes. Je commence très tôt le matin (6 heures) car je pars du principe que certaines personnes, comme moi, détestent attendre dans une salle d’ attente et préfèrent venir le matin que d’attendre une place dans les consultations de  l’après midi. L’avantage, c’est que cela me permet de prendre plusieurs petits déjeuners. Certains  papis et mamies sont tellement heureux de faire un petit café et de le partager avec moi .

Il arrive parfois que Colette me cuisine des pommes de terre farcies car elle sait qu’ à midi je ne vais pas avoir le temps de manger.

Quand je reviens à 13h30 pour les consultations, j’ai souvent déjà une horde de patients qui sont là. Celui qui arrive 1heure en avance car, comme ils disent, au moins là,  on n’attendra pas !  J’ai celui qui n’a pas rendez vous et qui compte  sur ma gentillesse et sur l’absence  du mot non dans mon vocabulaire.

J’ai le copain ex-rugbyman avec qui j’ai foulé toutes les pelouses et qui croit avoir un laisser-aller  permanent. Le vieux couple qui vient tous les mois, à la même heure, le même jour. Souvent, par exemple, le lundi c’est le jour des coiffeurs et des banquiers car c’est leur jour de repos  (j’ai même un couple banquier-coiffeuse adorable qui profite de ce lundi de repos pour me consulter ou même me faire un petit bonjour).

Il y a aussi le casse pied ponctuel qui veut passer à l’heure précise et ne supporte pas que je puisse prendre une urgence:  un enfant à recoudre, un malaise cardiaque… Il arrive avec un cartable, rempli de documents, son dernier bilan sanguin mais aussi celui de 1997 qu’il veut que je compare. Il imprime souvent des documents internet car il pense avoir trouvé le diagnostic sur Doctissimo.

Il pose sa montre sur la table et me répète qu’il a vu qu’une consultation doit durer au moins 15 minutes et qu’il veut « en avoir pour son argent ! »

Argent d’ailleurs qu’il ne débourse pas car il est soit ancien pensionné de guerre, soit en ALD pour un petit diabète et ne comprend pas qu’on lui réclame de payer pour une verrue . Souvent dans ce cas là, je suis exaspéré et j’essaye de me détendre, de ne pas lui montrer.

J’ai une petite astuce pour me faire rire  et surtout pour oublier les manies de ce vieux grincheux.  Je me motive pour citer, sans qu’il se rende compte,  des textes de chansons populaires.

Ca fait comme ça :

 » Vous avez mal en permanence?

– Non, par intermittence.

– En fait, ça s’en va et ça revient?

– Oui.

– C’est fait de tout petits riens ?

– Oui.

– C’est peut être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup…

Le vieux maniaque ne se rend pas compte que je le taquine pas méchamment et je me calme .

Et j’en rajoute…

 » ça veut dire que vous êtes libre, heureux d’être là malgré tout …

Tout n’est pas Claude François ou France Gall… Parfois, la vie de médecin est dangereuse.

Trois heures du matin!  J’aime faire quelques visites de nuit, c’est souvent du vrai travail d’urgence et j’aime ça!

Laurence, jeune femme magnifique, ancienne miss Aquitaine, mannequin m’appelle pour de fortes douleurs abdominales. Pas très bien réveillé, je fonce à son domicile. Elle est dans sa chambre, en petite tenue en cette nuit chaude de juillet. Je l’examine dans son lit et mon diagnostic est sûr: colique néphrétique ! Je dois lui faire une injection de Spasfon et d’anti-inflammatoire.

Allongée sur le ventre je lui pique la fesse …

Le lendemain, 18h30, je reçois un coup de téléphone affolé de Laurence : « Fais gaffe, il arrive…il  arrive chez toi, il est armé, il a bu, il est complètement bourré! »

Je ne comprends rien, je demande qu’elle m’explique …

 » Mon compagnon t’a aperçu quand tu me faisais la piqure cette nuit. Il rentrait de son boulot, (il est directeur de boîte de nuit) il m’a vu les fesses à l’air et toi à coté. Il est persuadé que tu es mon amant et, depuis cette nuit, il ne fait que boire et là, il veut te tuer. Il a un revolver, j’ai peur, Antoine! »

Si notre Laurence a peur, moi,  je me fais dessus! merci Pampers !!

Je n’ai pas le temps de raccrocher que notre cow-boy pénètre dans mon bureau. Titubant,  écarlate, il hurle:

 » Alors docteur, on baise ma femme… hic.. » J’avoue  que je n’ai pas cité des textes de chansons! Je suis pétrifié!

Il me sort son colt et me le pose sur le ventre. Alors là, mes chers lecteurs, le doc Superman, Tarzan, docteur Schweitzer,  il est mort de trouille, il tremble comme une feuille. L’instinct de survie me donne un courage qui m’étonne encore.

Je me lève de mon bureau, repoussant le pistolet et calmement, en le regardant bien droit dans les yeux, je lui dis : « Voilà mon vieux, deux choses à te dire: ta femme a eu une énorme colique néphrétique et je lui ai fait une piqure et deuxièmement,  si tu veux me tuer, ça me rendrait service, je suis très déprimé et je n’ai pas le courage de me supprimer. »  Je ne sais pas pourquoi je lui sors cet argument bidon, mais il permet alors un revirement inattendu de ce psychodrame type « plus belle la vie ». Il pose le pistolet sur mon bureau et commence à me parler, parler pour essayer de me consoler en faisant de longues phrases interrompues par des petits hics, rots, ou autres remontées gastriques alcoolisées. J’ai fini cette consultation en partageant un Ricard avec notre nouveau psy au revolver facile. Ouf!

 

28 Août

Honoré et Pascaline

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Je suis rentré très fatigué ce soir. Je rentre comme un robot, le morceau de fromage de brebis et le bon Chasse Spleen 2003 me tentent bien pour recharger les batteries.

