10 Oct

La lune est belle

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C’est le genre d’homme que l’on appelle un emphatique. Il a 45 ans, la grande classe, le costume Hugo Boss toujours du dernier cri, une chemise blanche, une cravate pastel, des chaussures toujours bien cirées. La voiture gris métal, vitres teintées se gare toujours en double file. Il descend aussi vite que s’il devait prendre un train.

Il vient me voir régulièrement. Il déteste attendre, se met devant mon bureau pour passer avant les autres. Je le connais depuis dix ans et je ne peux dire quel est son travail, c’est du genre « consultant marketing business and communication « .

Il a une oreillette bluetooth en permanence à l’oreille et parle fort sûrement en direct avec New York, Londres ou Tokyo !!

Quand il vient me voir, il a préparé une fiche bristol pour soulever les points essentiels.

« Hi ! (il adore, comme Jean Claude Vandame, parler avec des mots anglais ) je viens pour many problèmes.

Hello Man (je lui fais donc une réponse très Vandame) Where is Bryan? in the kitchen ?

– Arrêtez de vous moquer doc’, je ne vais pas bien ! »

Il prend sa fiche et regarde : « tension artérielle? »

Je lui prends aux deux bras : 13/8 parfait !

Il raye sur le bristol et marque de son stylo Mont-Blanc plus gros que gros le chiffre rassurant.

– Insomnie ! When je vais au bed je ne dors pas, trop busy sûrement.

– Stilnox ?

– Oh, ok thanks, stilnox. »

Il barre insomnie.

« Maintenant doc’, examinez moi à fond, je pense que j’ai une grave pathologie au foie. »

L’examen clinique ne montre rien. Je lui propose un bilan. Il est ce genre de patient qui est un adepte d’internet pour diagnostiquer avant moi sa pathologie.

« Vu ma fatigue et ma gêne à droite, j’ai peut être une hépatite, un cancer du foie ? »

J’essaie en vain de le rassurer mais je lui confirme que ce n’est qu’après le bilan que l’on saura. Il m’interrompt prenant un appel auquel il répond par l’oreillette. Rayant le mot cancer sur la petite fiche et rajoutant un gros point d’interrogation. Il ne veut pas donner sa carte vitale, il me règle en augmentant le tarif, comme une aumône, palabrant sur le peu de reconnaissance des médecins.

Il revient toutes les semaines pour un nouveau problème. Il a eu le résultat du bilan, parfaitement normal. Aujourd’hui il a mal à la tête et, dans son questionnaire préparé, il est persuadé d’une tumeur cérébrale. Il veut un scanner !

« Je suis sûr que j’ai un glioblastome du tronc cérébral doc’!

– Pourquoi?

– Mal à la tête, fatigue, perte de poids :voilà ce que j’ai tapé sur le net et le diagnostic est évident ! »

Je lui explique les dangers de s’auto-diagnostiquer car les mots frappés sur le clavier auraient pu conclure par léger surmenage… mais il veut son scanner!

Il arrive une autre fois tout tremblant, mauvaise mine.

« Hello doctor, maintenant je l’ai !

– Quoi?

– Le cancer du colon ! »

L’examen, la symptomatologie et le contexte épidémique me font penser beaucoup plus à une gastro-entérite classique mais, avec ce style de malade, j’ai toujours peur. Je lui demande de faire mon traitement antigastro et nous explorerons plus tard s’il n’y a pas d’amélioration.

Chaque fois, je le vois déçu que je ne réponde pas à ses attentes, et pourtant il revient me voir car il dit qu’il n’ a confiance qu’en moi.

Cette inquiétude permanente me pousse un jour où je suis plus tranquille à lui poser des questions sur son stress permanent de la maladie.

Il me répond que tout va bien, qu’il n’invente rien que ses maux de tête, ses diarrhées, sa fatigue sont bien réels et que, si cela continue, il changera de médecin.

Il arrive un jour avec la main sur le coeur ayant des  difficultés à parler. Passant devant tout le monde, il s’avachit dans le fauteuil.

« Hi, doc’ je fais un infarctus, j’ai mal à la poitrine ! Ça me serre.

– Vous êtes stressé en ce moment?

