25 Sep

D’homme à homme

cowboy

Il est parfois difficile de parler à ses parents même quand on se croit adulte.

Carlos est un immigré espagnol dont la famille est arrivée après la guerre d’Espagne. Il est grand, costaud, plaisante tout le temps. Maçon, il a crée sa petite entreprise. Il a un accent qui sent bon l’huile d’olive, les tapas et la sangria. Il est marié avec Isabelle depuis 30 ans. Elle partage son temps entre comptabilité et  gestion de la maison. Deux enfants, deux beaux hidalgos, cheveux gominés, 28 et 29 ans. (Manuel et Pedro)

Carlos, c’est le râleur ! Il ne sait jamais être calme, il travaille comme un fou, a construit sa propre maison mais ne l’a jamais finie. Il y a toujours des tonnes de gravas, de ciment, de tuyaux quand je vais chez eux. Il me fait rire avec son esprit bougon permanent : un rhume et c’est la fin du monde!

 » Poutadios, Antonio, tou va me soigné sinon je te zigouille la garganta! No rigole pas, je vais mourir ! »

– Mais ce n’est qu’un rhume, Carlos !

– Yo m’en fou, j’ai du trabajo à la casa.

Sa femme, exaspérée, me regarde derrière ses lunettes, finissant une facture.

« Et n’oublie pas la TVA! »

La maison sent toujours l’odeur de cuisine, de friture et la bouteille de Rioja est toujours sur la table. J’ai souvent droit de déguster ce vinaigre réveillant systématiquement mon petit ulcère mais on ne refuse rien à monsieur Don Carlos !

Pedro, le fils ainé, a réussi ses études. Il a fait une école de commerce et, après des stages à Bordeaux, a très vite compris qu’il devait partir loin de cette entreprise familiale où il ne serait toujours que le fils de Carlos et non le commercial de l’entreprise. Il est installé à Madrid et réussit très bien dans une grosse boîte de publicité.

Manuel, avant tout, c’est le beau gosse ! 1m85, il a enchainé échec scolaire sur échec scolaire, a triplé sa seconde et, en désespoir de cause, Don Carlos l’a inscrit dans un CAP de plomberie.

« Tu comprends, il passe son diplôme, je le prends avec moi et il pourra continuer à jouer au foot. On travaille ensemble histoire que je le forme et basta, je repars venger mon padre en finissant ma vie là où Franco nous a chassés ! »

Manuel vient me voir timidement pour que je lui remonte le moral. La vie avec un volcan espagnol n’est pas facile.

« Je suis Tanguy, maman me couche, m’apporte mon petit déjeuner au lit, papa me hurle dessus. Il veut que je sois le plombier le meilleur du monde, le Saunier Duval de Bordeaux. Moi, je n’ai pas du tout envie de faire ce métier et encore moins de travailler avec eux. »

Il est complètement dépressif. Je le connais depuis la naissance et son physique d’Apollon ne correspond pas du tout avec celui du plombier qui bricole.

« Tu veux faire quoi ?

– Danser!

– Danser, toi qui joues au foot? Tu ressembles plus certes à Delon qu’à Ribery mais de là à être danseur……

– J’aime la musique, la danse, le Tango mais, avec Don Carlos, tu joues au foot, tu portes le maillot du Réal de Madrid et tu mets ta salopette!!

– Tu sors souvent en pub le soir?

– Parfois, mais le Vieux m’empêche souvent. Alors, je fais le mur avec la complicité de Maman.

-Tu sais que tu as 28 ans, Manuel. Tu dois t’affirmer, communiquer avec Carlos (facile à dire quand on est médecin, moins quand on est un papa comme moi).

– Je sais mais j’ai peur de lui (il se met à pleurer) et puis je n’arrive pas à lui dire …

– Quoi ?

– Que je suis homo! »

En me disant cela, je vois un éclair dans ses yeux, un éclair de bonheur de partager enfin son secret avec moi, son complice d’un jour, son médecin de toujours.

« Dis lui !

– Impossible, il est anti homo, anti danseur, anti musique, anti moi quoi!

– Tu veux que je lui parle ?

Un sourire lumineux !

– Oh oui, Doc je veux, je veux vite, je veux revivre « .

 

Bon, Antoine, tu as peut être parlé un peu vite. Il va falloir trouver les mots, les bons pour faire comprendre à Don Carlos que son fils n’est pas comme lui, et surtout pas comme il voudrait qu’il soit.

Les cas gênants je les traite toujours en fin de journée quand le tumulte de la journée s’apaise. Je reçois » mon dernier rendez-vous ».  C’est celui où je discute et prends mon temps. Je peux faire passer des messages parce que je suis calme et détendu.

 

« Olà, Don Carlos !

– Arrête de faire le stupide, je suis inquiet. Pourquoi tu m’as fait venir, j’ai le crabe ? (traduction internationale de cancer)

– Non, rien de grave, je veux te parler de Manu.

– Il est malade?

– Non au contraire tout va bien, très bien.

– Tu me fais venir à ton cabinet, le soir tard, alors que je dois livrer un chantier pour me dire que mon branleur de fils va bien ! Tou té fou de moi !!(reprenant son accent hispanico-béglais)

– Il va bien physiquement mais moralement, ce n’est pas la grande forme.

– Il va nous faire une petite déprime, le chouchou de sa maman. Il a tout pour être bien, il loge chez nous, on le protège, on lui paye son CAP etc, etc…

– Il voudrait te parler, il n’y arrive pas !

Carlos devient tout calme, tout mal à l’aise, comme s’il sortait son habit de méchant, de père autoritaire.

– Mais qu’il est stupide ce Manuel, je peux tout entendre, je le sais très bien ce qu’il a à me dire.

– Tu penses à quoi ?

– Que je n’aurai jamais un petit fils pour reprendre la boutique, qu’il ne jouera jamais au Réal et que je vais devoir manger avec son petit copain.

-Tu savais ?

– Bien sûr que je sais mais cela me chamboule un peu.

– Tu sais, il va être heureux que tu lui parles. Aujourd’hui, il est vraiment mal.

– Mais qu’il est bête, ce Manu, je l’invite avec toi ce soir (au diable le chantier) avec son copain et il verra bien qui est Don Carlos !

 

Le repas dans le restaurant espagnol fut fabuleux : sangria, paella et coming-out !

 

 

 

24 Sep

Deux têtes, un seul coeur

arbre_drmaison

C’est une famille classique : lui, commercial dans la grande distribution, elle, fonctionnaire. Deux enfants : 14 et 16 ans. Petit pavillon de banlieue, un rythme minuté, identique chaque semaine. Un week-end en famille : bricolage pour papa, sport pour les enfants, lecture pour la maman. Ils ont l’air heureux sans avoir besoin de sortir.

Je suis leur médecin depuis la naissance du premier. Je participe à l’évolution de cette famille « modèle » en soignant les petits bobos et les pathologies classiques.

Jean est l’homme emphatique, toujours stressé, toujours bien habillé, la cravate et le costume bleu marine, en uniforme. Elise, c’est l’épouse, la maman parfaite. Elle partage son temps entre le bureau et les taches ménagères. C’est l’abnégation au service des autres. Autant j’ai donné quelques fois des petits hypnotiques à Jean pour son sommeil autant je n’ai jamais eu besoin d’aider Elise. Elle est trop fatiguée le soir, elle s’effondre sur le canapé une fois les enfants couchés.

Il faut dire que Jean part le lundi midi sur toutes les routes de France (17 départements) et ne rentre que le vendredi soir.

Un jour, Elise vient me voir car elle est soucieuse pour son fils aîné qui réclame son papa.

« Il n’est là que le week-end et encore il passe son temps devant les matchs de rugby ! » (je ne suis donc pas tout seul, ouf !)

Je reçois quelques jours après le fiston. L’enfant sympa avec de l’acné juvénile : il veut une crème pour ne pas être appelé « calculette » à cause des boutons sur son visage.

J’en profite pour lui parler de sa famille et bien sûr de son papa. En fait, c’est le mythe, mon père ce héros ! Il lui pardonne les samedis, allongé sur le canapé devant la télé et se réjouit de la victoire de Toulouse sur Clermont -Ferrand (normal). Il a une admiration sans faille pour celui qui arpente la France entière pour vendre des biscuits d’apéritif. Il aime son charisme, sa générosité et lui reproche juste son absence qu’il sait involontaire.

Il est plus dur avec sa maman qui joue le mauvais rôle.

« Elle ne cesse de me crier dessus… fais ta chambre, arrête de toucher les boutons, va travailler au lieu de de jouer à la console. »

La petite sœur est une jeune ado avec bagues dentaires et sac Hello Kitty. Pour elle, la vie est un long fleuve tranquille.