« Allez Antoine, juste un peu, ça va te faire du bien. Oui, c’est sûr mais tes abdos naguère plaques de chocolat ont bien fondu, ton airbag ne fait qu’augmenter, alors non, attends un peu pour te mettre table. »

Et puis, merde, j’ai eu une journée affreuse: un décès, dix déprimés, trente gastro, et la pauvre Micheline (ma voisine qui a perdu son yorshire) ne cesse de pleurer et crie par  la fenêtre à qui le lui rendra. Et c’est moi le docteur, alias le Père Lustrucru pour  la circonstance, qui l’a retrouvé dans l’impasse sous une voiture. Bref, j’en ai plein les bottes et donc au diable les bourrelets et vive mon apéritif associant les délices d’Itxassou à ceux de Bacchus!

J’ai la tête qui n’imprime plus, j’entends mais je n’écoute pas, je regarde mais je ne vois pas, je suis ici et pourtant ailleurs. En fait, je suis épuisé. Je ne suis pas de très bonne compagnie pour mes enfants. J’ai besoin d’un sas de décompression quand je rentre. Avant je serais aller faire  un footing, mais ça c’était avant! Aujourd’hui, je me délecte d’un Moulis et je nourris mes adipocytes.

Un autre plaisir m’attend: un certain Toulouse-Stade Français. Je me sens bien, j’ai bien travaillé, j’ai donné toute mon énergie à mes malades et là, je profite de la vie, en famille: que c’est bon !

Pour une fois, pas de troisième mi-temps, je monte m’écrouler en remerciant le ciel pour l’homme qui, un jour, a inventé le lit.

2h10, mon téléphone résonne! Tout tremble de la table de nuit à mon corps tout entier. Je dors d’un sommeil profond et cet insupportable portable me fait sortir de mon coma.

« Allo, le doc, c’est Honoré de la Petite Suez (la Petite Suez, c’est un bar de nuit sur les quais.Un genre de bar à hôtesses au décor de velours rouge et où l’odeur de coquinerie enveloppe les murs et les vieux fauteuils de cuir).

Complètement endormi, je lui demande d’une voix très chamalow:

« Qu’est-ce qui ne va pas, Honoré ? »

-Tu peux venir j’ai un problème, un gros ? Viens vite. »

Je n’ai pas le temps de répondre qu’il a déjà raccroché.

Je vais, une fois par mois, visiter Honoré dans son bar le matin de bonne heure. Lui n’est pas encore couché, je  vérifie sa tension, prend un petit café avec Carmen son épouse. Je m’assois dans ses canapés encore chauds des frivolités de la nuit. J’aime pénétrer dans ces lieux que mon éducation judéo-chrétienne m’a toujours interdit, mais qui ont souvent garni mes fantasmes d’adolescent (je dis « adolescent », si jamais un jour mes fils me lisent…).

2h 27 – j’arrive devant la Petite Suez, Honoré m’attend devant la porte. C’est un gaillard énorme aux pommettes rougies par tant de verres partagés. Il ressemble au boulanger de Pagnol où seul l’accent de Marseille est remplacé par celui de Baccalan.

« Monte petit, dans la chambre à gauche, j’ai une fille qui s’est pris un coup de lame. »  Je ne réfléchis pas, je traverse le bar, je regarde discrètement ce lieu de perdition où se mélange des femmes en tenue très …attirante et des quinquagénaires aux costumes défaits et aux cravates parfois nouées autour de la tête. C’est Luis Mariano qui est le roi de la soirée à travers les hauts parleurs et je monte donc au rythme du « petit rossignol ».

La description de la chambre  est celle d’un bon San Antonio: le lit aux draps roses, les rideaux presque ton sur ton et au milieu une statue d’ébène qui gémit.

« Comment tu t’appelles ? »

-Pascaline.

-D’où tu viens ?

-De Ouga au Burkina. »

Je vois à travers son déshabillé, à la couleur identique au reste de la pièce, une grosse marque de sang. Elle souffre et parle d’une langue que je ne connais pas.

En soulevant sa chemise, je vois une plaie à l’abdomen. Le sang rouge qui dégouline sur cette peau satinée explique les cris de Pascaline.

Il faut l’amener à l’hôpital et vite. Honoré, planté devant la porte, se met à vociférer :

« Pas question ! Tu la recouds ici, elle n’est pas en règle, et moi j’ai fait dix ans de placard et c’est pas à 74 ans que je vais y repartir. »

26 points de sutures ! Entre cris burkinabais, Luis Mariano, fumée, alcool et petites pépées !

En fait, je suis heureux, je soulage une pauvre fille qui pensait trouver l’argent et le bonheur et qui a rencontré un opinel. Je rentre dans un lieu fantasmatique, moi, l’élève des jésuites, j’évite la prison à Honoré et j’écoute Luis, mon cher Luis. Oui, ce soir l’amour est un bouquet de violettes.

 

 

27 Août

Who’s bad !

 

michael

Il fait froid, en ce soir de Décembre, c’est ma dernière consultation. Je soigne Madame Lafon qui est arrivée de sa Lozère natale depuis dix ans. Ce soir, elle m’amène sa fille unique de 18 ans.

La maman, c’est la brave femme, vêtue toujours de façon identique: un peu « Deschiens », un peu campagne, toujours son tablier en acrylique sous son manteau. Elle recouvre ses lèvres très fines par un rouge à lèvres vermillon. Elle parle un français très proche de « l’amour est dans le pré » et conclue ses phrases par des « ben voyons, oh le docteur n’était ti pas rigolo ce pti gars. »

Jocelyne, c’est sa fille. Déja « Jocelyne » il faut pouvoir le porter quand on a dix huit ans. Devant mon interrogation sur le choix de ce prénom, Mam’ Lafon m’explique: « ben docteur, c’est le nom de feu ma mère » (avec un peu de culot j’ose lui dire Noël ?) « mais non pas Noël! Jocelyne, votre patiente qui s’est étouffée par son haricot vert ».