– Ce n’est pas le problème, j’ai certes un gros souci de trésorerie  mais là j’ai mal !! »

Devant ce genre de signes je prescris toujours une demande de troponine (élevée dans les infarctus) et j’envoie systématiquement chez le cardiologue .

Il repart du cabinet presque satisfait que, pour une fois, je lui fasse faire un examen…preuve de mon inquiétude !

Le résultat une heure après est strictement normal, simple surmenage me confie mon copain cardio.

Il est secret sur sa vie personnelle. Je sais qu’il a deux enfants mais ne parle jamais de sa vie sentimentale en général. Aujourd’hui il est obligé de m’en parler car il arrive très inquiet:

« Je n’arrive plus à tout gérer doc’, je suis à bout, mes gosses, mon travail, ma vie intime.

Je suis surpris par ce « lâcher prise » et de le voir non pas connecté avec un businessman d’outre atlantique mais simplement avec la dure réalité de la vie.

N’ayant pas de temps ce jour là, je lui propose de venir manger le lendemain à midi dans ma cantine.

Evidement il arrive avec le quart d’heure de retard bordelais. Il rentre cheveux au vent, serre quelques mains, écrase sa cigarette et s’assoit devant moi.

« Désolé doc’, mon banquier est toujours en retard.

– Cela va mieux votre trésorerie ?

– Non, je vais déposer le bilan mais ce n’est pas grave, car, vu ce que j’ai, je n’en ai plus rien à faire !

– Vous avez quoi ?

– Le sida ! »

Pensant une fois de plus que son diagnostic venait du docteur Internet j’ose un petit sourire ..

«  Ne riez pas, pour une fois c’est vrai!

– Mais vous avez fait des examens ?

– Oui, j’ai donné mon sang et il m’ont téléphoné! »

A ce moment là, lui, qui depuis des années était soucieux, hypochondriaque majeur semble serein, décontracté. Il vient d’apprendre ce que certains ne supportent pas de savoir et lui semble heureux, libéré.

Il commence alors à tout me raconter, tout !

« Je ne vous ai jamais parlé, doc’ car ma vie est un secret. J’étais marié avec Isabelle, je l’avais connue à l’école, c’était la femme de ma vie. Nous avons eu un premier enfant, Baptiste, puis, très vite après, nous avons eu la petite Margaux. Après l’accouchement, Isa a fait une hémorragie, on l’a transfusée et, deux ans plus tard, on s’est rendu compte qu’elle était séropositive. Bêtement nous n’avons jamais rien dit, c’était notre secret. Nous avons dit à tout le monde quand elle a commencé sa maladie que c’était un cancer. Elle est partie deux ans plus tard. Depuis ce jour là, je n’ai jamais voulu faire le test, je suis venu vous enquiquiner toutes les semaines, je me suis inventé un cancer, un infarctus, une tumeur et, au fond de moi, je savais très bien que j’avais peur de voir la réalité en face. Je devais élever mes enfants, travailler, épargner mes parents .

Puis hier, mon fils a eu son diplôme d’ingénieur, ma fille est infirmière. Je suis allé donner mon sang pour savoir. Aujourd’hui doc’ je me sens bien, libéré de tant d’années de stress. »

Honnêtement j’avais beaucoup de mal à trouver ce patient sympathique, je le trouvais prétentieux, « frimeur » et hypochondriaque. Aujourd’hui, je découvre un homme merveilleux, humble, courageux, responsable. Je m’en veux de ne pas avoir pu déceler ses souffrances, d’avoir eu un jugement erroné.

Cela fait dix ans que cette histoire est arrivée. Il est soigné par tri-thérapie, ses résultats sont très bons, il est grand père et vit avec une très belle femme.

On peut parler de rémission sa charge virale étant toujours nulle. Il m’ a dit il y a quelques jours :

« Vous savez doc’, je suis en pleine forme, mes enfants et petit-enfant vont bien. Ma chérie est fabuleuse. Vous savez qu’en Asie quand par pudeur on ose dire à une femme qu’on l’aime on dit : «  la lune est belle !» . Alors, vraiment aujourd’hui, la lune est vraiment belle comme ma vie. »

 

 

22 Sep

Monsieur et Madame Heureux

drmaison_couple La tête et les jambes…et quelles jambes ! Il y a parfois des situations, des portraits qui prêtent à rire. Pourtant si je n’avais pas mon esprit carabin coquin pour me protéger, je ne ferais que pleurer.

