Je suis rentré très fatigué ce soir. Je rentre comme un robot, le morceau de fromage de brebis et le bon Chasse Spleen 2003 me tentent bien pour recharger les batteries.
« Allez Antoine, juste un peu, ça va te faire du bien. Oui, c’est sûr mais tes abdos naguère plaques de chocolat ont bien fondu, ton airbag ne fait qu’augmenter, alors non, attends un peu pour te mettre table. »
Et puis, merde, j’ai eu une journée affreuse: un décès, dix déprimés, trente gastro, et la pauvre Micheline (ma voisine qui a perdu son yorshire) ne cesse de pleurer et crie par la fenêtre à qui le lui rendra. Et c’est moi le docteur, alias le Père Lustrucru pour la circonstance, qui l’a retrouvé dans l’impasse sous une voiture. Bref, j’en ai plein les bottes et donc au diable les bourrelets et vive mon apéritif associant les délices d’Itxassou à ceux de Bacchus!
J’ai la tête qui n’imprime plus, j’entends mais je n’écoute pas, je regarde mais je ne vois pas, je suis ici et pourtant ailleurs. En fait, je suis épuisé. Je ne suis pas de très bonne compagnie pour mes enfants. J’ai besoin d’un sas de décompression quand je rentre. Avant je serais aller faire un footing, mais ça c’était avant! Aujourd’hui, je me délecte d’un Moulis et je nourris mes adipocytes.
Un autre plaisir m’attend: un certain Toulouse-Stade Français. Je me sens bien, j’ai bien travaillé, j’ai donné toute mon énergie à mes malades et là, je profite de la vie, en famille: que c’est bon !
Pour une fois, pas de troisième mi-temps, je monte m’écrouler en remerciant le ciel pour l’homme qui, un jour, a inventé le lit.
2h10, mon téléphone résonne! Tout tremble de la table de nuit à mon corps tout entier. Je dors d’un sommeil profond et cet insupportable portable me fait sortir de mon coma.
« Allo, le doc, c’est Honoré de la Petite Suez (la Petite Suez, c’est un bar de nuit sur les quais.Un genre de bar à hôtesses au décor de velours rouge et où l’odeur de coquinerie enveloppe les murs et les vieux fauteuils de cuir).
Complètement endormi, je lui demande d’une voix très chamalow:
« Qu’est-ce qui ne va pas, Honoré ? »
-Tu peux venir j’ai un problème, un gros ? Viens vite. »
Je n’ai pas le temps de répondre qu’il a déjà raccroché.
Je vais, une fois par mois, visiter Honoré dans son bar le matin de bonne heure. Lui n’est pas encore couché, je vérifie sa tension, prend un petit café avec Carmen son épouse. Je m’assois dans ses canapés encore chauds des frivolités de la nuit. J’aime pénétrer dans ces lieux que mon éducation judéo-chrétienne m’a toujours interdit, mais qui ont souvent garni mes fantasmes d’adolescent (je dis « adolescent », si jamais un jour mes fils me lisent…).
2h 27 – j’arrive devant la Petite Suez, Honoré m’attend devant la porte. C’est un gaillard énorme aux pommettes rougies par tant de verres partagés. Il ressemble au boulanger de Pagnol où seul l’accent de Marseille est remplacé par celui de Baccalan.
« Monte petit, dans la chambre à gauche, j’ai une fille qui s’est pris un coup de lame. » Je ne réfléchis pas, je traverse le bar, je regarde discrètement ce lieu de perdition où se mélange des femmes en tenue très …attirante et des quinquagénaires aux costumes défaits et aux cravates parfois nouées autour de la tête. C’est Luis Mariano qui est le roi de la soirée à travers les hauts parleurs et je monte donc au rythme du « petit rossignol ».
La description de la chambre est celle d’un bon San Antonio: le lit aux draps roses, les rideaux presque ton sur ton et au milieu une statue d’ébène qui gémit.
« Comment tu t’appelles ? »
-Pascaline.
-D’où tu viens ?
-De Ouga au Burkina. »
Je vois à travers son déshabillé, à la couleur identique au reste de la pièce, une grosse marque de sang. Elle souffre et parle d’une langue que je ne connais pas.
En soulevant sa chemise, je vois une plaie à l’abdomen. Le sang rouge qui dégouline sur cette peau satinée explique les cris de Pascaline.
Il faut l’amener à l’hôpital et vite. Honoré, planté devant la porte, se met à vociférer :
« Pas question ! Tu la recouds ici, elle n’est pas en règle, et moi j’ai fait dix ans de placard et c’est pas à 74 ans que je vais y repartir. »
26 points de sutures ! Entre cris burkinabais, Luis Mariano, fumée, alcool et petites pépées !
En fait, je suis heureux, je soulage une pauvre fille qui pensait trouver l’argent et le bonheur et qui a rencontré un opinel. Je rentre dans un lieu fantasmatique, moi, l’élève des jésuites, j’évite la prison à Honoré et j’écoute Luis, mon cher Luis. Oui, ce soir l’amour est un bouquet de violettes.