En effet, Jocelyne grand mère, un jour, en mangeant ce légume (que je déteste), au détour d’un éclat de rire, a fait une fausse route et  en est partie au ciel.

Reprenant mon sérieux, je lui demande: « mais qu’est-ce qui lui arrive à Jocelyne? »

« Ben voila, docteur, ça fait trois mois que ma fille ne se voit plus ».

Honnêtement, je ne savais pas le sens figuré de ce diagnostic. Je lui pose quelques questions bateau, du style:

« C’est arrivé brutalement ? »

-Elle fait comment ? »

Les réponses sont adaptées à la bêtise du questionnement.

« Ben docteur, c’est arrivé parce que c’est  jamais venu ! »

« Ben docteur, elle fait pas comment, elle fait avec ! »

Bon, moi, je ne suis pas plus avancé. Aussi je passe directement à l’examen clinique. Je suggère à « Jos » (je l’appelle ainsi afin de moderniser un peu cette relation médico rurale) de se dévêtir un peu. Elle a un manteau type maxi des années 70 et la couleur noire est partout, des bottes au rouge à lèvres.

« Donc tu ne te vois plus depuis trois mois… » tout en passant mon index devant ses yeux.

-Ben oui »

Pensant à une forme d’hystérie que mon grand copain Sigmund n’aurait pas sûrement démentie, je veux être sûr qu’il n’y a pas de problème et je propose très sur de moi:

« On va donc aller voir l’ophtalmo.. »

« Ben, doc » reprend aussitôt la maman « n’est-il pas plus urgent de voir le gynéco ? »

Alors, mon Antoine, là!  tu as l’air d’un pauvre paumé !

« Et pourquoi donc ? »

« Ben, la Jocelyne n’a plus ses menstrues depuis trois mois ! »

Voilà, je viens d’apprendre qu’à la campagne « ne plus se voir » c’est synonyme d’arrêt des règles ! Comme un petit chat je retombe sur mes pattes et je lui sors :

« Mais bien sûr ! je voulais dire gynéco pas ophtalmo, en me forçant d’un rire aussi peu naturel que …con

Mais il est dit que cette consultation surréaliste devait le rester quand Jos me dit à voix basse : « je veux vous parler seule. »

Il me faut alors beaucoup de diplomatie pour annoncer à mam Lafon que je vais discuter avec sa petite Jocelyne.

« Voila, je ne sais pas comment dire, j’ai la dépression. Chuis amoureuse d’un homme et il ne répond jamais à mes lettres et, pourtant, je sais qu’il m’aime, une voyante me l’a dit.

D’un ton très papa, je lui demande « Qui est ce garçon? Que fait-il ? Est-il dans la même ville? »

« Ben voila (reprenant ce « ben » de la maman) c’est qu’il est très connu et je ne peux pas en parler à maman.

-C’est qui ? je connais ?

-Oh, ça me gêne !

-C’est qui ? si tu veux que je t’aide il faut me dire. (la curiosité est un vilain défaut, je sais !)

-MICHAEL.

-Michaël qui ?

-Ben Michaël Jackson ! »

Je vous jure qu’à ce moment-là, alors que tout est triste, qu’il fait froid, que je suis fatigué, j’ai eu une envie de rire, d’éclater de rire. Seul mon regard attendri sur cette pauvre Jocelyne me permet de garder mon sérieux.

Je lui parle pendant un long moment, je la rassure, je lui prends mon exemple débile sur l’amour que j’ai porté naguère à Barbara et que j’ai réussi à gérer en allant consulter un psy.

Voyant qu’enfin quelqu’un pouvait la comprendre, je vois Jocelyne reprendre son sourire. Essuyant ses larmes, elle me demande alors vraiment de l’aider.

Je trouve alors les mots, tout bêtes, tout simples pour expliquer que c’est normal d’être amoureuse à 18 ans, que je comprends ce fanatisme pour une idole mais qu’elle a besoin d’un petit soutien pour se rendre compte qu’elle peut avoir un amour aussi fort mais plus simple pour un jeune de son entourage.

La fin de cette histoire est à la hauteur du reste. Jocelyne est allée voir un psy, qui m’écrit mot pour mot ceci:

« Mon cher confrère,

Votre patiente, Mademoiselle Lafon, présente un transfert fanatique sur une célébrité, bien connu dans les troubles névrotiques des adolescents. Je lui ai conseillé de continuer d’écrire à Monsieur Jackson et, en attendant une réponse de sa part, je la consulterai deux fois par mois. Merci de votre confiance ».

En conclusion très personnelle et pour le redressement de la sécurité sociale, heureusement que notre pauvre Michaël ne soit plus de ce monde!

 

 

26 Août

Le bon Docteur Cerey

médecine

 

Mes journées de jeune « toubib » comme ils disent, sont de plus en plus remplies et me rendent tous les jours de plus en plus heureux. Je vis un rêve éveillé. Quand Madame Boniface rentre dans mon bureau cette après-midi du mois juin, je n’imagine pas ce qui m’attend. C’est le genre de petite boule ronde, avec des petits mollets très musclés, qui fait des petits pas, et rentre dans mon bureau en terrain conquis. « Il n’est pas là le docteur Cerey? »

« Non, je suis son successeur ». Le bon Dr Cerey est le vieux médecin, aux yeux rieurs très bleus et aux moustaches bien remplies, qui faisait de la médecine à l’ancienne. Il faisait tout et …entre autre de la gynéco.

 » Voilà docteur, j’ai une  MVRCIP.

– Une quoi?

– Une mvrcip, toubib, il va falloir reprendre vos cours.