Quand je les vois arriver la première fois à mon cabinet, je me demande bien comment je vais faire pour garder mon sérieux.

Ils s’appellent Claude tous les deux et, pour les différencier, lui on l’appelle Coco. Très fier il rajoute Coco, comme mon perroquet du Gabon, en moins bavard ! Elle, c’est la tête ! Elle a une maladie génétique type myopathie et son handicap n’est, si on peut dire, qu’orthopédique. Elle lit Nietzche, Camus et Saint Augustin.

Tous les jours elle répète à son mari la phrase qu’elle a gravé dans son salon : »Aime et fais ce qu’il te plait ! » Il lui répond tous les jours : « Facile Madame intello, moi je ne sais ni lire ni écrire et j’ai des jambes en X » .

Coco, depuis la naissance, a une anomalie congénitale. Il est limité intellectuellement et a une malformation des jambes avec deux pieds bots. Cela dit, il a une volonté féroce et aide sa femme pour la mobilité. Elle aime à plaisanter et dit souvent : « Au royaume des aveugles les borgnes sont rois, alors bouge toi, le grand « . Grand, il est: 1m94 !

Sans l’offenser et avec beaucoup de tendresse je peux l’appeler mon Quasimodo préféré. Ils me disent souvent, nous ne sommes pas des handicapés, nous sommes Monsieur et Madame Différents en référence aux livres d’enfants, (Monsieur Distrait, Madame Etourdie, Monsieur Lent etc…)

Ils ne m’appellent que très rarement pour des visites à domicile. Ils veulent venir comme tout le monde. En toute franchise, cela ne m’arrange pas vu le temps…

Elle m’explique : « Nous venons chez le docteur une fois par mois. C’est notre sortie mensuelle ».

« Le matin où je viens vous voir je me lève plus tôt. On se lave la tête quand on vient voir son toubib chéri!  Et se laver les cheveux avec deux mains fermées on en gaspille du shampoing! Puis je prépare le petit déjeuner du grand et je le réveille sinon il dort jusqu’à 11h. Il ne mange pas, il dévore!  Soupe, fromage, charcuterie et son petit verre de rouge.

– Tous les jours ?

– Parfaitement, Monsieur Différent,  c’est aussi Monsieur Glouton.

– Vous savez, il est très vite midi et on part chez vous vers 13 h ».

Je comprends ce temps vu celui qui leur faut pour descendre de la voiture et  venir jusqu’à ma salle d’attente.

D’abord, il y a l’arrivée dans le parking. Elle a une vielle Twingo avec commandes au volant. Des petites erreurs de manettes et la pauvre Renault ressemble à la voiture du jeu des Milles Bornes marquée accident ( j’adorais jouer à ce jeu petit..) Après dix bons aller-retour pour prendre une place normale et non d’handicapés, Coco descend en premier, déplie sa carcasse d’un pas chaloupé genou contre genou, pieds disposés un intérieur, l’autre extérieur, bras à l’horizontale pour équilibrer le tout. Sourire aux lèvres, il fait le tour de la voiture pour ouvrir la porte de Madame (12 minutes) Claude pose ses jambes sur le goudron (5 mn) Coco se penche non sans se prendre très souvent le coin de la portière dans la tête (2 mn) et essaye de tirer Madame en dehors de la voiture.

La chute est fréquente et il se relève en éclatant de rire et en répétant:  » Aime et fais ce qu’il te plait » c’est ça, merci Saint augustin. Je l’aime peut être mais elle m’emmerde, Madame l’intello! Ensuite, une fois extirpée de la voiture, il lui tend un bras sans même attendre qu’elle déplie le sien. Ils s’avancent en une marche en canard s’en savoir qui retient l’autre. 23 minutes plus tard, ils arrivent dans mon bureau.

Elle a toute sa « vie médicale  » dans son sac Auchan  me disant à chaque fois :  » Vous connaissez mon cas mais … »

Lui semble heureux. C’est une sortie distrayante et reposante pour lui.  » Docteur, elle me tue Madame Intello, je dois me lever tôt (11h…) je dois nourrir Pepito et GaÏa

– Qui?