Un jour, je reçois un coup de téléphone d’un jeune qui veut venir me voir très vite. Je lui demande son nom et il hésite, bafouille et me dit :

« On dira que je m’appelle X….. »

Me précisant qu’il n’habite pas à Bordeaux et qu’il ne peut venir que le week-end, je lui donne rendez-vous le samedi suivant.

C’est le dernier rendez-vous, il est midi. Je vois arriver un jeune à l’accent très Sud-Ouest, très chantant qui sent bon le rugby et la saucisse.

« Voilà, je veux vous parler mais je vous demande de ne jamais le dire à personne.

– D’accord, qu’il y a t’il de si grave ?

– Soignez-vous monsieur Dupuy ?

– Pourquoi? et quel prénom ? Tu sais des Dupuy il y en a beaucoup à Bordeaux.

– Jean Dupuy, marchand de cacahuètes.. »

A son ton et son humour d’arachide, je sens bien qu’il y a une grosse colère en lui.

« Tu as quel âge ?

– 14 ans depuis hier.

– Pourquoi me demandes- tu cela?

– Parce que c’est mon père !!! »

Dois-je lui avouer que je le connais, qu’il a déjà deux enfants dont un du même âge ? Dois-je me retrancher derrière le secret médical ?  Au vu de mon trouble, il rajoute :

« Je sais que vous êtes son médecin, j’ai vu vos ordonnances dans sa poche. » (et il me les présente)

Je suis désemparé et lui pose des questions un peu bâtardes vu le contexte .

« Tu le vois souvent (prouvant en disant ça que j’admets connaître son papa ou, tout au moins, monsieur Jean Dupuy)

– Oui, toute la semaine. Il arrive le lundi à 14 heures, travaille beaucoup mais dort tous les soirs à la maison.

– Il connaît ta maman depuis longtemps ?

– Bien sûr, depuis 17 ans au moins (la rencontre avec Elise date de 19 ans ! )

En fait cet ado courageux vient de comprendre que son papa a sûrement une double vie mais ne semble pas en connaître tout le contenu. Cela veut dire aussi que notre Jean d’arachide a rencontré dans une autre ville deux ans plus tard une autre femme que la sienne et a construit un autre foyer.

Devant tant de doutes, je me permets de poser des questions beaucoup plus précises.

« Connais-tu sa vie à Bordeaux ? Sais-tu s’il est avec une femme ?

– Je me doute qu’il vit avec quelqu’un car, son excuse d’être dirigeant de rugby toute l’année et partir en tournée l’été pendant 3 semaines, il n’y a que maman pour le croire. Sinon je ne sais pas où il est le week-end sauf qu’il vient vous voir comme médecin référent…

– Tu as des frères et sœurs ?

– Une ! »

C’est incroyable, ce Jean a une double vie complète : deux foyers, deux femmes trompées, deux fois deux enfants ! Que faire pour ce jeune ado complètement perdu qui vient me demander mon aide ? Dois-je parler au papa? Je me pose des millions de questions et lui n’attend qu’une réponse, que je lui dise qu’il n’a pas tort.

J’ai pris son numéro de téléphone et j’ai promis de me renseigner Je lui demande aussi s’il veut que je parle à son papa?

« Faites comme vous voulez, mon père c’est mon dieu. J’ai peur de le perdre. En disant cela, il emploie les même mots que son frère jumeau inconnu ! Cette situation est folle, deux familles réunies par un homme génial sûrement, menteur certainement!

Un jour, Jean vient me voir, abattu. Il vient de se faire licencier pour faute grave. N’arrivant pas à subvenir à la gestion de ses deux familles, il a triché sur des factures.

« Ce n’est pas pour le licenciement que je vais mal, Doc, c’est pour ce qui va suivre. »

Il se met à me raconter toute son histoire, un amour fou pour Elise, ses deux enfants puis la tentation, en étant jamais chez lui la semaine, une maîtresse qui se transforme en amour. Il n’arrive pas rompre, il aime éperdument les deux femmes. Un jour, elle lui annonce qu’elle est enceinte, il ne veut pas la priver d’une maternité, il cède, repousse tous les jours l’annonce et se retrouve dans un « confort familial » à deux têtes.

Aujourd’hui, il ne peut plus mentir à tout le monde. Il paraît si sincère que je n’ose lui dire quoi que ce soit.

Simplement, je pense à ce livre d’Emmanuel Carrère, « l’Adversaire » et j’ai peur.

Je n’arrive pas trouver les mots, moi si bavard.

C’est lui qui va traduire ma pensée. « J’ai deux solutions : soit je me flingue, soit je dis tout ! »

Il a tout dit à tous, à ses quatre enfants, à ses deux femmes, à ses deux belles familles.

Il a retrouvé du travail et la vie continue ….

 

22 Sep

Monsieur et Madame Heureux

drmaison_couple La tête et les jambes…et quelles jambes ! Il y a parfois des situations, des portraits qui prêtent à rire. Pourtant si je n’avais pas mon esprit carabin coquin pour me protéger, je ne ferais que pleurer.

Quand je les vois arriver la première fois à mon cabinet, je me demande bien comment je vais faire pour garder mon sérieux.

Ils s’appellent Claude tous les deux et, pour les différencier, lui on l’appelle Coco. Très fier il rajoute Coco, comme mon perroquet du Gabon, en moins bavard ! Elle, c’est la tête ! Elle a une maladie génétique type myopathie et son handicap n’est, si on peut dire, qu’orthopédique. Elle lit Nietzche, Camus et Saint Augustin.

Tous les jours elle répète à son mari la phrase qu’elle a gravé dans son salon : »Aime et fais ce qu’il te plait ! » Il lui répond tous les jours : « Facile Madame intello, moi je ne sais ni lire ni écrire et j’ai des jambes en X » .

Coco, depuis la naissance, a une anomalie congénitale. Il est limité intellectuellement et a une malformation des jambes avec deux pieds bots. Cela dit, il a une volonté féroce et aide sa femme pour la mobilité. Elle aime à plaisanter et dit souvent : « Au royaume des aveugles les borgnes sont rois, alors bouge toi, le grand « . Grand, il est: 1m94 !

Sans l’offenser et avec beaucoup de tendresse je peux l’appeler mon Quasimodo préféré. Ils me disent souvent, nous ne sommes pas des handicapés, nous sommes Monsieur et Madame Différents en référence aux livres d’enfants, (Monsieur Distrait, Madame Etourdie, Monsieur Lent etc…)

Ils ne m’appellent que très rarement pour des visites à domicile. Ils veulent venir comme tout le monde. En toute franchise, cela ne m’arrange pas vu le temps…

Elle m’explique : « Nous venons chez le docteur une fois par mois. C’est notre sortie mensuelle ».

« Le matin où je viens vous voir je me lève plus tôt. On se lave la tête quand on vient voir son toubib chéri!  Et se laver les cheveux avec deux mains fermées on en gaspille du shampoing! Puis je prépare le petit déjeuner du grand et je le réveille sinon il dort jusqu’à 11h. Il ne mange pas, il dévore!  Soupe, fromage, charcuterie et son petit verre de rouge.

– Tous les jours ?

– Parfaitement, Monsieur Différent,  c’est aussi Monsieur Glouton.

– Vous savez, il est très vite midi et on part chez vous vers 13 h ».

Je comprends ce temps vu celui qui leur faut pour descendre de la voiture et  venir jusqu’à ma salle d’attente.

D’abord, il y a l’arrivée dans le parking. Elle a une vielle Twingo avec commandes au volant. Des petites erreurs de manettes et la pauvre Renault ressemble à la voiture du jeu des Milles Bornes marquée accident ( j’adorais jouer à ce jeu petit..) Après dix bons aller-retour pour prendre une place normale et non d’handicapés, Coco descend en premier, déplie sa carcasse d’un pas chaloupé genou contre genou, pieds disposés un intérieur, l’autre extérieur, bras à l’horizontale pour équilibrer le tout. Sourire aux lèvres, il fait le tour de la voiture pour ouvrir la porte de Madame (12 minutes) Claude pose ses jambes sur le goudron (5 mn) Coco se penche non sans se prendre très souvent le coin de la portière dans la tête (2 mn) et essaye de tirer Madame en dehors de la voiture.

La chute est fréquente et il se relève en éclatant de rire et en répétant:  » Aime et fais ce qu’il te plait » c’est ça, merci Saint augustin. Je l’aime peut être mais elle m’emmerde, Madame l’intello! Ensuite, une fois extirpée de la voiture, il lui tend un bras sans même attendre qu’elle déplie le sien. Ils s’avancent en une marche en canard s’en savoir qui retient l’autre. 23 minutes plus tard, ils arrivent dans mon bureau.