– Veuillez m’excuser, je dois aller chercher un papier dans ma voiture. »

Je me précipite dans la salle de derrière et je parcours mon petit guide. Impossible de trouver ce mot barbare! Je me rappelle ce que disent tous nos vieux patrons de l’hôpital (« Sachez, mes jeunes confrères, que vous en savez toujours plus que vos malades. Ne montrez jamais votre ignorance! ») et donc…

« Alors cette MVRCIP ? ça vous fait mal ?

– Surtout ça me gratte et c’est pas facile de se gratter là, devant mes petits enfants. » Et elle montre fort disgracieusement un gratouillis de son entre jambes.

Yes!! j’ai trouvé les deux premières lettres MV : « mycose vaginale » ! En fait, par déduction, le reste des lettres veut dire « récidivant chronique idiopathique permanente », abréviation qui ne veut rien dire du tout mais que mamie Boniface arbore telle une légion d’honneur.

 » Bon je vais vous examiner » -Quel stress! J’ai réussi à éviter dans tous mes stages de médecine ceux de gynéco préférant les travaux pratiques très individualisés …et rien que la pose du spéculum me pose un problème: dans quel sens? Sois logique, Antoine, tu t’y connais un peu quand même! Même si l’anatomie de Madame Boniface après six grossesses était légèrement différente de celle de mes conquêtes récentes, je réussis du premier coup à pénétrer dans cet abime que seul Roger, son mari, connait si bien.

Je me trouve devant un champ de ruine,  écarlate au rouge vermillon d’où perle une trace blanchâtre prouvant ainsi la perspicacité de mon diagnostic. Mycose !!

« Le docteur Cerey, il me met cette lotion » (me montrant du doigt un petit flacon datant à mon sens d’après-guerre).

Je m’exécute de suite et sur le bout d’une compresse je badigeonne, je badigeonne, et là, la pauvre mamie se met à hurler! J’arrête de suite mon badigeonnage intempestif et je constate les traits grimaçants de cette pauvre Madame Boniface et je me sens désemparé, mais je continue mon badigeonnage.

Deux mois plus tard, c’est avec un grand sourire et la démarche toujours aussi rapide que la mamie pénètre dans mon cabinet avec un grand sourire. « Docteur, vous êtes magique, je venais tous les mois pour ma mvrcip, et là je suis guérie! »

J’espère que tous les patients qui liront ces lignes n’auront pas peur à retardement, quand ils apprendront que je me suis trompé. La lotion de badigeon n’était pas la bonne, ayant pris une alcoolique à 90 ° au lieu d’une aqueuse !!

L’ange aux yeux bleus

 

petite fille

Tout n’est pas toujours rose  dans la vie du médecin. Il y a des moments où la souffrance des patients s’imbibe sur moi.

La petite Agathe, âgée de 11 ans se bat depuis 2 ans contre un ostéo sarcome avec des métastases au cerveau. Je la vois tous les matins. Un petit rituel: le café debriefing avec la maman, seule, divorcée. Elle me raconte sa nuit et je rentre dans la chambre où des peluches recouvrent le lit. Le crâne rasé, Agathe n’est qu’un regard. Ses grands yeux bleus scrutent mon visage, mes expressions. Je sais, la maman sait qu’il n’y a plus d’espoir, mais elle attend de moi que je lui dise qu’un miracle peut arriver.

Ce soir, c’est le diner de gala de la maison de retraite dont je suis le médecin référent. La péniche est belle en cette nuit de pleine lune. Nous sommes tous sur le pont, habillés en costumes cravates, et là mon téléphone portable sonne : c’est Flo, « Agathe te réclame, elle respire mal ».

Je ne sais pas trop comment annoncer au directeur que je dois aller voir une patiente, mais pour une fois, j’ose dire la vérité et je m’éclipse rapidement. Je rentre dans la chambre d’Agathe, sa maman me laisse seul et Agathe, ne pouvant pas parler, prend son ardoise magique que je lui avais donnée quelques jours auparavant et, de sa main tremblante, écrit ce petit mot que je n’oublierai jamais: « Antoine si tu m’aimes, et si tu aimes maman, fais-moi partir au ciel. »

Je ne peux vous exprimer ce que l’on ressent dans ces moments-là. Je lui fais un piqure de Tranxene, certes non mortelle mais qui pouvait d’abord apaiser « Tag » (son surnom) et qui pouvait accélérer son départ. Je suis resté toute la nuit dans le lit. Tag, entre sa maman et moi, dormait dans un coma léger d’un ange aux yeux si bleus! Nous avons parlé avec Flo, nous avons ri, nous avons pleuré, nous avons parfois plongé dans un sommeil furtif et, à six heures, Tag respirait toujours et ne donnait pas de nouveaux signes de gravité.

« Je vais rentrer chez moi prendre une douche pour aller travailler.  Je repasse tout à l’heure ».

Je n’avais pas fait 500 mètres que mon téléphone sonne : « C’est fini, Antoine , c’est fini, Tag est partie. »

Ce petit ange a attendu d’être seule avec sa maman pour lui dire au revoir. C’est pour ça que je crois en Dieu, en un mythe créateur, c’est pour ça que j’aime la vie.

Djobi, djoba

 

roulotte

Paul, mon fils, vient de finir un tournoi de rugby poussin. Nous sommes dans la forêt d’Andernos, il fait noir car nous sommes restés au barbecue local. Je m’égare dans un petit chemin et me retrouve nez à nez avec une camionnette. J’ose klaxonner. La porte s’ouvre et descendent trois gros gaillards dont le faciès typique m’indique leur origine : des gens du voyage, des gitans. Ils ont des barres de fer! Je verrouille la voiture. Polo a peur et moi, je suis terrorisé!

« On va mourir Papa, on va mourir ! »

Le plus gros, le plus agé se présente contre ma vitre, me regarde droit dans les yeux, et soudain pointe son index dans ma direction.

« Antoine, Antoine , c’est Jean Ba ! » j’ai tellement peur que je ne sais plus si je cauchemarde, si je le connais, si je peux lui foncer dessus.

