16 Sep

« Bon chien chasse de race »

fils

Ils sont une petite famille de trois : Jean, Béatrice et leur petit Pierre. Ils sont arrivés à Bordeaux quand le gamin avait deux ans. C’est à ce moment là que je suis devenu leur médecin. Ce sont des gens sympathiques, chaleureux dès leur premier rendez vous. Lui, Jean, travaille chez Renault. Ouvrier modèle, il attend la fin de la semaine avec impatience: il est chasseur! Beatrice, fonctionnaire, arrive à  me faire aimer la cité administrative, et pourtant …

Pierre, depuis que je le soigne, c’est le bébé cadum, c’est le poupon aux yeux noirs rieurs mais parfois obscurs et secrets. C’est l’ado boutonneux que son père taquin appelle « pain aux raisins » (les stigmates de l’acné sur son visage). Aujourd’hui, c’est un jeune adulte sportif mais très timide.

Jean et Béatrice ont protégé, gâté leur fils unique. J’ai le souvenir d’un Noël où je suis venu consulter le petit et de n’avoir pas pu rentrer dans la chambre vu le nombre de cadeaux.

Un dimanche, je suis invité à la chasse avec Jean. Je ne suis pas chasseur mais j’ai envie de connaitre cette atmosphère si particulière.

Le soleil n’est pas encore levé que je me retrouve dans cette vieille maison du Médoc. Pierre nous prépare le café pendant que Jean lustre ses fusils, Béatrice préparant notre casse croute. Je suis surpris que Pierre vienne avec nous.

« Je l’amène toujours,  c’est comme mon labrador, il adore ça, mon Pierrot ! » (Vu la tête de l’enfant, je comprends bien qu’encore une fois, nous, les pères voulons que nos garçons soient comme nous alors que parfois cela serait mieux que nous, nous soyons comme eux. (Désolé, mes fils pour tant de matchs de rugby imposés!!)

Il fait froid, très froid ! Jean a une légère couperose qui fait ressortir des yeux bleus clairs. On pense toujours qu’il va nous donner un nouveau jeu de mot, une boutade dès qu’il nous parle .

Contrairement à lui, Beatrice est timide, réservée, consacre sa vie à s’occuper de son fiston : « n’oublie pas ton cache nez, parle au docteur de ton acné, demande lui ta dispense de sport, il fait trop froid tu ne vas pas aller à la piscine scolaire… »

« Arrête, Madame le Gouvernement, on part taquiner la poule faisane, alors toi, cesse d’être la mère poule.» (en riant lui même de son humour)

– Ok, Ok n’abusez pas du château Palmer ! Docteur, je vous en ai mis une bouteille pour le casse croute.

– Du Palmer???

– Pour notre toubib tout est possible ! »

Pendant cette partie de chasse, je n’ai pas tué un faisan, ni vu un cèpe. J’ai vu un super chasseur même après le Palmer, et par contre j’ai découvert un super ado mais si mal dans sa peau .

Pierre discute avec moi pendant toute la journée. Lui, si timide quand il vient au cabinet, profite d’être seul et me raconte:

« J’en ai marre, Maman me prend pour un bébé, elle vient me chercher au lycée, ne me laisse jamais sortir, m’apporte mon petit déjeuner au lit. Papa, il veut que je sois chasseur et ouvrier chez Renaut. Cela fait six mois que je veux aller voir un dermato, j’ai des taches rouges sur le visage et papa rigole, il dit que je n’ai rien. Mais, regarde, j’ai des plaques sur le front. »

Je regarde son visage et je n’aperçois pas une seule trace rouge. Je m’en sors par une pirouette et je lui dis :

« Viens me voir tout seul mercredi, on verra tout ça.»

Le repas de midi confirme cette impression bizarre. Une maman trop étouffante pour son enfant qu’elle ne veut pas voir grandir, un papa plein d’amour certes, mais un peu immature et un enfant qui se trouve des taches rouges, maigre, triste sans aucun avenir.

