17 Sep

L’amour d’une mère

mustachC’est un véritable couple Georgette et Françoise. Georgette, la maman, c’est tablier nylon, bigoudis et cigarettes Gitane sans filtre. Françoise c’est une femme de 40 ans, cheveux courts poivre et sel toujours habillée de la même façon : pantalon flanelle grise trop grand, pull-over gris et chemise écossaise type bucheron canadien.

Elle vivent ensemble, vingt quatre sur vingt quatre, il n’y a pas d’homme dans leur vie. Georgette travaillait à la Caf. Elle est en invalidité pour insuffisance respiratoire. C’est vrai qu’elle a un sponsor perpétuel de la marque Gitane (sans filtre).

Françoise, c’est un mystère ! Elle ne travaille pas, a consulté et a fait plusieurs stages en milieu psychiatrique mais peut discuter et avoir un raisonnement logique .

Quand je vais chez elles, il faut que je traverse un rideau de fumée pour me rendre dans la cuisine, lieu unique de vie des deux complices. La toile cirée est de rigueur, les cendriers pleins et les assiettes de la veille non débarrassées. On me propose toujours un café, un café à l’italienne dans le petit récipient adapté.

Le refus de ma part c’est un affront: «Fanfan, elle fait si bien le kawa, c’est d’ailleurs tout ce qu’elle fait cette fainéante!»

J’essaie de savoir pourquoi Fanfan ne travaille pas, pourquoi elle est étiquetée, comme dit sa mère, »neuneu ».

Elles collectionnent les Télé Sept jours, elles font tous les mots fléchés, elles découpent les photos de Michel Drucker et les rangent dans une chemise en plastique. Elles ne se plaignent jamais, elles vont faire les courses une fois par semaine avec la voisine. Elles ont leur vie et elles sont bien.

Ce jour là, Georgette m’appelle tôt :

« Fanfan ne veut pas se lever ce matin, passe la gronder, c’est le jour de Carrefour!!

– Mais elle est malade?

– Elle dit qu’elle ne peut plus marcher qu’elle a sûrement de l’artérite aiguë.»

J’arrive en me disant que c’est sûrement un petit blocage psy habituel chez Fanfan quand elle n’a pas eu son émission tv ou que sa mère lui a diminué sa dose de cigarettes.

Je perfore l’écran de fumée, je me retrouve dans la cuisine pour discuter avec Georgette.

« Antoine, elle ne tourne pas rond, elle fait caprice sur caprice elle ne veut pas se laver (on dirait qu’elle discute de son bébé de 10 mois).

En rentrant dans la chambre, c’est un champ de ruine ! Fanfan pleure, les murs aux papiers peints déchirés sont vieillis et on retrouve les motifs que toutes les petites filles ont eu dans l’enfance. Le poupon aux yeux très bleus repose sur la table, le petit singe kiki qui suce son pouce est sur l’oreiller. Le temps s’est arrêté depuis 37 ans.

« Alors Fanfan, tu ne veux pas te lever?

– Non, j’ai mal aux jambes ! »

Rien qu’en passant une petite dizaine de minutes avec elle, en lui parlant de tout et surtout de rien, Fanfan s’est levée et m’a fait son petit café habituel. Preuve de ce trouble hystérique que Sigmund n’aurait pas démenti.

C’est quand même un mystère et mon esprit d’enquêteur est très déçu de ne pas le percer.

Pendant au moins un an, sans raison, (tous les examens médicaux sont négatifs) Fanfan a marché avec des béquilles. Elle vient maintenant me voir au cabinet toujours accompagnée de sa maman. Je ne l’ai jamais vue seule. On dirait que Georgette a peur de la laisser discuter seule avec moi. Pourtant je vois bien que Fanfan est une adulte handicapée. Hystérique ? Névrotique ? Psychotique ? Quel est le rôle de Georgette, elle la protège, la traite comme un bébé, l’enfantilise.

Je conseille à Fanfan de faire un peu de kiné. Je lui suggère un ami, un homme atypique, un landais pur souche qui sent bon la résine et le pin de sa région.

Il la voit deux fois par semaine, il s’occupe d’elle la masse, l’étire, lui parle. Sa maman l’accompagne, regarde les séances et me fait toujours un petit rapport. On a bien travaillé. Fanfan marche toujours avec ses béquilles mais bouge mieux. Ce jour là, je luis dis :

«Bon Fanfan, tu vas te dire que tu as deux vraies béquilles, Jeannot le kiné et moi ton médecin. Tu me laisses les autres et tu pars en marchant, voire en courant. « Cours Fanfan, cours Fanfan, cours ! » La similitude avec notre bon Forrest s’est vite confirmée, Fanfan n’a plus jamais marché avec des béquilles !

Et puis, un jour est arrivé le tsunami d’une vie, de sa vie !

Fanfan a un vilain bouton sous son oreille. J’ai beau essayé de le percer, il faut une petite intervention chirurgicale sous anesthésie.

Georgette est contre, elle est en colère contre moi: «Fanfan ne va pas supporter d’être seule. Il faut que tu t’en occupes toi, et toi seul ! »

Son infection grandit, sa boule comme une noisette au début devient une grosse pêche. Je passe un coup de téléphone à un ami chirurgien et lui demande d’opérer Fanfan en ambulatoire. Georgette ne répond plus. Elle est enfermée dans sa cuisine, fume, fume ses Gitanes et souffre en silence.

Le jour de l’opération je suis venu voir Fanfan dans sa chambre juste avant l’opération. Sa seule question :

«Je reste habillée pendant l’intervention? S’il ne faut pas, je n’y vais pas ! »

Que se passe t’il dans cette tête ? Trop de pudeur ? Reviviscence d’une violence sexuelle enfantine ? Je pense à tout. Son blocage, son coté border-line est-il en rapport avec cette pudeur exacerbée ?

Je ne suis pas allé à l’opération de Fanfan (je lui ai promis). Deux heures plus tard, le chirurgien m’appelle.

«Ecoute Antoine, je viens de voir un truc que je n’ai jamais vu dans toute ma vie. En voulant faire un sondage urinaire à la patiente, on a été obligé de la déshabiller et nous avons découvert un véritable cas d’hermaphrodisme ! Fanfan a de véritables attributs masculins ! »

Pendant plus de 40 ans, une personne mi-homme, mi-femme ou un peu homme, un peu femme s’est cachée, a été cachée par sa mère. Elle a présenté un trouble de la personnalité qui l’empêche de vivre encore aujourd’hui normalement. Elles ont une petite vie calme tranquille entre toile cirée et Gitanes (sans filtre).