« Jean Ba, ton pilier gauche en cadet! » Là , je me rappelle un petit frisé tout maigre au regard très bleu qui jouait pilier et qui n’avait peur de rien. Trente ans plus tard, le pilier est comme un cube au visage basané, mais aux pépites toujours aussi expressives.

Nos retrouvailles dans cette forêt sombre ont quelque chose de surréaliste. Lui, fou heureux de joie, son petit ailier qu’il protégeait naguère pendant les bagarres générales, encore plus heureux de savoir qu’il venait de trouver son médecin généraliste, et moi, heureux d’être sain et sauf après avoir pensé être dépouillé par une bande de gitans!

Il n’a pas fallu longtemps pour que Jean Ba m’ utilise comme son docteur.

Il est 4 heures du matin : « Antoine c’est Jean Ba, tu peux venir? Ma petite ne va pas bien du tout, elle a 2 mois, elle s »étouffe ! »

Je pars, heureux de la confiance qu’il m’accorde. Je suis excité d’être impliqué dans un milieu marginal et qui bouleverse mes habitudes de petit médecin d’une bourgeoisie bordelaise.

Arrivé a l’adresse  indiquée, je ne vois qu’un terrain vague sur lequel se trouve quatre caravanes. J’ose m’avancer… avec une petite tachycardie bien naturelle vu le décor, et je vois un vieux monsieur qui s’approche de moi avec un fusil à la main. J’ai peur,  je demande si c’est bien là qu’habite Jean Ba.

 » Non, on connait pas , partez, partez, on a rien à se reprocher!

– Mais je viens pour sa petite fille, je suis docteur.

– Ah bon, je croyais que t’étais un flic. »

Jean Ba sort de sa caravane somptueuse: « Rentre vite, Antoine, elle va mal ».

Le décor est cinématographique. La grand mère est là, toute vêtue de noir. La maman,la femme de Jean Ba, pleure. Elle a une chemise de nuit rose fuchsia et doit avoir 25 ans pas plus. Le feu crépite devant la porte et permet d’entrevoir le petit couffin dans lequel la petite Shirley (toujours des prénoms originaux chez les gitans ) respire très mal. C’est une crise de bronchiolite, c’est sûr! Shirley est une belle petite boule chevelue. Elle les même yeux bleus que son papa.

L’examen confirme mes premières impressions, elle a un fort tirage pulmonaire, son état est critique.

 » Elle va mourir?  » me demande Jean Ba.

– Non, mais il serait plus prudent de l’amener à  l’hos…,  et il m’interrompt brutalement : « Jamais,  tu m’entends, Antoine? Jamais bébé ira a l’hosto, tu vas la soigner là, en famille. »

– Mais …

– Je vais aller chercher dans ma voiture  ma trousse d’urgence.

– Ouais, vas-y mon Toine. »

L’injection de cortisone dans ces petites fesses, les bouffées de ventoline avec le baby inhaler ont eu raison de la bronchiolite.  Je suis resté jusqu’à 8h du matin, j’ai bu du café devant le feu, j’ai mangé une soupe garbure. La peur que j’avais ressentie en arrivant devant le vieux et son fusil s’est transformée en une incroyable scène de cinema au décor de Geoffroy Larcher .

Le lendemain, en arrivant devant la porte arrière de mon bureau où je rentre pour m’installer tranquillement, je vois un super vélo rouge neuf, avec un mot écrit au feutre vert sur une page de cahier scolaire : « MERSSI MON TOINE D’AVOIR SOVE MA PETITE SHIRLEY. JEAN BA

Je téléphone immédiatement: « Mais il ne fallait pas, Jean ba, c’est très gentil, mais … »

– T’inquiètes pas, mon toine, il n’est pas volé, je l’ai juste emprunté à Carrefour. » Je deviens ce jour-là médecin et recelleur!

Ames sensibles…

cuivre

On nous apprend à la faculté à ne pas être écoeuré par ce que nous voyons. Je ne suis pas une âme sensible mais parfois il y a des limites à tout!

« Allo docteur, c’est madame Dauga, pouvez-vous avoir l’extrême gentillesse de venir me consulter à mon domicile? j’ai  eu un embarras toute la nuit. »

Le vocabulaire est choisi, l’élocution est belle, la voix est posée mais il semble que la patiente parle les mâchoires serrées donnant un air snob à sa demande.

L’arrivée devant la grille d’une belle chartreuse du 18 ième, la femme de ménage qui se précipite, « Madame vous attend dans sa chambre ».

En rentrant dans la chambre mon diagnostic est olfactif. L’odeur que je peux qualifier d’immonde me donne l’impression que la gasrtro-enterite bordelaise a encore frappée. « Cher toubib, j’ai passé une nuit atroce,  j’ai eu une dysenterie monstrueuse, et pour vous aider dans votre diagnostic j’ai conservé…

– Conservé quoi?

– Mes selles et, je m’en excuse, cela n’est pas très agréable mais l’aspect m’inquiète. »

C’est à ce moment-là que l’employée de maison apporte une batterie de casseroles de couleur rouge bordeaux se déclinant de la plus grande à la plus petite et dont chacune est remplie des excrétions nauséabondes de la nuit. Il est 7 heures, mon café est déjà bien loin. La nausée que je ressens me fait oublier que je pratique le plus beau métier du monde, mais tel Bayard sans peur et sans reproche, j’examine notre patiente avec moi aussi les mâchoires très serrées mais pas par snobisme.

Le comble de tout dans cette histoire c’est qu’au moment du départ, madame Dauga demande à Pierrette de m’apporter un petit présent. Elle m’apporte dans la plus grande des casseroles un foie gras qu’elle venait de faire cuire. Mon humour carabin revient au galop et pour démystifier cette scène hallucinante, je réponds:  » Ah celle là, elle me paraît bien moulée, ça va mieux madame Dauga ! »

Des gentlemen…

 

rugby

L’autre passion de ma vie c’est le rugby, j’y’ ai joué pendant trente ans! Aujourd’hui, j’ai la chance de pouvoir associer sport et le travail en étant médecin sportif.