Elle a toute sa « vie médicale  » dans son sac Auchan  me disant à chaque fois :  » Vous connaissez mon cas mais … »

Lui semble heureux. C’est une sortie distrayante et reposante pour lui.  » Docteur, elle me tue Madame Intello, je dois me lever tôt (11h…) je dois nourrir Pepito et GaÏa

– Qui?

– Les deux chats, le gros noir au ventre qui pend et la petite minus zébrée.

– Arrête le grand, si on est venu aujourd’hui c’est grave, laisse moi parler ! Voilà Docteur, je sais ce que vous allez me dire mais j’ai bien réfléchi et le grand aussi d’ailleurs, nous voulons un enfant !!

A ce moment précis je ne sais pas si c’est sérieux ou si c’est un trait de l’humour habituel de Claude .

– Alors, Docteur, mon âge est il un problème pour ce désir sans nom de maternité?

– Quel âge ?

– 45 ans ! (je m’aperçois en fait que je ne le savais pas pouvant lui en donner facilement dix de plus )

– Qu’en pensez vous Coco ? Il rit :  » Aime et fais ce qu’il te plait ! quand Madame veut, elle a ! Alors un de plus ou pas !

– Un de plus ?

– On a quand même Pepito et Gaîa!

– Arrête toi, je te parle d’un enfant, un vrai un bébé d’ amour qui te ressemblera, qui aura tes beaux yeux bleus et qui sera gentil comme toi.

– oui mais peut être des jambes en x et un cerveau de poulet ..

– T’inquiète pas mon chéri, il sera le plus beau bébé du monde.

Cette scène devant moi me trouble: un amour si grand entre deux êtres et une folie d’avoir un enfant en étant handicapés comme eux ! Ils me demandent mon avis et, moi simple généraliste, je dois donner une réponse : oui, non, feu vert, feu rouge.

Ai-je le droit de dire que c’est inconscient, qu’il faut penser à l’enfant, à son avenir, aux moqueries de l’univers scolaire?

Et pourtant je suis sûr qu’il sera un être adoré, protégé. Combien de bambins ont des parents « normaux » qui agissent en monstres, en égoïstes. Ils ne donnent pas le dixième du potentiel d’amour que les deux Claude pourraient donner.

Je n’ai pas eu besoin de traduire ma pensée, Claude l’a comprise.  » Je sais, on est des vieux maboules, moi j’ai la tête, lui a des pauvres jambes mais on a quelque chose que d’autres n’auront jamais : on a du coeur et on s’aime.

J’ai tout fait pour les aider. Ils ont passé des heures et des heures en consultations de fécondation in vitro, en dossier d’adoption. Ils n’ont jamais eu d’enfant mais, pendant ces années de quête de bonheur maternel, ils n’ont pas vu qu’ils étaient différents.

Aujourd’hui, ils vont bien, clopin-clopant, ils promènent Thimbou, leur nouveau Labrador.

20 Sep

Narco

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Il y a des gens chanceux et d’autres moins !

C’est une super famille nombreuse. Cinq des six enfants ont réussi leurs études, ingénieur, profession libérale, le sixième c’est Caliméro, le petit canard différent des autres. La famille est unie autour de la maman protectrice, très en forme malgré ses 88 printemps.

Ce petit dernier c’est Michel, surnommé Mimi par tout le monde.

Mimi, c’est avant tout un physique atypique. Il est petit, un faciès ingrat qu’il explique par son encéphalite à l’âge de 7 ans. Il vit en couple avec Jacqueline, elle aussi handicapé mentale modérée.

Mimi, c’est mon préféré de la famille.Il m’appelle Toinou, surnom que me donnait ma grand-mère. Il est habillé bizarrement, costume trop grand, six stylos qui dépassent de sa poche, une pipe fumante au coin des lèvres. Il porte des grandes lunettes noires qui cachent des cernes prononcées sur son visage.

La première fois que je le reçois, il m’explique que son handicap mental a commencé après cette encéphalite qui lui a valu des années d’hôpital.

Quand je discute avec lui, je suis frappé par son intelligence. Elle s’oppose à l’impression de retardé mental qu’il véhicule. C’est un peu Rain Man, il est cultivé, s’intéresse à tout, apprend par coeur le plan du château de Versatile, passe ses nuits sur internet et s’occupe de Jacqueline.

Elle, c’est un petit bout de femme, lunettes quadruple foyers, chignon et sourire perpétuels. Ils vivent en plein centre ville dans un petit appartement où l’odeur de L’amsterdamer embaume les murs jaunis. Il ne conduit pas, son grand frère lui a interdit de passer son permis,  cela le rend triste car il pense en avoir la capacité.

Jacqueline travaille dans un centre d’handicapés.Toute la journée, elle met des petites poupées en plastique dans des cartons. Lui, il travaille dans un centre aéro spatial où il est responsable de la barrière qu’il lève depuis sa cahute en verre entre deux lectures du journal qu’il décortique ligne par ligne .

Quand ils viennent au cabinet, ils arrivent toujours avec deux heures d’avance, « pour ne pas te rater mon Toinou » me dit-il à chaque fois.

Un soir, je rentre chez moi pas trop tard, mon beau-frère est là pour manger avec nous.Vu la chaleur de la journée, nous nous servons un petit pastis bien frais, quelques cacahuètes et nous passons à table. Menu du jour : un couscous ! J’adore ! Le gâteau au chocolat finit de me combler.

21h30, le téléphone sonne !

« Allo, mon Toinou, tu ne nous a pas oubliés ?

– Euh, pas du tout, j’arrive, je suis en visite. (Mimi et Jaqueline m’ont invité et, alors que je refuse souvent, j’avais accepté de venir diner avec eux, vu la sympathie que je ressens).

Je viens de finir de manger. J’ai un ventre prêt à exploser de semoule et de légumes et me voilà reparti vers un autre repas.

« Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez vous » dit Paul Eluard.  Quel rendez vous !!!!

Ils sont là devant moi, habillés sur leur trente et un, lui la pipe à la bouche, elle s’affairant en cuisine.

« On avait peur que tu nous aies oubliés.

– Pas du tout ! (plus Pinoccio que jamais)

– Je te serre un petit pastis?

– Euh, bien sûr » … et il rajoute quelques arachides qui me rappellent quelque chose.

Nous parlons de tout et de rien, de la maquette du château qu’il vient de finir, du napperon au crochet sur la table (oeuvre de Jacqueline) et nous passons à table …..

«  Je t’ai fait un couscous, ma mère est quand même née à Alger ! »

Me voilà pour réitérer le même repas 1 heure plus tard! (on s’étonne après que les abdominaux qui faisaient ma fierté du temps du rugby se soient transformés en baudruche ou air bag de la quarantaine !)

Le repas se passe bien. Touchants par leur naïveté et leur gentillesse, ils me parlent de leur travail, de leur vie d’êtres différents mais « quand on a que l’amour » cela suffit pour le bonheur.

Jacqueline me raconte, en aparté, que Mimi ne va pas très bien au travail, que les moqueries des gens lui pèsent et que son chef lui fait beaucoup de reproches.

Il n’ a qu’une seule mission, c’est d’ouvrir une barrière au personnel qui se présente au centre. Il dort très peu et, depuis quelques temps, se passionne pour des sites internet où il remonte le moral des tristes de la nuit !!

Pendant qu’il bourre sa pipe dans le salon je discute un peu avec lui.

« Alors mon Mimi, on t’embête un peu au boulot ?

– T’ inquiète pas, je fais mal mon travail paraît-il. Je suis fatigué et je m’endors devant la satané barrière.

Alors que nous sommes revenus dans la cuisine où Jacqueline nous sert des bananes flambées, (plus flambées que bananes) Mimi me raconte et me récite les souterrains du château de Versailles.

Alors on peut pénétrer par la porte arrière, on rentre par une porte dérobée, on avance à la bougie et on desc…..

Mimi ne finit pas sa phrase il est complètement endormi sur la table, il ronfle ! Je crois qu’il a un malaise, je me précipite.

Jaqueline me dit :

« T’inquiète pas, il s’endort souvent comme ça d’un coup et il va se réveiller comme si de rien n’était!

Mimi ressurgit de son coma de 15 mn (15 mn après deux pastis, deux couscous et deux bananes flambées c’est long !)

« Alors le souterrain s’éclaire et les tableaux de Louis XIV trônent sur le mur. »

Il vient de reprendre sa phrase là où il s’était arrêté.

« Cela t’arrive souvent ?