Le repas se finit par une séance photo.

J’ai dû poser devant les faisans, accompagné de Pierre et de Jean puis, j’ai pris une photo avec toute la famille, Pierre entouré de se parents.

Le mercredi soir, il est venu me voir comme prévu.

« Regarde Doc, je suis couvert de plaques rouges, là tu vas pas dire comme maman et papa que je n’ai rien? »

– Ecoute Pierre, je ne vois pas pour l’instant mais je te crois, tu as peut être des éruptions fugaces ?

– Tu as un miroir ?

– Oui.

– Il le saisit et presque en colère il me dit :

– Et ça c’est pas une plaque rouge violacée! (il n’a rien du tout !)

Je lui ai, comme un nul, prescrit une pommade hydratante en lui certifiant que j’allais trouver une solution rapide.

Le diagnostic, en fait, je trouve le jour même : c’est un cas d’érytrophobie :crainte de rougir en public souvent cachant un mal-être, une névrose. A voir ce Pierrot si malheureux, si seul et pourtant si entouré, je décide de passer le soir amener les belles photos de chasse que j’ai prises et  essayer de parler de mon avis dermatologique.

Je trie les photos avant de partir et je m’arrête sur le portrait de famille que j’avais fait. Pierre sourit et tient ses parents hilares par le cou.

C’est en voulant recadrer que je viens de découvrir quelque chose de dingue, de fou. Beatrice, Jean ont les yeux bleus clair, Pierre noirs comme le charbon!!

Ce n’est pas possible génétiquement ! Pierre n’est pas le fils de Jean, il est … adopté !

Que faire, moi simple médecin ?

Cette découverte peut changer la vie de Pierre si il n’est pas au courant. Pourquoi, quand il était petit, ses parents ne m’ont-ils rien dit ?

Peut être que Béatrice a eu un enfant avec un autre homme et n’a jamais parlé de son aventure à Jean ? Peut être que Jean est au courant ?

Je suis perdu ! Je me demande si mon rôle n’est pas tout simplement de rester à ma place, de soigner une érythrophobie, un point c’est tout !

Pendant des mois je ne dis rien, je soigne Pierre. La crème hydratante semble efficace mais sa tristesse est toujours visible. Il enchaine les échecs scolaires et les parties de chasse forcées, enveloppé de son cache nez tricoté par maman.

Un jour, il vient me voir, seul pour une fois. Il est encore plus maigre, les traits tirés, les yeux rougis.

« Doc, je veux avoir l’adresse d’un psy. Je ne suis pas bien dans ma tête, ça ne tourne pas très rond.»

Je ne sais pas si je dois ou pas lui avouer ma découverte. Je tente une petite phrase anodine

« C’est en rapport avec tes parents ? »

Pierre éclate en sanglots.

«Mes parents ne sont pas mes parents. Je suis adopté et ils n’ont même pas le courage de me le dire. Je suis perdu, je n’ai pas de passé, je n’ai pas de famille, je suis rien.

– Comment tu as découvert cela ?

– Ne me prends pas toi aussi pour un idiot, tu le sais très bien ! Ils ont les yeux bleus, et moi plus noirs que noir !!

– Tu sais, Pierre, ce qui compte ce n’est pas d’avoir eu des géniteurs absents mais c’est d’avoir reçu de l’amour et ça, tu ne peux pas dire que tu n’en as a pas eu.

– Mais pourquoi, pourquoi ils ne me l’ont pas dit ? Je pouvais tout comprendre, maintenant c’est trop tard. »

Pierre a consulté pendant 3 ans un très bon thérapeute, ne s’est jamais fâché avec ses parents. Il a réussi à leur parler.

Aujourd’hui, septembre 2013, c’est l’ouverture de la chasse Tom, le fils de Pierre accompagne Jean, son grand-père.