Place Gambetta, Bordeaux
Mon prédécesseur, le bon Docteur Cerey, a travaillé longtemps Place Gambetta avant de se retirer dans ce quartier de Caudéran où il m’ a cédé sa place.
Pour les non initiés Gambetta est la place principale de Bordeaux, le coeur de la ville, où depuis la nuit des temps la population se mélange entre les commerces, les restaurants et les immeubles du 18ième. Pendant des années ce coeur de Bordeaux battait aussi la nuit, et le plus vieux métier du monde était de rigueur dans une artère voisine, Mériadeck !
Et donc, notre bon docteur Cerey, moustache affriolante et yeux coquins était le médecin, certes des commerçants chics mais aussi de certaines femmes de petite vertu.
Quand je récupère cette magnifique clientèle dans les années 80, la fidélité apparait en premier, soit des uns soit des autres. Du haut de ma jeunesse insouciante je visite le grand couturier de la place, le fameux restaurateur à la choucroute légère, mais aussi la petite Lulu, la grosse Denise et Fanfan la coquine.
Mes journées, déjà bien remplies, font le grand écart : pour le restaurateur ou le marchand de fruits et légumes je dois passer avant 7 heures et pour les autres (au féminin) je dois passer plus tard.
Denise habite dans un petit studio où elle travaillait naguère. Seul la couleur rouge en velours des fauteuils est la relique de son métier de marchande d’amour pour les hommes en manque. Elle a 84 ans. Tous les mois, je me délecte de la voir, elle, la vieille dame digne, au discours franc et direct mais toujours enveloppé de brins de gentillesse recouvert d’élégance . Je lui pose avec curiosité des questions qu’aujourd’hui la prescription permet une réponse :
« Vous avez rencontré des gens célèbres Denise ?
– Plus que ça mon drôle, des célébrités !
– (timidement) Qui?
– Oh, je peux te le dire petit, ils sont tous morts! » (elle me donne alors des noms qui, aujourd’hui encore, sont affichés au coin des rues ou places de Bordeaux)
Denise a gagné sûrement beaucoup d’argent du temps de sa splendeur mais maintenant elle n’a que le minimum pour survivre. Tous les mois, un petit rituel s’est instauré entre nous. Ayant sa fierté de femme honnête, elle veut toujours régler mes honoraires, mais sachant qu’elle n’a ni mutuelle, ni complémentaire, je sais très bien que cela représente un trou énorme pour son petit budget. Alors elle me laisse le billet qui m’est dû sur la table. Je le prends, la remercie, et en partant lui redépose sur le buffet et elle m’envoie un petit clin d’oeil sous ses lunettes dorées qui traduit le plus grand merci du monde.
Le marchand de poissons aux Grands Hommes, c’est du Pagnol dans le texte. Exigeant il me demande toujours de venir tôt avant l’installation du banc de poissons qu’il vient de ramener d’Arcachon.
Il m’aborde toujours en prenant à parti ses collègues bouchers ou fromagers :
» Te voilà ! Monsieur Guéritou ! Monsieur Guéritou …cousin de croque mort, tu me la fais quand ta piqure miracle que je gâte maman comme en 1945 quand je suis revenu de la guerre ? »
Continuant de parler en regardant sa voisine des légumes:
« Quand tu penses que c’est à ce morpion de 23 ans que je remets les clefs de ma vie ! »
Il y a tant de poésie que pour rien au monde je n’abandonnerais ces visites matinales. Il y en a une que j’oublierai jamais.
Depuis que l’homme sait faire du chocolat, la Place Gambetta a son fleuron, son étoile, son Maître-chocolatier. De père en fils, de secret en secret, ils offrent ce nectar à tous ces bordelais si bien ancrés dans leur tradition.
La tradition, justement c’est Adrienne, 94 ans, qui vit au dessus du salon de thé et de la chocolaterie au dernier étage. Elle a un appartement aux vitres ovales depuis lequel on domine toute la place. Elle est belle, elle a des yeux bleus des mers des sud, des cheveux blancs avec une nuance de violet. Son appartement est parsemé de meubles anciens. Sur les commodes Louis XVI, des argenteries éclatantes sont lustrées tous les jours et la vieille horloge du Limousin rythme ses journées qui lui paraissent bien longues.