– Les deux chats, le gros noir au ventre qui pend et la petite minus zébrée.

– Arrête le grand, si on est venu aujourd’hui c’est grave, laisse moi parler ! Voilà Docteur, je sais ce que vous allez me dire mais j’ai bien réfléchi et le grand aussi d’ailleurs, nous voulons un enfant !!

A ce moment précis je ne sais pas si c’est sérieux ou si c’est un trait de l’humour habituel de Claude .

– Alors, Docteur, mon âge est il un problème pour ce désir sans nom de maternité?

– Quel âge ?

– 45 ans ! (je m’aperçois en fait que je ne le savais pas pouvant lui en donner facilement dix de plus )

– Qu’en pensez vous Coco ? Il rit :  » Aime et fais ce qu’il te plait ! quand Madame veut, elle a ! Alors un de plus ou pas !

– Un de plus ?

– On a quand même Pepito et Gaîa!

– Arrête toi, je te parle d’un enfant, un vrai un bébé d’ amour qui te ressemblera, qui aura tes beaux yeux bleus et qui sera gentil comme toi.

– oui mais peut être des jambes en x et un cerveau de poulet ..

– T’inquiète pas mon chéri, il sera le plus beau bébé du monde.

Cette scène devant moi me trouble: un amour si grand entre deux êtres et une folie d’avoir un enfant en étant handicapés comme eux ! Ils me demandent mon avis et, moi simple généraliste, je dois donner une réponse : oui, non, feu vert, feu rouge.

Ai-je le droit de dire que c’est inconscient, qu’il faut penser à l’enfant, à son avenir, aux moqueries de l’univers scolaire?

Et pourtant je suis sûr qu’il sera un être adoré, protégé. Combien de bambins ont des parents « normaux » qui agissent en monstres, en égoïstes. Ils ne donnent pas le dixième du potentiel d’amour que les deux Claude pourraient donner.

Je n’ai pas eu besoin de traduire ma pensée, Claude l’a comprise.  » Je sais, on est des vieux maboules, moi j’ai la tête, lui a des pauvres jambes mais on a quelque chose que d’autres n’auront jamais : on a du coeur et on s’aime.

J’ai tout fait pour les aider. Ils ont passé des heures et des heures en consultations de fécondation in vitro, en dossier d’adoption. Ils n’ont jamais eu d’enfant mais, pendant ces années de quête de bonheur maternel, ils n’ont pas vu qu’ils étaient différents.

Aujourd’hui, ils vont bien, clopin-clopant, ils promènent Thimbou, leur nouveau Labrador.

19 Sep

Belle comme un enfant

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Bon, je sais cela fait ringard, j’adore Dalida, j’ai même pleuré quand elle est morte!

Elle venait d’avoir 18 ans. Elle était belle comme un enfant

Manon c’est synonyme de réussite, elle a le bac, elle est jolie comme un coeur, elle a des amis partout et, ce soir, elle va fêter son anniversaire. Son petit copain a son permis depuis 8 jours.

La soirée s’est bien déroulée, pas d’excès, ni alcool ni drogue, juste rire et s’amuser. Il gare la voiture, Manon est assise derrière, elle s’est endormie.

Il n’a pas tous les automatismes et recule trop vite et emboutit la voiture de derrière. Manon, en plein sommeil, est relâchée et son cou fait un aller-retour comme une poupée de chiffon. Elle se réveille, elle a mal.

Ses amis essaient de la sortir de la voiture mais elle ne les aide pas. Elle ne sent plus rien, elle veut bouger son bras, elle ne peut le soulever et ses jambes sont inertes. Elle ne bouge plus rien ! C’est un mauvais rêve, ce n’est pas possible, elle va se réveiller, elle va courir.

Non, rien ne bouge, elle ne ressent plus rien. Elle est tétraplégique !

Elle arrive à l’hôpital, l’examen clinique suffit pour établir le diagnostic:rupture complète de la moelle épinière ! Le scanner confirme : atteinte de la moelle C5-C6.