– Je ne sais pas Toinou, je dors. »

Jacqueline s’insurge :

«  Si tu ne passais pas tes nuits à faire ta Brigitte Lahaye sur internet tu serais plus en forme ! »

Je viens d’avoir un déclic, son problème au travail, cette barrière qu’il oublie de lever, cet endormissement brutal cataclysmique : Mimi fait de la narcolepsie essentielle !Un rendez vous chez un neurologue confirma ce diagnostic et le super médicament redonna toute la vigueur à notre Rain Man de Versailles.

Quelques mois plus tard Mimi vient me voir au cabinet. Il ne prend plus son traitement, cela l’énerve trop. Je lui explique la nécessité de reprendre le traitement et, pendant qu’il me parle, il se couche sur mon bureau et replonge dans les bras de Morphée!.

Je suis dans mon cabinet, la salle d’attente pleine, Mimi qui ronfle et moi qui n’ose pas le réveiller. Discrètement je fais sonner mon portable et Mimi surgit de sa torpeur et d’un coup :

« J’ai reçu du courrier pendant mes congés ?

– Oui ….. c’est ton ordonnance pour ne plus t’endormir sur mon bureau !!

– Tu as raison mon Toinou, je vais le reprendre !!! »

 

 

 

 

19 Sep

Belle comme un enfant

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Bon, je sais cela fait ringard, j’adore Dalida, j’ai même pleuré quand elle est morte!

Elle venait d’avoir 18 ans. Elle était belle comme un enfant

Manon c’est synonyme de réussite, elle a le bac, elle est jolie comme un coeur, elle a des amis partout et, ce soir, elle va fêter son anniversaire. Son petit copain a son permis depuis 8 jours.

La soirée s’est bien déroulée, pas d’excès, ni alcool ni drogue, juste rire et s’amuser. Il gare la voiture, Manon est assise derrière, elle s’est endormie.

Il n’a pas tous les automatismes et recule trop vite et emboutit la voiture de derrière. Manon, en plein sommeil, est relâchée et son cou fait un aller-retour comme une poupée de chiffon. Elle se réveille, elle a mal.

Ses amis essaient de la sortir de la voiture mais elle ne les aide pas. Elle ne sent plus rien, elle veut bouger son bras, elle ne peut le soulever et ses jambes sont inertes. Elle ne bouge plus rien ! C’est un mauvais rêve, ce n’est pas possible, elle va se réveiller, elle va courir.

Non, rien ne bouge, elle ne ressent plus rien. Elle est tétraplégique !

Elle arrive à l’hôpital, l’examen clinique suffit pour établir le diagnostic:rupture complète de la moelle épinière ! Le scanner confirme : atteinte de la moelle C5-C6.

Je vais voir Manon le lendemain aux Urgences. Elle me regarde arriver, me sourit et ne se doute pas que c’est le premier jour du reste de sa vie sans pouvoir bouger. J’essaie de lui faire bouger la main, je la tiens dans la mienne mais rien ne se passe, aucune force, aucun soubresaut ! Elle est flasque de la tête aux pieds. C’est le jour où sa vie bascule et pourtant déjà elle n’est qu’espoir et détermination.

Chaque minute qui passe elle regarde se doigts, ses jambes, espère voir un petit frémissement, un petit muscle qui bougerait mais toujours rien. Elle ne se rend pas compte que c’est définitif. Je crois vraiment qu’il existe une grâce providentielle où les malades inconsciemment, au début de leur maladie, refusent leur sort. Elle me dit même en regardant son voisin de box :

« Le pauvre, il ne pourra plus jamais marcher, tu te rends compte, il a peine 30 ans! »

Mes mots sont vides, je parle mais ne dis que des banalités, lui parle des études, de son frère, de la pluie, du beau temps.

Elle ne me pose jamais la question sur son devenir. Chaque jour, chaque heure, chaque seconde c’est un combat mais en douceur. C’est comme si sa vie était filmée au ralenti. Elle est dépendante à 100 pour 100 mais elle est fataliste. Aujourd’hui elle quitte le box de réanimation et passe en chambre à quatre lits. C’est pour elle une victoire, elle est avec 3 autres malades accidentées comme elle mais aucune n’est paralysée. Elles sont victimes de fractures, de plaies mais elles bougent, elles crient. Manon, elle, ne se plaint pas mais elle ne bouge rien!

Je peux écrire des pages et des pages sur ce calvaire mais je ne peux pas, je veux être comme Manon un éternel optimiste, prendre une leçon de vie chaque jour.

Manon ne pleure jamais, elle sourit. On dirait que la paralysie de tous ses muscles augmentent la force de ses zygomatiques !!

Elle est très vite dans un centre de rééducation, elle a plein d’humour. Un jour je prends de ses nouvelles, elle me dit depuis son fauteuil:

« T’inquiète pas doc, ça roule!

– Tu as le moral? »

En éclatant de rire, elle me regarde me répond :

« Tu dis ça pour me faire marcher? »

Je suis mal à l’aise devant tant de dérision mais je suis tellement bien quand je suis avec elle. Mon genou (laissé en rade sur le terrain de rugby de Saint Sever) me fait souvent mal et parfois je boite. En me voyant grimacer, elle me demande :

« Tu as mal?

– Mais non, je suis vieux.

– Tu sais, j’aimerais avoir mal moi, je n’ai jamais mal, je ne ressens rien.

Manon rentre à la maison ce mois d’ avril 1991. Sa maman, pendant ses longs mois à l’hôpital, a transformé la maison: tout de plein pied, une salle de soin, un lit adapté et …Orphie !

Orphie c’est un golden retriever couleur sable. Manon, en arrivant, me dit :

« Tu as vu doc, je te présente mes bras, mes jambes. Orphie  est dressée pour les remplacer. Regarde : Orphie, télécommande ! »

Notre labrador velu se précipite et la lui ramène. Manon est comme une enfant, heureuse, souriante, belle.

Pendant de long mois, la nouvelle vie de Manon s’est construite peu à peu, la maman, le frère sont là autour d’elle.

Manon me fait venir un soir.

Sa maman à voix feutrée :

« Elle veut te voir, je ne sais pas pourquoi, tu me diras. »

Quand je rentre dans la chambre, Orphie est chargée de repousser la porte sur les intonations de Manon.

– Ecoute doc, tu sais la tétraplégie, c’est la maladie qui ne permet même pas se suicider. Alors je vais vivre, vivre à fond. Pour ça, j’ai besoin de toi.

– Tu vas me trouver des amis, des jeunes de mon âge et ils vont venir travailler chez moi. Je vais sortir en ville, je vais aller dans les grandes surfaces. Je veux manger au resto, même au domac.

– domac? c’est quoi?

– T’es vieux doc, domac c’est le Mac do!!

– Je veux aller en boite, je veux être sur la piste, je veux faire tourner le fauteuil, je veux me faire draguer, je veux fumer, je veux, je veux vivre comme tout le monde !

J’ai trouvé des jeunes étudiants qui, à tour de rôle, sont venus vingt quatre heures sur vingt quatre. Manon a repris ses études, a passé son permis !!  Elle conduit un van style hippies des années 70. Elle a sauté en parachute, et un jour… un des petits jeunes qui venait travailler pour lui donner de la vie est resté plus souvent.

Manon m’ a appelé et m’a dit :

– Bravo mon doc pour ton casting. Je suis amoureuse et encore mieux Louis aussi !!!

Elle venait d’avoir dix huit ans….

 

 

17 Sep

L’amour d’une mère

mustachC’est un véritable couple Georgette et Françoise. Georgette, la maman, c’est tablier nylon, bigoudis et cigarettes Gitane sans filtre. Françoise c’est une femme de 40 ans, cheveux courts poivre et sel toujours habillée de la même façon : pantalon flanelle grise trop grand, pull-over gris et chemise écossaise type bucheron canadien.

Elle vivent ensemble, vingt quatre sur vingt quatre, il n’y a pas d’homme dans leur vie. Georgette travaillait à la Caf. Elle est en invalidité pour insuffisance respiratoire. C’est vrai qu’elle a un sponsor perpétuel de la marque Gitane (sans filtre).

Françoise, c’est un mystère ! Elle ne travaille pas, a consulté et a fait plusieurs stages en milieu psychiatrique mais peut discuter et avoir un raisonnement logique .

Quand je vais chez elles, il faut que je traverse un rideau de fumée pour me rendre dans la cuisine, lieu unique de vie des deux complices. La toile cirée est de rigueur, les cendriers pleins et les assiettes de la veille non débarrassées. On me propose toujours un café, un café à l’italienne dans le petit récipient adapté.

Le refus de ma part c’est un affront: «Fanfan, elle fait si bien le kawa, c’est d’ailleurs tout ce qu’elle fait cette fainéante!»

J’essaie de savoir pourquoi Fanfan ne travaille pas, pourquoi elle est étiquetée, comme dit sa mère, »neuneu ».