Elle a, notre belle Adrienne, sa dame de compagnie pour s’occuper d’elle : Julie. Ancienne employée modèle de la chocolaterie elle a toujours été au service de « Madame ». Jamais mariée, jamais d’enfant, elle est née dans le chocolat et y restera jusqu’à sa fin.
6 h- le téléphone me réveille.
» Docteur, venez vite, Julie en me montant mon petit déjeuner vient d’avoir un malaise! Venez vite, vu mon coeur malade, je reste dans mon lit. Passez par le laboratoire du salon de thé. »
Dix minutes plus tard, je rentre par la porte de derrière, empruntant le lieu secret où notre maitre chocolatier prépare ses boules noires à la patte d’amande, surveille ses croissants au beurre et sort les chocolatines du four. Oui des chocolatines, des vraies (pas ces pains au chocolat parisien).
Le réflexe de Pavlov est à son comble: je salive, j’hume, je jouis : j’ai faim !
A peine arrivé en haut de l’escalier, la pauvre Julie est là, allongée en ayant dans sa chute évité que le plateau du petit déjeuner de « Madame » ne soit renversé.
Malheureusement, la pauvre Julie est déjà partie dans un autre monde, victime sûrement d’un infarctus massif. Je monte expliquer à Madame Adrienne que sa Julie n’est plus de ce monde.
Elle réagit avec dignité et tristesse, mais me dit de façon surprenante :
« Oh, elle était bien âgée (10 ans de moins qu’elle! ) et elle n’a pas souffert. »
Dans ces cas-là, quand une personne décède sur un lieu extérieur le médecin doit appeler la police.
« Police secours, j’écoute..
– C’est pour un décès.
– Oui, à fortiori un mort ?
– Oui un décès !
– Arrêt cardiaque ?
– Oui comme dans tous les décès, Monsieur le policier, il y a un arrêt cardiaque
– Donc, elle est morte ?
– (exaspéré) Oui !
– Vous l’avez constaté ? ou vous me le relatez ?
– J’ai fait le constat de décès d’une dame de 82 ans qui vient de mourir brutalement !
– Comment pouvez-vous savoir qu’elle a 82 ans alors qu’il y a un instant vous me « relatassiez » (notre policier n’a jamais eu le Becherelle) que vous l’avez trouvée dite pour morte.
– Vous pouvez venir monsieur le policier pour faire votre constat ?
– Je vous envoie deux collègues. »
Je me retrouve assis dans le vestibule, à coté de notre pauvre Julie, le plateau toujours dans sa main. C’est un plateau en argent, avec une chocolatière à l’ancienne avec un manche en bois. Une orange pressée avec beaucoup de sucre, une rose unique dans un petit vase et …les fameuses chocolatines !
Les odeurs du laboratoires, mélange de cacao, fleur d’oranger, croissants chauds excitent mes papilles au repos depuis la veille au soir.
30 minutes après, les collègues ne sont toujours pas là. Ce n’était plus Pavlov, c’était un coma hypoglycémique que je subis.
Certes, je suis assis par terre à coté de notre pauvre Julie se refroidissant peu à peu, certes Adrienne s’est rendormie à quelques mètres de là, certes la police va arriver mais quand Antoine a faim, il a faim ! Qu’il mange alors…
Je commence à dévorer cette chocolatine en buvant gorgée par gorgée ce chocolat épais, onctueux , sucré …hum ….délicieux..! Je finis en me régalant de ce jus d’orange recouvert de sa pulpe quand, quand ……
La police entre ! Le tableau de la scène est rocambolesque : une morte, un plateau vide, une vielle dame dormant dans son lit et un docteur en train de prendre, à même le sol, un petit déjeuner digne de ceux de l’Hôtel du Palais (non ce n’est pas le Cluedo !)
« Eh bien, Docteur, ça vous coupe pas l’appétit ! »
Je suis à ce moment-là l’homme le plus mal à l’aise de la médecine bordelaise, de la France, du monde.
Ma réponse fuse et d’un ton affirmé : « Elle n’a pas souffert ! »