Le gros Juju, pilier originaire de Captieux, joue maintenant à un haut niveau. Ce dimanche-là il a raté son match. Il vient me voir et me prend à part.

 » Doc, ça va pas, je suis nul, il me faut des vitamines, sinon je ne vais perdre ma place, et dimanche on joue Mont-de-Marsan !

– Passe demain au cabinet je vais te donner ce qui faut, une cure de Berroca !

– Tu n’as pas compris, charge moi! »

Je sais très bien que je ne le ferai jamais et que le mot dopage me provoque des allergies mais je vois ce pauvre Juju si triste que je lui assure que je vais réfléchir et commander ce qui faudra. La troisième mi-temps de Juju me rassure en le voyant chanter torse nu sur le comptoir, et je pense qu’il a déjà oublié sa requête.

Le vendredi, à l’entrainement, Juju vient me voir sur le bord de la touche et suant, soufflant, il me demande :

« C’est bon, tu as les cachtons? Putain, c’est Mont-de-Marsan dimanche !! »

Pris au dépourvu je lui réponds avec assurance « oui, oui bien sûr, je te le donne dimanche matin. »

Je suis sûrement un homme qui ne sait pas dire non mais qui a un sens de l’éthique encore plus poussé; alors imaginez ce dilemme! Doper ou non doper notre Juju?

Le dimanche matin, dans ce petit resto routier de Labouyere, je demande à Juju de venir me voir dans la petite salle de derrière.

 » Juju, voilà tu vas prendre ce comprimé maintenant et tu bois beaucoup d’eau. » Je lui donne cette fameuse pilule verte comme un dealer, place de la Victoire en regardant à droite et à gauche pour surveiller que personne ne nous surprenne.

Juju en rentrant tel un taureau dans l’arène m’envoie un clin d’oeil témoin de notre secret, et nous fait une magnifique roulade sur le pré de ce stade mythique des Landes. Il est comme un fou, il crie, il bave, encourage les autres, lève les bras pour arranguer la foule. Première mêlée,  Juju est prêt, il pousse, pousse et son pauvre adversaire direct s’écroule. Pénalité pour nous, Juju est un dieu, tout le monde lui tape dans la main et lui, regarde dans ma direction ….

Ils ont gagné à Mont-de-Marsan! Tous les avants ont fait un match magnifique!

« A noter la bonne performance du pilier gauche Julien Buick », c’est le gros titre du journal Sud-Ouest de lundi.

Devant cette performance, Juju bien évidement revient me voir le jour même et me dit : « On remet ça pour Bayonne ! »

– Bien sur, mon Juju. »

Bon, mon Juju, il y a prescription, ça fait 20 ans!  Je dois t’avouer aujourd’hui, je ne t’ai jamais dopé! Je te donnais un comprimé d’Immodium, un anti-diarrhéique banal en te faisant croire que c’était un Captagon!! Et c’est pour ça, qu’un jour, alors que m’étant pris au jeu, je te proposais un cacheton de plus, tu me répondis: « Non arrête quand je me charge le dimanche , je ne vais pas aux toilettes pendant huit jours! »

Chez M. le Baron…

vertige

 

Ce matin, un de mes vieux patients de la noblesse française, le baron Auguste de Blanche de Prada de Beauprés et …..d’autres lieux découverts à marée basse, m’ appelle car il a la fièvre. C’est un grand appartement coquet de Caudéran, où trônent des vieux meubles 18ième et des tableaux, portraits des aïeux. L’interrogatoire, l’examen clinique… je ne trouve rien. « C’est sûrement la grippe, mon cher Baron. Un peu de paracétamol et hop, tu repars au golf » (on se tutoie). Michel a le faciès buriné de l’expat’ qui a bourlingué autour de la planète, nourri au whisky et qui a ramené des petits bibelots de chaque tournée où il a vendu son savoir.

Néanmoins, je trouve Monsieur le Baron sans son humour habituel, les traits tirés et inquiet. Je rédige mon ordonnance de paracétamol et prend ma bouteille de « knockando », cadeau à chaque visite de Michel qui partage le même amour pour ce délice tourbé. En franchissant la porte de la chambre, j’aperçois des lances de guerriers Masaï et là… une connection dans mon cortex:

« Tu as déjà été en Afrique ? »

– Oh oui, il y a plus de 30 ans.

– Tu as fait déjà du palu?

– Jamais , tu y penses?

– Ca me traverse l’esprit, je te fais une goutte épaisse, et un petit bilan sanguin ! »

Retrouvant son humour : « pour le bilan ok, mais pour la goutte, impossible je n’ai pas eu de rhume !! »

J’avoue, la fièvre du baron ne m’ a pas tracassé durant cette journée.

19h-

Je passe prendre mon fils Paul chez nous pour l’amener à l’entrainement et, dans la voiture, je reçois un coup de fil du labo.

« Bravo Doc, ton baron il est bourré de falciparum » (un des plus mauvais ).

On est toujours content même si on est inquiet, lorsque l’on trouve un diagnostic inhabituel chez un patient. Je l’appelle donc !

Pas de réponse! J’insiste, rien. Michel ne sort jamais, c’est bizarre! Bêtement je pense à Fosto Coppi qui est, paraît-il, mort de son paludisme. Je demande donc à mon fils si on peut s’arrêter pour voir son état.

Je sonne, résonne, toujours rien. Je tente chez les voisins et la jeune voisine de palier m’ouvre (18 ans, 1m75). Mon Polo me suit, heureux de vivre un épisode de ma vie profesionnelle. Devant la porte du baron, aucun signe de vie! La voisine me propose de passer par son balcon.