Elles collectionnent les Télé Sept jours, elles font tous les mots fléchés, elles découpent les photos de Michel Drucker et les rangent dans une chemise en plastique. Elles ne se plaignent jamais, elles vont faire les courses une fois par semaine avec la voisine. Elles ont leur vie et elles sont bien.

Ce jour là, Georgette m’appelle tôt :

« Fanfan ne veut pas se lever ce matin, passe la gronder, c’est le jour de Carrefour!!

– Mais elle est malade?

– Elle dit qu’elle ne peut plus marcher qu’elle a sûrement de l’artérite aiguë.»

J’arrive en me disant que c’est sûrement un petit blocage psy habituel chez Fanfan quand elle n’a pas eu son émission tv ou que sa mère lui a diminué sa dose de cigarettes.

Je perfore l’écran de fumée, je me retrouve dans la cuisine pour discuter avec Georgette.

« Antoine, elle ne tourne pas rond, elle fait caprice sur caprice elle ne veut pas se laver (on dirait qu’elle discute de son bébé de 10 mois).

En rentrant dans la chambre, c’est un champ de ruine ! Fanfan pleure, les murs aux papiers peints déchirés sont vieillis et on retrouve les motifs que toutes les petites filles ont eu dans l’enfance. Le poupon aux yeux très bleus repose sur la table, le petit singe kiki qui suce son pouce est sur l’oreiller. Le temps s’est arrêté depuis 37 ans.

« Alors Fanfan, tu ne veux pas te lever?

– Non, j’ai mal aux jambes ! »

Rien qu’en passant une petite dizaine de minutes avec elle, en lui parlant de tout et surtout de rien, Fanfan s’est levée et m’a fait son petit café habituel. Preuve de ce trouble hystérique que Sigmund n’aurait pas démenti.

C’est quand même un mystère et mon esprit d’enquêteur est très déçu de ne pas le percer.

Pendant au moins un an, sans raison, (tous les examens médicaux sont négatifs) Fanfan a marché avec des béquilles. Elle vient maintenant me voir au cabinet toujours accompagnée de sa maman. Je ne l’ai jamais vue seule. On dirait que Georgette a peur de la laisser discuter seule avec moi. Pourtant je vois bien que Fanfan est une adulte handicapée. Hystérique ? Névrotique ? Psychotique ? Quel est le rôle de Georgette, elle la protège, la traite comme un bébé, l’enfantilise.

Je conseille à Fanfan de faire un peu de kiné. Je lui suggère un ami, un homme atypique, un landais pur souche qui sent bon la résine et le pin de sa région.

Il la voit deux fois par semaine, il s’occupe d’elle la masse, l’étire, lui parle. Sa maman l’accompagne, regarde les séances et me fait toujours un petit rapport. On a bien travaillé. Fanfan marche toujours avec ses béquilles mais bouge mieux. Ce jour là, je luis dis :

«Bon Fanfan, tu vas te dire que tu as deux vraies béquilles, Jeannot le kiné et moi ton médecin. Tu me laisses les autres et tu pars en marchant, voire en courant. « Cours Fanfan, cours Fanfan, cours ! » La similitude avec notre bon Forrest s’est vite confirmée, Fanfan n’a plus jamais marché avec des béquilles !

Et puis, un jour est arrivé le tsunami d’une vie, de sa vie !

Fanfan a un vilain bouton sous son oreille. J’ai beau essayé de le percer, il faut une petite intervention chirurgicale sous anesthésie.

Georgette est contre, elle est en colère contre moi: «Fanfan ne va pas supporter d’être seule. Il faut que tu t’en occupes toi, et toi seul ! »

Son infection grandit, sa boule comme une noisette au début devient une grosse pêche. Je passe un coup de téléphone à un ami chirurgien et lui demande d’opérer Fanfan en ambulatoire. Georgette ne répond plus. Elle est enfermée dans sa cuisine, fume, fume ses Gitanes et souffre en silence.

Le jour de l’opération je suis venu voir Fanfan dans sa chambre juste avant l’opération. Sa seule question :

«Je reste habillée pendant l’intervention? S’il ne faut pas, je n’y vais pas ! »

Que se passe t’il dans cette tête ? Trop de pudeur ? Reviviscence d’une violence sexuelle enfantine ? Je pense à tout. Son blocage, son coté border-line est-il en rapport avec cette pudeur exacerbée ?

Je ne suis pas allé à l’opération de Fanfan (je lui ai promis). Deux heures plus tard, le chirurgien m’appelle.

«Ecoute Antoine, je viens de voir un truc que je n’ai jamais vu dans toute ma vie. En voulant faire un sondage urinaire à la patiente, on a été obligé de la déshabiller et nous avons découvert un véritable cas d’hermaphrodisme ! Fanfan a de véritables attributs masculins ! »

Pendant plus de 40 ans, une personne mi-homme, mi-femme ou un peu homme, un peu femme s’est cachée, a été cachée par sa mère. Elle a présenté un trouble de la personnalité qui l’empêche de vivre encore aujourd’hui normalement. Elles ont une petite vie calme tranquille entre toile cirée et Gitanes (sans filtre).

 

 

16 Sep

« Bon chien chasse de race »

fils

Ils sont une petite famille de trois : Jean, Béatrice et leur petit Pierre. Ils sont arrivés à Bordeaux quand le gamin avait deux ans. C’est à ce moment là que je suis devenu leur médecin. Ce sont des gens sympathiques, chaleureux dès leur premier rendez vous. Lui, Jean, travaille chez Renault. Ouvrier modèle, il attend la fin de la semaine avec impatience: il est chasseur! Beatrice, fonctionnaire, arrive à  me faire aimer la cité administrative, et pourtant …

Pierre, depuis que je le soigne, c’est le bébé cadum, c’est le poupon aux yeux noirs rieurs mais parfois obscurs et secrets. C’est l’ado boutonneux que son père taquin appelle « pain aux raisins » (les stigmates de l’acné sur son visage). Aujourd’hui, c’est un jeune adulte sportif mais très timide.

Jean et Béatrice ont protégé, gâté leur fils unique. J’ai le souvenir d’un Noël où je suis venu consulter le petit et de n’avoir pas pu rentrer dans la chambre vu le nombre de cadeaux.

Un dimanche, je suis invité à la chasse avec Jean. Je ne suis pas chasseur mais j’ai envie de connaitre cette atmosphère si particulière.

Le soleil n’est pas encore levé que je me retrouve dans cette vieille maison du Médoc. Pierre nous prépare le café pendant que Jean lustre ses fusils, Béatrice préparant notre casse croute. Je suis surpris que Pierre vienne avec nous.

« Je l’amène toujours,  c’est comme mon labrador, il adore ça, mon Pierrot ! » (Vu la tête de l’enfant, je comprends bien qu’encore une fois, nous, les pères voulons que nos garçons soient comme nous alors que parfois cela serait mieux que nous, nous soyons comme eux. (Désolé, mes fils pour tant de matchs de rugby imposés!!)

Il fait froid, très froid ! Jean a une légère couperose qui fait ressortir des yeux bleus clairs. On pense toujours qu’il va nous donner un nouveau jeu de mot, une boutade dès qu’il nous parle .

Contrairement à lui, Beatrice est timide, réservée, consacre sa vie à s’occuper de son fiston : « n’oublie pas ton cache nez, parle au docteur de ton acné, demande lui ta dispense de sport, il fait trop froid tu ne vas pas aller à la piscine scolaire… »

« Arrête, Madame le Gouvernement, on part taquiner la poule faisane, alors toi, cesse d’être la mère poule.» (en riant lui même de son humour)

– Ok, Ok n’abusez pas du château Palmer ! Docteur, je vous en ai mis une bouteille pour le casse croute.

– Du Palmer???

– Pour notre toubib tout est possible ! »

Pendant cette partie de chasse, je n’ai pas tué un faisan, ni vu un cèpe. J’ai vu un super chasseur même après le Palmer, et par contre j’ai découvert un super ado mais si mal dans sa peau .

Pierre discute avec moi pendant toute la journée. Lui, si timide quand il vient au cabinet, profite d’être seul et me raconte:

« J’en ai marre, Maman me prend pour un bébé, elle vient me chercher au lycée, ne me laisse jamais sortir, m’apporte mon petit déjeuner au lit. Papa, il veut que je sois chasseur et ouvrier chez Renaut. Cela fait six mois que je veux aller voir un dermato, j’ai des taches rouges sur le visage et papa rigole, il dit que je n’ai rien. Mais, regarde, j’ai des plaques sur le front. »

Je regarde son visage et je n’aperçois pas une seule trace rouge. Je m’en sors par une pirouette et je lui dis :

« Viens me voir tout seul mercredi, on verra tout ça.»