Je vais voir Manon le lendemain aux Urgences. Elle me regarde arriver, me sourit et ne se doute pas que c’est le premier jour du reste de sa vie sans pouvoir bouger. J’essaie de lui faire bouger la main, je la tiens dans la mienne mais rien ne se passe, aucune force, aucun soubresaut ! Elle est flasque de la tête aux pieds. C’est le jour où sa vie bascule et pourtant déjà elle n’est qu’espoir et détermination.

Chaque minute qui passe elle regarde se doigts, ses jambes, espère voir un petit frémissement, un petit muscle qui bougerait mais toujours rien. Elle ne se rend pas compte que c’est définitif. Je crois vraiment qu’il existe une grâce providentielle où les malades inconsciemment, au début de leur maladie, refusent leur sort. Elle me dit même en regardant son voisin de box :

« Le pauvre, il ne pourra plus jamais marcher, tu te rends compte, il a peine 30 ans! »

Mes mots sont vides, je parle mais ne dis que des banalités, lui parle des études, de son frère, de la pluie, du beau temps.

Elle ne me pose jamais la question sur son devenir. Chaque jour, chaque heure, chaque seconde c’est un combat mais en douceur. C’est comme si sa vie était filmée au ralenti. Elle est dépendante à 100 pour 100 mais elle est fataliste. Aujourd’hui elle quitte le box de réanimation et passe en chambre à quatre lits. C’est pour elle une victoire, elle est avec 3 autres malades accidentées comme elle mais aucune n’est paralysée. Elles sont victimes de fractures, de plaies mais elles bougent, elles crient. Manon, elle, ne se plaint pas mais elle ne bouge rien!

Je peux écrire des pages et des pages sur ce calvaire mais je ne peux pas, je veux être comme Manon un éternel optimiste, prendre une leçon de vie chaque jour.

Manon ne pleure jamais, elle sourit. On dirait que la paralysie de tous ses muscles augmentent la force de ses zygomatiques !!

Elle est très vite dans un centre de rééducation, elle a plein d’humour. Un jour je prends de ses nouvelles, elle me dit depuis son fauteuil:

« T’inquiète pas doc, ça roule!

– Tu as le moral? »

En éclatant de rire, elle me regarde me répond :

« Tu dis ça pour me faire marcher? »

Je suis mal à l’aise devant tant de dérision mais je suis tellement bien quand je suis avec elle. Mon genou (laissé en rade sur le terrain de rugby de Saint Sever) me fait souvent mal et parfois je boite. En me voyant grimacer, elle me demande :

« Tu as mal?

– Mais non, je suis vieux.

– Tu sais, j’aimerais avoir mal moi, je n’ai jamais mal, je ne ressens rien.

Manon rentre à la maison ce mois d’ avril 1991. Sa maman, pendant ses longs mois à l’hôpital, a transformé la maison: tout de plein pied, une salle de soin, un lit adapté et …Orphie !

Orphie c’est un golden retriever couleur sable. Manon, en arrivant, me dit :

« Tu as vu doc, je te présente mes bras, mes jambes. Orphie  est dressée pour les remplacer. Regarde : Orphie, télécommande ! »

Notre labrador velu se précipite et la lui ramène. Manon est comme une enfant, heureuse, souriante, belle.

Pendant de long mois, la nouvelle vie de Manon s’est construite peu à peu, la maman, le frère sont là autour d’elle.

Manon me fait venir un soir.

Sa maman à voix feutrée :

« Elle veut te voir, je ne sais pas pourquoi, tu me diras. »

Quand je rentre dans la chambre, Orphie est chargée de repousser la porte sur les intonations de Manon.

– Ecoute doc, tu sais la tétraplégie, c’est la maladie qui ne permet même pas se suicider. Alors je vais vivre, vivre à fond. Pour ça, j’ai besoin de toi.

– Tu vas me trouver des amis, des jeunes de mon âge et ils vont venir travailler chez moi. Je vais sortir en ville, je vais aller dans les grandes surfaces. Je veux manger au resto, même au domac.

– domac? c’est quoi?

– T’es vieux doc, domac c’est le Mac do!!

– Je veux aller en boite, je veux être sur la piste, je veux faire tourner le fauteuil, je veux me faire draguer, je veux fumer, je veux, je veux vivre comme tout le monde !