Mes chers amis lecteurs, je dois vous attrister. Le grand sauveur de l’humanité que vous croyez lire a une faille. Il a le vertige! Impossible au 4ième étage d’enjamber le balcon tellement j’ai peur d’être attiré dans le vide! Mes jambes sont dans le même tissu que mon pantalon (en flanelle) et Paul, mon gamin de 13 ans, se propose de suite. Reprenons! Le décor: une voisine en chemise de nuit transparente, un balcon à franchir, un enfant excité de gravir les marches de la gloire… Et moi… vert, tremblant de vertige. En deux temps trois mouvements, Paul se retrouve chez le Baron. Il pénètre dans l’appartement et ressort aussitôt. « Papa, papa il est tout  nu dans sa baignoire, sans eau, il a fait caca partout et il dit n’importe quoi !!!  »

Après m’avoir ouvert par le pallier, la voisine sur mes talons, (toujours aussi sexy avec les formes que l’on aperçoit à travers son deshabillé rose pale) je me rends vite compte que notre Baron est complètement à la masse: encéphalite paludéenne, trente ans  après un séjour en Afrique!

Heureusement tout rentre dans l’ordre après quelques jours d’hospitalisation et Paul, le cascadeur, se souviendra toujours qu’il a sauvé une vie mais que son héros de père est un grand froussard devant le vide.

25 Août

Parce que c’était lui, parce que c’était moi…

main

 

Il vient de faire son footing. Nous sommes samedi matin je viens de finir mes consultations. Il est transpirant, souriant, beau. Nous sommes en septembre et son teint halé fait ressortir ses yeux si bleus. Adrien, c’est l’homme parfait ! Marié depuis plus de 20 ans avec Isabelle (il n’a eu qu’elle dans sa vie), il a deux enfants superbes, un super job, il a 45 ans. C’est beau la vie !

 » Regarde, Antoine, quand je cours j’ai des muscles qui sautent sans arrêt.  »

Je  ne peux, à cet instant, penser une seconde que je viens de commencer le film le plus triste de ma vie professionnelle. Je suis hors drame, je suis dans la « bisounours life ». Tout le monde rêve de connaitre Adrien, sa femme, belle comme une rose, ses deux enfants Camille et Matéo aussi beaux que vifs et intelligents.

J’examine ses muscles, son dos, ses jambes, tout en lui parlant du dernier match de Toulouse contre Toulon (il adore le rugby).

 » C’est vrai que ça saute tes petits muscles, tu es fatigué ? »

– Pas plus, je viens de courir une heure, je me prépare pour le marathon du Médoc.

– Je vais te faire faire un bilan pour voir si tu n’as pas de carence, magnésium, fer etc. »

Je ne pense à rien, je le regarde, il n’est pas inquiet, sourit, plaisante sur mon écriture plus arabisante que médicale. Ma réflexion sur le bilan sanguin que je demande me fait avoir les yeux dans le vague et par hasard (ou nécessité) ils se posent sur ses mains. Il n’a plus de muscle dans le creux de sa paume droite, juste sous le pouce.

Je lui demande de me la montrer, je la touche, la caresse. Je le regarde, je suis ému, je suis bouleversé. Il ne comprend pas, il me lance: « ça va Antoine ? »

Mon cortex vient de connecter les cellules de ma mémoire d’internat: « fasciculations plus amyotrophie de la loge thénar » = sclérose latérale amyotrophie, maladie de Charcot !

Maladie de Charcot c’est la descente aux enfers, c’est la mort par supplice, ce sont tous les muscles qui se paralysent un par un, sauf ceux des yeux. Le cerveau fonctionne jusqu’à la fin, la mort est atroce et arrive maximum en 3 à 4 ans.

Mon ami est là devant moi, heureux, souriant, se demandant sûrement si son copain qui lui caresse la main de façon attendrissante n’est pas entrain de changer de sexualité alors que  je viens de commencer un compte à rebours de fin de vie, de fin de SA vie.

Je me reprends et l’humour (mon arme de protection fatale) me pousse à lui lancer:  » t’as de beaux yeux tu sais » façon Gabin.

Mon diagnostic clinique est sûr. Je ne veux pas y croire. Ce n’est pas possible, pas lui, pas cet homme merveilleux, cet ami, ce papa, ce mari, ce sportif.

Heureusement que les examens complémentaires existent en médecine. Ils permettent de retarder l’annonce du verdict et surtout de s’y préparer.

 » On va faire le bilan et je vais demander un électromyogramme.

– Tu penses à quoi ? »

Il a l’air soudainement inquiet et ses yeux rieurs d’il y a quelques secondes sont interrogatifs avec les sourcils en accents circonflexes comme si il essayait de pénétrer dans mes circonvolutions cérébrales.

Ma réponse est nulle: « à tout et à rien, t’inquiète pas ».

Il est midi, je monte dans ma voiture. Habituellement je ressens un grand bonheur de finir ma semaine,de rentrer chez moi, décompresser, voir mes enfants et me saouler de matchs de rugby, allongé sur le canapé, le D4 à la bouche.

Mais là, je suis k.o ! J’ai envie de pleurer, je n’y arrive pas. Je roule sans savoir où je vais, je ne pense à rien, je suis mal, j’ai une boule de la taille d’un ballon de foot dans le ventre. Je déteste mon métier, je me déteste, je déteste celui en qui je crois, ce connard de Dieu pourquoi faire du mal:

« Tu peux m’expliquer toi qui fait le beau le créateur, le gentil,  pourquoi tu fais ça? Tu es mauvais, tu donnes la vie pour la reprendre et faire souffrir. Adrien ne t’a rien demandé, tu lui montres un appartement témoin et tu l’enfermes dans un tunnel qui le fait glisser vers la mort ? Tu es un salaud mon Dieu ! »

Le plus dur quand on vit cela, c’est de rentrer en famille, de voir sa femme, ses enfants qui ne savent rien de mon tourment et de faire comme si rien n’était. Parler des devoirs du matin, de la chambre mal rangée, du match de Paul de demain, de la guitare de Louis, des futures vacances en famille. Je voudrais être seul sur une plage du bassin, les pieds sur le sable, la tête dans les étoiles. J’aimerais rencontrer mon Dieu et lui parler face à face et qu’il m’explique.