Le repas de midi confirme cette impression bizarre. Une maman trop étouffante pour son enfant qu’elle ne veut pas voir grandir, un papa plein d’amour certes, mais un peu immature et un enfant qui se trouve des taches rouges, maigre, triste sans aucun avenir.

Le repas se finit par une séance photo.

J’ai dû poser devant les faisans, accompagné de Pierre et de Jean puis, j’ai pris une photo avec toute la famille, Pierre entouré de se parents.

Le mercredi soir, il est venu me voir comme prévu.

« Regarde Doc, je suis couvert de plaques rouges, là tu vas pas dire comme maman et papa que je n’ai rien? »

– Ecoute Pierre, je ne vois pas pour l’instant mais je te crois, tu as peut être des éruptions fugaces ?

– Tu as un miroir ?

– Oui.

– Il le saisit et presque en colère il me dit :

– Et ça c’est pas une plaque rouge violacée! (il n’a rien du tout !)

Je lui ai, comme un nul, prescrit une pommade hydratante en lui certifiant que j’allais trouver une solution rapide.

Le diagnostic, en fait, je trouve le jour même : c’est un cas d’érytrophobie :crainte de rougir en public souvent cachant un mal-être, une névrose. A voir ce Pierrot si malheureux, si seul et pourtant si entouré, je décide de passer le soir amener les belles photos de chasse que j’ai prises et  essayer de parler de mon avis dermatologique.

Je trie les photos avant de partir et je m’arrête sur le portrait de famille que j’avais fait. Pierre sourit et tient ses parents hilares par le cou.

C’est en voulant recadrer que je viens de découvrir quelque chose de dingue, de fou. Beatrice, Jean ont les yeux bleus clair, Pierre noirs comme le charbon!!

Ce n’est pas possible génétiquement ! Pierre n’est pas le fils de Jean, il est … adopté !

Que faire, moi simple médecin ?

Cette découverte peut changer la vie de Pierre si il n’est pas au courant. Pourquoi, quand il était petit, ses parents ne m’ont-ils rien dit ?

Peut être que Béatrice a eu un enfant avec un autre homme et n’a jamais parlé de son aventure à Jean ? Peut être que Jean est au courant ?

Je suis perdu ! Je me demande si mon rôle n’est pas tout simplement de rester à ma place, de soigner une érythrophobie, un point c’est tout !

Pendant des mois je ne dis rien, je soigne Pierre. La crème hydratante semble efficace mais sa tristesse est toujours visible. Il enchaine les échecs scolaires et les parties de chasse forcées, enveloppé de son cache nez tricoté par maman.

Un jour, il vient me voir, seul pour une fois. Il est encore plus maigre, les traits tirés, les yeux rougis.

« Doc, je veux avoir l’adresse d’un psy. Je ne suis pas bien dans ma tête, ça ne tourne pas très rond.»

Je ne sais pas si je dois ou pas lui avouer ma découverte. Je tente une petite phrase anodine

« C’est en rapport avec tes parents ? »

Pierre éclate en sanglots.

«Mes parents ne sont pas mes parents. Je suis adopté et ils n’ont même pas le courage de me le dire. Je suis perdu, je n’ai pas de passé, je n’ai pas de famille, je suis rien.

– Comment tu as découvert cela ?

– Ne me prends pas toi aussi pour un idiot, tu le sais très bien ! Ils ont les yeux bleus, et moi plus noirs que noir !!

– Tu sais, Pierre, ce qui compte ce n’est pas d’avoir eu des géniteurs absents mais c’est d’avoir reçu de l’amour et ça, tu ne peux pas dire que tu n’en as a pas eu.

– Mais pourquoi, pourquoi ils ne me l’ont pas dit ? Je pouvais tout comprendre, maintenant c’est trop tard. »

Pierre a consulté pendant 3 ans un très bon thérapeute, ne s’est jamais fâché avec ses parents. Il a réussi à leur parler.

Aujourd’hui, septembre 2013, c’est l’ouverture de la chasse Tom, le fils de Pierre accompagne Jean, son grand-père.

 

 

 

14 Sep

Jolie Burdigala

 

choco

Place Gambetta, Bordeaux

Mon prédécesseur, le bon Docteur Cerey, a travaillé longtemps Place Gambetta avant de se retirer dans ce quartier de Caudéran où il m’ a cédé sa place.

Pour les non initiés Gambetta est la place principale de Bordeaux, le coeur de la ville, où depuis la nuit des temps la population se mélange entre les commerces, les restaurants et les immeubles du 18ième. Pendant des années ce coeur de Bordeaux battait aussi la nuit, et le plus vieux métier du monde était de rigueur dans une artère voisine, Mériadeck !

Et donc, notre bon docteur Cerey, moustache affriolante et yeux coquins était le médecin, certes des commerçants chics mais aussi de certaines femmes de petite vertu.

Quand je récupère cette magnifique clientèle dans les années 80, la fidélité apparait en premier, soit des uns soit des autres. Du haut de ma jeunesse insouciante je visite le grand couturier de la place, le fameux restaurateur à la choucroute légère, mais aussi la petite Lulu, la grosse Denise et Fanfan la coquine.

Mes journées, déjà bien remplies, font le grand écart : pour le restaurateur ou le marchand de fruits et légumes je dois passer avant 7 heures et pour les autres (au féminin) je dois passer plus tard.

Denise habite dans un petit studio où elle travaillait naguère. Seul la couleur rouge en velours des fauteuils est la relique de son métier de marchande d’amour pour les hommes en manque. Elle a  84 ans. Tous les mois, je me délecte de la voir, elle, la vieille dame digne, au discours franc et direct mais toujours enveloppé de brins de gentillesse recouvert d’élégance . Je lui pose avec curiosité des questions qu’aujourd’hui la prescription permet une réponse :

« Vous avez rencontré des gens célèbres Denise ?

– Plus que ça mon drôle, des célébrités !

– (timidement) Qui?

– Oh, je peux te le dire petit, ils sont tous morts! » (elle me donne alors des noms qui, aujourd’hui encore, sont affichés au coin des rues ou places de Bordeaux)

Denise a gagné sûrement beaucoup d’argent du temps de sa splendeur mais maintenant elle n’a que le minimum pour survivre. Tous les mois, un petit rituel s’est instauré entre nous. Ayant sa fierté de femme honnête, elle veut toujours régler mes honoraires, mais sachant qu’elle n’a ni mutuelle, ni complémentaire, je sais très bien que cela représente un trou énorme pour son petit budget. Alors elle me laisse le billet qui m’est dû sur la table. Je le prends, la remercie, et en partant lui redépose sur le buffet et elle m’envoie un petit clin d’oeil sous ses lunettes dorées qui traduit le plus grand merci du monde.

Le marchand de poissons aux Grands Hommes, c’est du Pagnol dans le texte. Exigeant il me demande toujours de venir tôt avant l’installation du banc de poissons qu’il vient de ramener d’Arcachon.

Il m’aborde toujours en prenant à parti ses collègues bouchers ou fromagers :

 » Te voilà ! Monsieur Guéritou !  Monsieur Guéritou …cousin de croque mort, tu me la fais quand ta piqure miracle que je gâte maman comme en 1945 quand je suis revenu de la guerre ? »

Continuant de parler en regardant sa voisine des légumes:

« Quand tu penses que c’est à ce morpion de 23 ans que je remets les clefs de ma vie ! »

Il y a tant de poésie que pour rien au monde je n’abandonnerais ces visites matinales. Il y en a une que j’oublierai jamais.

Depuis que l’homme sait faire du chocolat, la Place Gambetta a son fleuron, son étoile, son Maître-chocolatier. De père en fils, de secret en secret, ils offrent ce nectar à tous ces bordelais si bien ancrés dans leur tradition.

La tradition, justement c’est Adrienne, 94 ans, qui vit au dessus du salon de thé et de la chocolaterie au dernier étage. Elle a un appartement aux vitres ovales depuis lequel on domine toute la place. Elle est belle, elle a des yeux bleus des mers des sud, des cheveux blancs avec une nuance de violet. Son appartement est parsemé de meubles anciens. Sur les commodes Louis XVI, des argenteries éclatantes sont lustrées tous les jours et la vieille horloge du Limousin rythme ses journées qui lui paraissent bien longues.

Elle a, notre belle Adrienne, sa dame de compagnie pour s’occuper d’elle : Julie. Ancienne employée modèle de la chocolaterie elle a toujours été au service de « Madame ». Jamais mariée, jamais d’enfant, elle est née dans le chocolat et y restera jusqu’à sa fin.

6 h- le téléphone me réveille.

