Elle a pris l’habitude de m’amener une petite bouteille de rhum arrangé au gingembre. Je ne sais quelles sont les vertus de ce breuvage mais… que c’est bon!
C’est une petite perle noire arrivée de son Afrique natale, elle est auréolée de pleins de diplômes. Elle vient tenter sa chance à Bordeaux. Elle prend la vie toujours en souriant. Les recherches de travail sont difficiles. Elle s’aperçoit très vite que parfois la couleur de la peau ne facilite pas la tâche mais son enthousiasme est débordant. Elle ne perd jamais confiance et vient me voir souvent pour un petit rhume, une migraine mais jamais pour une déprime, une angoisse. Elle a cette naïveté naturelle qui lui permet d’assumer son « hic et nunc », son ici et maintenant, sa soif de vivre. C’est sûrement cette force qui un jour a dû impressionner un DRH.
Apolline est embauchée dans une super boite ! Elle arrive à mon cabinet non pas avec une petite flasque de Rhum arrangé mais un Magnum ! Elle veut fêter ça.
Son travail se passe bien, elle monte en grade, tout le monde se réjouit d’avoir une telle collaboratrice, une telle amie, une telle patiente. Même quand elle n’est pas malade, elle me passe un petit coup de téléphone :
« Allo doc, je ne suis pas malade mais j’avais juste envie de vous faire un petit coucou. »
Son petit accent me réchauffe le coeur comme si j’étais sur une plage africaine et me donne le moral pour toute l’après-midi.
Elle habite un petit appartement en plein centre de Bordeaux. Pour une fois elle n’est pas venue au cabinet. Elle m’appelle pour une visite à domicile. Elle a de la fièvre et sa crainte c’est de manquer son travail.
« Doc, tu me donnes tout ce que tu veux, vitamines, piqures, solution de marabout mais je veux aller au bureau ! »
Apolline est dans sa chambre. Tout est bien rangé, décoré avec les moyens du bord mais avec goût.
Vu les tremblements décrits, je crains une poussée de paludisme. Je fais de suite une prise de sang et, je ne sais pourquoi, demande un bilan complet avec toutes les sérologies virales possibles.
Deux jours plus tard, elle arrive à mon cabinet avec des petits beignets qu’elle m’a préparés pour commenter ses analyses. Je les découvre avec elle, venant juste de les recevoir par fax.
J’ai l’habitude de les regarder très vite mais là, comme un signe du destin, je commence par la fin. Mes yeux encore secs s’arrêtent sur les virologies : pas de palu, pas d’hépatites et … séro VIH positive !
J’ai devant moi une jeune femme belle qui n’est que sourire, grâce et gentillesse, qui scrute la moindre des réactions dans mon regard. C’est affreux, un cauchemar ! Il faut que je lui annonce que sa vie est en train de basculer, qu’une saleté de virus va enlever de son visage cette pureté et changer tout son avenir.
« Il y a un problème, Doc?
– Oui, il faut vérifier un résultat qui ne me plaît pas.
– J’ai le palu ?
– Non, c’est plus grave !
– Non Doc, j’ai pas le sida !
– Il faut refaire les analyses, il y a peut être une erreur. »
Ma réponse est nulle mais je suis désemparé. Je ne sais pas quoi dire, je me lève, lui prends la main. Je n’ai plus les yeux secs. C’est elle qui me réconforte.
« T’inquiètes pas Doc, on va me soigner. Dis moi, comment j’ai pu avoir le virus je n’ai jamais couché avec un garçon ? »
Cette question me permet de revenir à mon rôle de médecin et non pas d’éponge émotionnelle.
« Tu as eu des tatouages? tu t’es droguée ?
– Non rien, tu sais je suis quelqu’un de bien Doc !
– Tu as été opérée?
– Oui, à Abidjan, quand je me suis cassée la jambe avec l’accident du camion.
– Tu as eu une transfusion?
– Oui. »
Je viens alors de comprendre la contamination. Je la regarde devant moi au lieu d’éclater en sanglot, elle me dit :
« On va pouvoir en boire de notre rhum, hein doc ?
Pendant des mois, Apolline a fréquenté tous les services. Elle n’a jamais eut un arrêt de travail, elle a même voulu être hospitalisée pendant des vacances pour commencer sa tri- thérapie. Elle accepte tout avec dignité et courage.
Ses visites sont mensuelles. Ce jour-là, elle ne vient pas toute seule, elle est avec François.
« Doc, je te présente Francois. (Elle est resplendissante dans sa robe fuchsia. Son sourire, ses boules noires éclairent mon bureau.)
« Mais quelle bonne nouvelle, mon Apolline amoureuse! »
François, c’est le gentil garçon. Il travaille à la Poste. Il lui tient la main juste un peu intimidé mais tellement amoureux.
« On va se marier Doc, tu veux venir ? »
Tout est surréaliste. Ils ont l’air si heureux, si bien ensemble que l’on oublie le plus terrible, cette saleté de microbe. Leur insouciance me touche. Je n’ose parler de ce qui me tracasse … ils n’auront jamais d’enfant !
Apolline me connaît par coeur, elle me regarde fixement et me lance d’un ton gouailleur :
« Et ne me dis pas que nous n’aurons pas d’enfant, tu me connais Doc quand Apolline veut quelque chose, elle l’ a !
Le marathon d’une vie, Apolline a traversé toutes les embûches pendant dix ans et, tel le soldat grec, réalisa le plus bel exploit.
« Doc, (me présentant un papier) les petits pieds sont là. J’attends un bébé ! »
Miracle de la médecine, de la science, Gaïa est née ce matin 9 août 2013, jour de la saint AMOUR.