J’ai trouvé des jeunes étudiants qui, à tour de rôle, sont venus vingt quatre heures sur vingt quatre. Manon a repris ses études, a passé son permis !!  Elle conduit un van style hippies des années 70. Elle a sauté en parachute, et un jour… un des petits jeunes qui venait travailler pour lui donner de la vie est resté plus souvent.

Manon m’ a appelé et m’a dit :

– Bravo mon doc pour ton casting. Je suis amoureuse et encore mieux Louis aussi !!!

Elle venait d’avoir dix huit ans….

 

 

16 Sep

« Bon chien chasse de race »

fils

Ils sont une petite famille de trois : Jean, Béatrice et leur petit Pierre. Ils sont arrivés à Bordeaux quand le gamin avait deux ans. C’est à ce moment là que je suis devenu leur médecin. Ce sont des gens sympathiques, chaleureux dès leur premier rendez vous. Lui, Jean, travaille chez Renault. Ouvrier modèle, il attend la fin de la semaine avec impatience: il est chasseur! Beatrice, fonctionnaire, arrive à  me faire aimer la cité administrative, et pourtant …

Pierre, depuis que je le soigne, c’est le bébé cadum, c’est le poupon aux yeux noirs rieurs mais parfois obscurs et secrets. C’est l’ado boutonneux que son père taquin appelle « pain aux raisins » (les stigmates de l’acné sur son visage). Aujourd’hui, c’est un jeune adulte sportif mais très timide.

Jean et Béatrice ont protégé, gâté leur fils unique. J’ai le souvenir d’un Noël où je suis venu consulter le petit et de n’avoir pas pu rentrer dans la chambre vu le nombre de cadeaux.

Un dimanche, je suis invité à la chasse avec Jean. Je ne suis pas chasseur mais j’ai envie de connaitre cette atmosphère si particulière.

Le soleil n’est pas encore levé que je me retrouve dans cette vieille maison du Médoc. Pierre nous prépare le café pendant que Jean lustre ses fusils, Béatrice préparant notre casse croute. Je suis surpris que Pierre vienne avec nous.

« Je l’amène toujours,  c’est comme mon labrador, il adore ça, mon Pierrot ! » (Vu la tête de l’enfant, je comprends bien qu’encore une fois, nous, les pères voulons que nos garçons soient comme nous alors que parfois cela serait mieux que nous, nous soyons comme eux. (Désolé, mes fils pour tant de matchs de rugby imposés!!)

Il fait froid, très froid ! Jean a une légère couperose qui fait ressortir des yeux bleus clairs. On pense toujours qu’il va nous donner un nouveau jeu de mot, une boutade dès qu’il nous parle .

Contrairement à lui, Beatrice est timide, réservée, consacre sa vie à s’occuper de son fiston : « n’oublie pas ton cache nez, parle au docteur de ton acné, demande lui ta dispense de sport, il fait trop froid tu ne vas pas aller à la piscine scolaire… »

« Arrête, Madame le Gouvernement, on part taquiner la poule faisane, alors toi, cesse d’être la mère poule.» (en riant lui même de son humour)

– Ok, Ok n’abusez pas du château Palmer ! Docteur, je vous en ai mis une bouteille pour le casse croute.

– Du Palmer???

– Pour notre toubib tout est possible ! »

Pendant cette partie de chasse, je n’ai pas tué un faisan, ni vu un cèpe. J’ai vu un super chasseur même après le Palmer, et par contre j’ai découvert un super ado mais si mal dans sa peau .

Pierre discute avec moi pendant toute la journée. Lui, si timide quand il vient au cabinet, profite d’être seul et me raconte:

« J’en ai marre, Maman me prend pour un bébé, elle vient me chercher au lycée, ne me laisse jamais sortir, m’apporte mon petit déjeuner au lit. Papa, il veut que je sois chasseur et ouvrier chez Renaut. Cela fait six mois que je veux aller voir un dermato, j’ai des taches rouges sur le visage et papa rigole, il dit que je n’ai rien. Mais, regarde, j’ai des plaques sur le front. »

Je regarde son visage et je n’aperçois pas une seule trace rouge. Je m’en sors par une pirouette et je lui dis :

« Viens me voir tout seul mercredi, on verra tout ça.»