 » Docteur, venez vite, Julie en me montant mon petit déjeuner vient d’avoir un malaise! Venez vite, vu mon coeur malade, je reste dans mon lit. Passez par le laboratoire du salon de thé. »

Dix minutes plus tard, je rentre par la porte de derrière, empruntant le lieu secret où notre maitre chocolatier prépare ses boules noires à la patte d’amande, surveille ses croissants au beurre et sort les chocolatines du four. Oui des chocolatines, des vraies (pas ces pains au chocolat parisien).

Le réflexe de Pavlov est à son comble: je salive, j’hume, je jouis : j’ai faim !

A peine arrivé en haut de l’escalier, la pauvre Julie est là, allongée en ayant dans sa chute évité que le plateau du petit déjeuner de « Madame » ne soit renversé.

Malheureusement, la pauvre Julie est déjà partie dans un autre monde, victime sûrement d’un infarctus massif. Je monte expliquer à Madame Adrienne que sa Julie n’est plus de ce monde.

Elle réagit avec dignité et tristesse, mais me dit de façon surprenante :

« Oh, elle était bien âgée (10 ans de moins qu’elle! ) et elle n’a pas souffert. »

Dans ces cas-là, quand une personne décède sur un lieu extérieur le médecin doit appeler la police.

« Police secours, j’écoute..

– C’est pour un décès.

– Oui, à fortiori un mort ?

– Oui un décès !

– Arrêt cardiaque ?

– Oui comme dans tous les décès, Monsieur le policier, il y a un arrêt cardiaque

– Donc, elle est morte ?

– (exaspéré) Oui !

– Vous l’avez constaté ? ou vous me le relatez ?

– J’ai fait le constat de décès d’une dame de 82 ans qui vient de mourir brutalement !

– Comment pouvez-vous savoir qu’elle a 82 ans alors qu’il y a un instant vous me « relatassiez » (notre policier n’a jamais eu le Becherelle) que vous l’avez trouvée dite pour morte.

– Vous pouvez venir monsieur le policier pour faire votre constat ?

– Je vous envoie deux collègues. »

Je me retrouve assis dans le vestibule, à coté de notre pauvre Julie, le plateau toujours dans sa main. C’est un plateau en argent, avec une chocolatière à l’ancienne avec un manche en bois. Une orange pressée avec beaucoup de sucre, une rose unique dans un petit vase et …les fameuses chocolatines !

Les odeurs du laboratoires, mélange de cacao, fleur d’oranger, croissants chauds excitent mes papilles au repos depuis la veille au soir.

30 minutes après, les collègues ne sont toujours pas là. Ce n’était plus Pavlov, c’était un coma hypoglycémique que je subis.

Certes, je suis assis par terre à coté de notre pauvre Julie se refroidissant peu à peu, certes Adrienne s’est rendormie à quelques mètres de là, certes la police va arriver mais quand Antoine a faim, il a faim ! Qu’il mange alors…

Je commence à dévorer cette chocolatine en buvant gorgée par gorgée ce chocolat épais, onctueux , sucré …hum ….délicieux..! Je finis en me régalant de ce jus d’orange recouvert de sa pulpe quand, quand ……

La police entre ! Le tableau de la scène est rocambolesque : une morte, un plateau vide, une vielle dame dormant dans son lit et un docteur en train de prendre, à même le sol, un petit déjeuner digne de ceux de l’Hôtel du Palais (non ce n’est pas le Cluedo !)

« Eh bien, Docteur, ça vous coupe pas l’appétit ! »

Je suis à ce moment-là l’homme le plus mal à l’aise de la médecine bordelaise, de la France, du monde.

Ma réponse fuse et d’un ton affirmé : « Elle n’a pas souffert ! »

 

13 Sep

Medicine Man

café2

 

Une journée bien remplie. Ce n’est pas une histoire mais seulement le déroulement  de ma vie de médecin.

J’adore travailler tôt le matin, j’aime ce silence, ces rues calmes où les petits commerces commencent leurs journées : Roland, ce boucher aux yeux si bleus, François ce primeur aux confitures que même ma grand-mère n’aurait pas mieux faites, ces éboueurs qui me saluent en prenant leur casse-croute du matin.

Je fonce vers ma première visite à Pessac, un grand monsieur, au sens propre comme au figuré, 1 mètre 90, ancien joueur de haut niveau au rugby, ancien chef d’entreprise. Il ne peut plus marcher vu les genoux usés par tant de matchs et aussi par une opération ratée sur la prothèse.

 » Salut mon petit, tu as vu ces Toulousains ? quelle équipe ! Par contre ce rugby, c’est devenu un sport de fillettes, pas une partie de bouffes ! De mon temps, je t’aurais relevé cette mêlée et le talonneur, je te jure il aurait mangé le gazon, il moucherait rouge ! »

On est bien loin du motif de ma visite, lui donner ses doses de calmants pour ses douleurs. Il reste dans son fauteuil toute la journée et parfois toute la nuit, la télécommande de la télé dans la main, il enchaîne tous les matchs et les regarde en boucle.

Je vais le voir tous les mois, il est 6h20, et je crois que si j’enregistrais nos mots, nos phrases y seraient toujours identiques.

 » J’ai mal, mon petit, je suis foutu, je ne peux plus rien faire !

– Oui mais regarde, tu as ta femme, tes enfants, ton rugby. »

Je l’examine, lui prends la tension, regarde son genou où l’herbe d’Aguilera ou de Musard semble encore incrustée sur cette articulation si douloureuse.

Le petit café soluble avalé, je repars non sans avoir donné le bisou salvateur.

Le téléphone commence lui aussi à se réveiller !

 » Allo Antoine, Kevin a de la fièvre, tu peux venir avant l’école ? »

« Doc, maman perd la boule, elle vient de sortir dans la rue et elle cherche papa !

– Pourquoi il était sorti ?

– Mais Antoine, réveille-toi , papa est mort depuis longtemps !!! »

 » Allo Antoine, soit tu m’arrêtes, soit je tue mon chef!  Il me supprime mes vacances et je dois faire l’ouverture.

– L’ouverture ?

– Ben oui, l’ouverture de la chasse ! »

 » Allo Docteur, c’est Madame de la Prairie du Pré Vert, mon époux, Monsieur de la Prairie du Pré Vert, a un dérangement intestinal, pourriez-vous cher Docteur, avoir l’amabilité de passer à la chartreuse, pas trop tôt mais aussi pas trop tard car nous faisons un bridge. »

Je suis capable de m’adapter et je prends un ton très coincé en parlant les mâchoires très serrées :

 » Bien sûr chère Madame, je passerai dès que possible !

– Si vous pouvez en fait venir vers 9h45, Maria, notre employée de maison, pourra vous ouvrir les grilles. »

Je vais de domicile en domicile, je passe de la tour des Aubiers pour soigner la vieille Denise, ancienne prostituée de Mériadeck à la chartreuse 18ème.

C’est un régal, c’est une pièce de théâtre, un film, je donne tout mais je reçois tant !!!

11h – j’arrive à mon cabinet, déjà le parking est bien rempli, ma tasse de café serré (le 12éme) est vite avalé.

Le petit papi d’à-côté du cabinet est devant moi, il saigne de la main. En sortant les poubelles, il s’est coupé.

 » Doc, tu peux me recoudre ça vite, mes tomates m’attendent et si tu en veux, dépêche-toi ! »

Bon, ça ce n’est pas prévu. L’ancienne contrôleuse des impôts montre déjà son impatience, n’oubliant pas qu’elle a toujours dirigé et que tous les contribuables bordelais ont tremblé devant elle.

Les rhumes, gastros, déchirures musculaires ou autres bobos s’enchainent et me font oublier que j’ai faim.

12h – je fonce à ma cantine engloutir un plat du jour que Robert m’a préparé. Une micro sieste et ça repart.

13h15 – le patient de 14h est déjà là (comme il dit: « comme ça je n’attends pas »). Ca y est, c’est parti, le match commence.

Ce qu’il y a de fabuleux, c’est la diversité; je passe d’un petit bobo, d’un genou râpé à un cancer du pancréas ou à une dépression grave, pour revenir au petit rhume ou autre gastro.

Les malades pensent, et c’est bien normal, être uniques, que je ne connais qu’eux, leurs résultats, leur passé. Je dois jongler entre ma mémoire, mon adaptabilité, mon humour.

Un jour arrive la femme d’un de mes amis intimes, je ne  connais qu’elle, j’ai souvent mangé chez eux. Au moment de faire l’ordonnance, le trou : comment s’appelle-t-elle ? J’utilise mon premier joker :

 » Tu as ta carte vitale?

– Je l’ai oubliée (là je suis mal, je ne vais pas lui demander son nom quand même ?!)

Deuxième joker :

– Cela s’écrit comment déjà ton nom ?

