C’est vrai que tous les jours je me demande si je suis bête, « bilongoté » comme on dit en Afrique ou bien si je suis en train de vivre quelque chose que tous les analysés par un lacanien vivent.
Ne pouvant pas trop parler devant ce parterre de gens de cinéma, et comme je suis un peu têtu, je rappelle Vincent dès le lendemain.
Quand je dis cela, ça prouve la place énorme, oui énorme, que ce petit frisé a pris dans mon cortex. Le prétexte de ma venue chez Vincent était bien sûr différent que des questionnements sur un analyste même ami intime de Gérard Miller ou de la famille de Lacan !
J’abordai très vite le sujet avec ce copain qui n’a pas l’habitude de mâcher ces mots.
» Ce mec est fou Antoine, c’est lui qui devrait consulter, et surtout c’est un dormeur. »
– Un dormeur ? »
– Oui, un jour où j’étais allongé, je me suis rendu compte qu’il dormait ! Je me suis levé et j’ai crié à son oreille : » Tu dors Mie ! Tu crois que je vais te donner 40 euros pour te voir cluquer ? »
– Il a dû te parler de l’attention flottante freudienne ?
– Freud ou pas Freud, je me suis cassé et je ne l’ai jamais revu ! »
J’ai très vite arrêté cet entretien. Je me sentais mal à l’aise, j’étais si motivé par ma démarche, si fier aussi de m’y tenir trois fois par semaine que les doutes que je ressentais parfois prenaient une importance gênante.
Je me suis dit pour me rassurer que Vincent n’était pas moi et que sa personnalité et son coté brut de décoffrage ne pouvaient pas aller avec un Lacanien. Cela voulait dire aussi que j’étais surement et suffisamment compliqué pour que l’analyse me soit bénéfique.
Alors, c’est avec un enthousiasme de débutant que je repartis pour de nouvelles séances chez le dormeur « flottant ».
Tous les lundis matin, à six heures, ma petite voiture était téléguidée jusqu’au 202 de la rue Saint-Rémi.L’escalier toujours aussi abrupt entraînait un essoufflement et quelques minutes dans la salle d’attente me permettaient de retrouver une élocution normale sur le divan. Mais ce jour là, il m’attendait devant la porte et me conduisit immédiatement, sans passer par la case d’attente, sur son divan. On aurait dit qu’il était pressé, il me parla sèchement :
» On en était où ?
– Je ne m’en souviens pas
– Et voilà, c’est là le problème, vous ne vous rappelez pas! J’ai des inquiétudes sur vous Monsieur, vous ne travaillez pas assez, vous ne devez vivre que pour ça et pour votre inconscient.
– Je ne comprends pas.
– Et en plus, vous ne comprenez pas ! »
Alors il se mit à me raconter son séjour dans son orphelinat bulgare, ces enfants attachés dans un lit de fer, ces infirmières qui dormaient à coté d’eux toute la nuit. Je ne comprenais pas le rapport entre ses inquiétudes sur mon mauvais travail et cette œuvre humanitaire dans un pays de l’Est !
Une fois de plus, je nageais dans le doute. J’arrivais avec les idées de Vincent dans ma tête puis il m’engueulait et il touchait ma sensibilité ce qui remettait son compteur crédibilité à son maximum.
Une fois de plus, je pensais que tout était organisé, tout était voulu, tout était cadré comme dans les formules physiques de Monsieur Lacan.
C’était un de ces vendredis où mon repas était remplaçé par une nourriture intello-psycho- laca ..mienne plus une dose d’embouteillage, tout ça sans café pour 45 euros en liquide s’il vous plait. Pas de café certes, mais la tasse de thé dont la fumée se mélangeait à celle d’un cigare tordu (genevois)!
La séance avait bien commencé. Je parlais avec aisance de mon travail, de ma famille, de mes amis. Il était plus loquace que d’ habitude, il avait de l’humour, ses jeux de mots fusaient et moi j’étais bien.
J’étais bien comme …quand on a son chat qui, si sauvage d’ordinaire, vient un soir, on ne sait pourquoi, se mettre sur vos genoux. On se dit que ça y est, la bête est dompté et puis vous voulez la caresser et là, hop, il s’en va à toute vitesse se mettre sous la vieille table du salon.
Avec le docteur Mie, c’était pareil qu’avec mon chat ! Ce jour-là donc, il n’était certes pas sur mes genoux mais il était zen et un petit état de satisfaction m’habitait.
Tu vois, Antoine, ce mec a du cœur! Il est brillant, il se donne à fond pour son travail et il est fort comme analyste. Mon choix du hasard était le bon.
Mais comme le petit chat qui part sous la table du salon, le génie redevenait un animal sauvage : il arrêta net son attitude empathique et me lança un : »allons, continuez, continuez !! »
– Mais je ne sais pas quoi dire.
– Ce qui vient, dites ce qui vous vient.
– Mais, j’ai rien à vous dire.
– Ce n’est pas à moi que vous devez dire, c’est à votre inconscient !
– Vous me parlez de mon inconscient, je ne connais même pas mon conscient !
– Nous en resterons là, cela fait 45 et en liquide s’il vous plait. »