Le lundi quand je reprends mon travail, j’ai toujours ce sentiment d’être chanceux car je fais le plus beau métier du monde. Il me tarde de commencer ma journée. Ce lundi l’enthousiasme est remplacé par l’angoisse des résultats de l’irm et de l’emg d’Adrien. Mon empressement pour lui faire faire ses examens le surprend. Je suis lâche, je lui raconte que c’est pour vite lui trouver un traitement pour ses fasciculations or il n’y a pas de traitement…

Je suis très fier que l’on dise de moi : « il va très vite mais il a un bon flair diagnostic ». J’aimerais tellement me tromper aujourd’hui, j’aimerais tellement me dire ce soir : »Pourquoi as-tu pensé à une « sla » alors que c’est un manque calcium ou de magnésium ? »

18h- Le téléphone retentit. J’ai le coeur qui bat, j’ai devant moi une pauvre ado de 16 ans qui pleure car son petit copain vient de la laisser.

« Allô, Mareilhac? C’est Philippe, le neuro : « c’est une « belle sla », c’est sûr ! bravo ! »

Ma tête explose, mon coeur se fend en deux et lui ,cet andouille de neuro, technicien électrique me dit « bravo » !!  Bravo de quoi ? bravo pour annoncer à mon meilleur ami qu’il va souffrir, qu’il va mourir dans moins de 3 ans, que sa femme va se retrouver seule avec deux bambins ?

Et puis, pourquoi il dit « belle sla »?  Comment une telle maladie peut -elle être qualifiée autrement que monstrueuse, atroce, injuste ?

Je n’ai pas besoin d’appeler Adrien, il vient lui même, poussé sûrement par le souvenir de ma tristesse en lui caressant la main samedi.

« Alors, tu en penses quoi ? »

Je ne sais pourquoi dans de telles situations j’arrive à parler, des phrases automatiques que je ne maitrise pas mais qui sont justes et à propos.

« Je pense que c’est une atteinte de la moelle, que cela peut aller du plus grave au plus bénin, il va falloir voir un bon neuro ».

– Arrête Antoine, dis moi, tu penses à quoi ?

– Tu m’embêtes Adrien, j ai peur que tu aies une vilaine merde.

– Je le sais depuis samedi, quand je t’ai vu me caresser ma main. J’ai su, j’ai tout cherché sur internet, j’ai une maladie de Charcot, je suis foutu, mais ça va, je vais me battre. Les miracles, tu sais ça existe ».

Ce mec est l’homme parfait, il avait déjà tout et maintenant alors qu’il se sait condamné il a la dignité, le courage, la force.

Le lendemain, sans avoir fermé l’oeil de la nuit, je ressens une oppression énorme, je suis désemparé. Adrien m’a toujours parlé de son meilleur copain à Toulouse. Il est pharmacien, il s’appelle Jean-Luc. Ma seule idée de la journée c’est de le retrouver, de lui parler, de parler à quelqu’un qui aime Adrien. Je n’ai pas le courage d’appeler Isabelle, sa femme. Les réseaux sociaux servent à quelque chose, en regardant sur sa page je vois un de ses amis qui se prénomme « Jean-Luc ». J’appelle et je trouve une voix chaude, humaine, transpirant la ville rouge et Nougaro.

« Je ne vous connais pas mais nous avons un ami très cher en commun, Adrien ».

Le ton de sa voix exprime de suite, la compréhension, il sait que c’est grave.

« C’est bon, arrête j’ai tout pigé. Il est foutu…  » Il se met à éclater en sanglot et …moi aussi. On arrive même plus à parler.

Ce qui a de merveilleux dans la vie, c’est comme il est écrit  dans l’ecclésiaste: « Ce qui fut, cela sera; ce qui s’est fait se refera ».  Et il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Jean-Luc est, depuis ce jour-là et encore aujourd’hui, mon indispensable ami.

La leçon de vie que j’ai vécu pendant 3 ans m’a beaucoup plus apporté que les heures allongées sur un divan. Aux cotés d’Adrien et Isabelle, j’ai tout appris, j’ai essaimé une marguerite où je disais bonheur, force, humilité, simplicité, courage, humour, amour, amour, amour jamais tristesse.

On ne peut détailler ces 3 ans où du choc du départ, on passe de l’espoir à la désillusion, de la souffrance à l’agonie.

Deux mois après la certitude du diagnostic, Adrien a voulu manger avec moi. Simplement, il m’ a dit:

« Antoine, prends soin d’eux. »

Je vois mon ami devant moi, me regardant droit dans des les yeux, sur ses deux jambes, comment voulez-vous que je ne lui dise pas.

« Bien sur, je te le promets Adrien, je te le jure ».

Il ne me répond pas il se lève, m’ embrasse et me serre  dans ses bras pendant un long moment.

Trois ans sont passés. Adrien est dans sa chambre, trachéotomisé, il ne bouge rien, il est assisté jour et nuit. Isabelle est là 22h sur 24. Elle essaie pendant deux heures de gymnastique intense de se défouler comme un boxeur à deux mois d’un championnat de boxe. Il a toute sa conscience et ne peut communiquer que par le clignement des paupières. Je lui montre lettre après lettre et la fermeture des paupières signifie que je dois la retenir.

Un soir, Adrien veut me parler, enfin cligner..

Il me rappelle ma promesse …. il est parti cette nuit-là.

Je t’aime, Adrien.