Et là, mon pauvre Antoine, tu passes pour un débile :

– Dupont : D U P O N T

– Euh, oui mais je ne savais pas si c’était un D ou un T ? »

J’enchaine malade sur malade. Plus la journée avance, plus j’ai la forme, par contre j’ai toujours faim, alors comme un enfant, je mange un peu de chocolat, un gâteau, un fruit (sois honnête Antoine un fruit pas souvent !)

Nous sommes en pleine ville et je me crois à la campagne : je ne repars jamais sans mes salades, mes œufs, mes cèpes !! Ah les cèpes, ils savent tous que j’adore ça. Alors, Robert, Jacques, Michel… saison venue, m’en apportent des caisses entières (je ne dis rien, je ne le déclare pas à l’Urssaf).

C’est quand même bien de vivre dans cette terre viticole, ma cave est remplie de bonnes bouteilles. Je suis comblé, je suis gâté, je leur donne tout, mais ils me le rendent !

Il est bientôt 19h – le tourbillon de la journée se calme, la salle d’attente est silencieuse. Marthe (82 ans) est là, sagement emmitouflée dans son vieux manteau, ses yeux sont toujours rouges larmoyants, elle vient en bus me voir depuis le centre de Bordeaux. Sa démarche est boitillante et elle souffle à chaque pas.

 » Pourquoi tu es venue si tard Marthe ? Tu es souffrante ?

– Non, mon petit, j’ai besoin de te parler et je voulais que tu sois que pour moi alors j’ai pris le dernier rendez-vous. (Elle se met à pleurer en essayant de me prononcer un premier mot.)

– Whisky ne va pas bien, il va mourir !!!

Whisky c’est son petit caniche que Marcel, son mari, lui a offert il y a 15 ans pour leur anniversaire de mariage. Marcel est mort un an plus tard et Marthe donne toute son affection à son petit chien. Ils n’ont  jamais eu d’enfant.

– Je suis allée voir le véto, (elle éclate en sanglot) et il faut le piquer ! Tu te rends compte Antoine piquer whisky, si Marcel voit ça il se retourne dans sa tombe ! »

Même si j’adore les animaux, je suis presque soulagé que le mal-être de Marthe ne soit pas une mise en maison de retraite ou tout autre motif de santé, je l’aime beaucoup Marthe !

 » Voilà mon petit, je me suis dit, ce véto il ne le connait pas mon Whisky, toi tu le connais, tu le vois souvent, tu es comme son grand frère (voilà, ça y est, je suis de la lignée des caniches nains, couleur caramel au poil frisé et de courtes pattes !!!)

– Et alors ?

– Alors mon petit, il faut que tu lui fasses toi  « l’eucranasie » (non, eucranasie n’est pas un mot animalier, il faut traduire par euthanasie)

– Moi ?

– Oui, Marcel serait fier de toi, tu sais. »

Voilà maintenant que ma culpabilité judéo chrétienne ressurgit… choisir entre Eros ou Thanatos, mon amour pour Marthe ou la mort de Whisky !

J’ai raccompagné Marthe chez elle ce soir-là… parce que je l’aime cette mamie.

 

 

 

12 Sep

La vie, rien que la vie !

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Elle a pris l’habitude de m’amener une petite bouteille de rhum arrangé au gingembre. Je ne sais quelles sont les vertus de ce breuvage mais… que c’est bon!

C’est une petite perle noire arrivée de son Afrique natale, elle est auréolée de pleins de diplômes. Elle vient tenter sa chance à Bordeaux. Elle prend la vie toujours en souriant. Les recherches de travail sont difficiles. Elle s’aperçoit très vite que parfois la couleur de la peau ne facilite pas la tâche mais son enthousiasme est débordant. Elle ne perd jamais confiance et vient me voir souvent pour un petit rhume, une migraine mais jamais pour une déprime, une angoisse. Elle a cette naïveté naturelle qui lui permet d’assumer son « hic et nunc », son ici et maintenant, sa soif de vivre. C’est sûrement cette force qui un jour a dû impressionner un DRH.

Apolline est embauchée dans une super boite ! Elle arrive à mon cabinet non pas avec une petite flasque de Rhum arrangé mais un Magnum ! Elle veut fêter ça.

Son travail se passe bien, elle monte en grade, tout le monde se réjouit d’avoir une telle collaboratrice, une telle amie, une telle patiente. Même quand elle n’est pas malade, elle me passe un petit coup de téléphone :

«  Allo doc, je ne suis pas malade mais j’avais juste envie de vous faire un petit coucou. »

Son petit accent me réchauffe le coeur comme si j’étais sur une plage africaine et me donne le moral pour toute l’après-midi.

Elle habite un petit appartement en plein centre de Bordeaux. Pour une fois elle n’est pas venue au cabinet. Elle m’appelle pour une visite à domicile. Elle a de la fièvre et sa crainte c’est de manquer  son travail.

« Doc, tu me donnes tout ce que tu veux, vitamines, piqures, solution de marabout mais je veux aller au bureau ! »

Apolline est dans sa chambre. Tout est bien rangé, décoré avec les moyens du bord mais avec goût.

Vu les tremblements décrits,  je crains une poussée de paludisme. Je fais de suite une prise de sang et, je ne sais pourquoi, demande un bilan complet avec toutes les sérologies virales possibles.

Deux jours plus tard, elle arrive à mon cabinet avec des petits beignets qu’elle m’a préparés pour commenter ses analyses. Je les découvre avec elle, venant juste de les recevoir par fax.

J’ai l’habitude de les regarder très vite mais là, comme un signe du destin, je commence par la fin. Mes yeux encore secs s’arrêtent sur les virologies : pas de palu, pas d’hépatites et … séro VIH positive !

J’ai devant moi une jeune femme belle qui n’est que sourire, grâce et gentillesse, qui scrute la moindre des réactions dans mon regard. C’est affreux, un cauchemar !  Il faut que je lui annonce que sa vie est en train de basculer, qu’une saleté de virus va enlever de son visage cette pureté et changer tout son avenir.

«  Il y a un problème, Doc?

– Oui,  il faut vérifier un résultat qui ne me plaît pas.

– J’ai le palu ?

– Non, c’est plus grave !

– Non Doc, j’ai pas le sida !

– Il faut refaire les analyses, il y a peut être une erreur. »

Ma réponse est nulle mais je suis désemparé. Je ne sais pas quoi dire, je me lève, lui prends la main. Je n’ai plus les yeux secs. C’est elle qui me réconforte.

« T’inquiètes pas Doc, on va me soigner. Dis moi, comment j’ai pu avoir le virus je n’ai jamais couché avec un garçon ? »

Cette question me permet de revenir à mon rôle de médecin et non pas d’éponge émotionnelle.

« Tu as eu des tatouages? tu t’es droguée ?

– Non rien, tu sais je suis quelqu’un de bien Doc !

– Tu as été opérée?

– Oui, à Abidjan, quand je me suis cassée la jambe avec l’accident du camion.

– Tu as eu une transfusion?

– Oui. »

Je viens alors de comprendre la contamination. Je la regarde devant moi au lieu d’éclater en sanglot, elle me dit :

« On va pouvoir en boire de notre rhum, hein doc ?

Pendant des mois, Apolline a fréquenté tous les services. Elle n’a jamais eut un arrêt de travail, elle a même voulu être hospitalisée pendant des vacances pour commencer sa tri- thérapie. Elle accepte tout avec dignité et courage.

Ses visites sont mensuelles. Ce jour-là, elle ne vient pas toute seule, elle est avec François.

«  Doc, je te présente Francois. (Elle est resplendissante dans sa robe fuchsia. Son sourire, ses boules noires éclairent mon bureau.)

« Mais quelle bonne nouvelle, mon Apolline amoureuse! »

François, c’est le gentil garçon. Il  travaille à la Poste. Il lui tient la main juste un peu intimidé mais tellement amoureux.

« On va se marier Doc, tu veux venir ? »

Tout est surréaliste. Ils ont l’air si heureux, si bien ensemble que l’on oublie le plus terrible, cette saleté de microbe. Leur insouciance me touche. Je n’ose parler de ce qui me tracasse … ils n’auront jamais d’enfant !

Apolline me connaît par coeur, elle me regarde fixement et me lance d’un ton gouailleur :

« Et  ne me dis pas que nous n’aurons pas d’enfant, tu me connais Doc quand Apolline veut quelque chose, elle l’ a !

Le marathon d’une vie, Apolline a traversé toutes les embûches pendant dix ans et, tel le soldat grec, réalisa le plus bel exploit.

« Doc, (me présentant un papier) les petits pieds sont là.  J’attends un bébé ! »

Miracle de la médecine, de la science, Gaïa est née ce matin 9 août 2013, jour de la saint AMOUR.