Le repas de midi confirme cette impression bizarre. Une maman trop étouffante pour son enfant qu’elle ne veut pas voir grandir, un papa plein d’amour certes, mais un peu immature et un enfant qui se trouve des taches rouges, maigre, triste sans aucun avenir.

Le repas se finit par une séance photo.

J’ai dû poser devant les faisans, accompagné de Pierre et de Jean puis, j’ai pris une photo avec toute la famille, Pierre entouré de se parents.

Le mercredi soir, il est venu me voir comme prévu.

« Regarde Doc, je suis couvert de plaques rouges, là tu vas pas dire comme maman et papa que je n’ai rien? »

– Ecoute Pierre, je ne vois pas pour l’instant mais je te crois, tu as peut être des éruptions fugaces ?

– Tu as un miroir ?

– Oui.

– Il le saisit et presque en colère il me dit :

– Et ça c’est pas une plaque rouge violacée! (il n’a rien du tout !)

Je lui ai, comme un nul, prescrit une pommade hydratante en lui certifiant que j’allais trouver une solution rapide.

Le diagnostic, en fait, je trouve le jour même : c’est un cas d’érytrophobie :crainte de rougir en public souvent cachant un mal-être, une névrose. A voir ce Pierrot si malheureux, si seul et pourtant si entouré, je décide de passer le soir amener les belles photos de chasse que j’ai prises et  essayer de parler de mon avis dermatologique.

Je trie les photos avant de partir et je m’arrête sur le portrait de famille que j’avais fait. Pierre sourit et tient ses parents hilares par le cou.

C’est en voulant recadrer que je viens de découvrir quelque chose de dingue, de fou. Beatrice, Jean ont les yeux bleus clair, Pierre noirs comme le charbon!!

Ce n’est pas possible génétiquement ! Pierre n’est pas le fils de Jean, il est … adopté !

Que faire, moi simple médecin ?

Cette découverte peut changer la vie de Pierre si il n’est pas au courant. Pourquoi, quand il était petit, ses parents ne m’ont-ils rien dit ?

Peut être que Béatrice a eu un enfant avec un autre homme et n’a jamais parlé de son aventure à Jean ? Peut être que Jean est au courant ?

Je suis perdu ! Je me demande si mon rôle n’est pas tout simplement de rester à ma place, de soigner une érythrophobie, un point c’est tout !

Pendant des mois je ne dis rien, je soigne Pierre. La crème hydratante semble efficace mais sa tristesse est toujours visible. Il enchaine les échecs scolaires et les parties de chasse forcées, enveloppé de son cache nez tricoté par maman.

Un jour, il vient me voir, seul pour une fois. Il est encore plus maigre, les traits tirés, les yeux rougis.

« Doc, je veux avoir l’adresse d’un psy. Je ne suis pas bien dans ma tête, ça ne tourne pas très rond.»

Je ne sais pas si je dois ou pas lui avouer ma découverte. Je tente une petite phrase anodine

« C’est en rapport avec tes parents ? »

Pierre éclate en sanglots.

«Mes parents ne sont pas mes parents. Je suis adopté et ils n’ont même pas le courage de me le dire. Je suis perdu, je n’ai pas de passé, je n’ai pas de famille, je suis rien.

– Comment tu as découvert cela ?

– Ne me prends pas toi aussi pour un idiot, tu le sais très bien ! Ils ont les yeux bleus, et moi plus noirs que noir !!

– Tu sais, Pierre, ce qui compte ce n’est pas d’avoir eu des géniteurs absents mais c’est d’avoir reçu de l’amour et ça, tu ne peux pas dire que tu n’en as a pas eu.

– Mais pourquoi, pourquoi ils ne me l’ont pas dit ? Je pouvais tout comprendre, maintenant c’est trop tard. »

Pierre a consulté pendant 3 ans un très bon thérapeute, ne s’est jamais fâché avec ses parents. Il a réussi à leur parler.

Aujourd’hui, septembre 2013, c’est l’ouverture de la chasse Tom, le fils de Pierre accompagne Jean, son grand-père.

 

 

 

14 Sep

Jolie Burdigala

 

choco

Place Gambetta, Bordeaux

Mon prédécesseur, le bon Docteur Cerey, a travaillé longtemps Place Gambetta avant de se retirer dans ce quartier de Caudéran où il m’ a cédé sa place.

Pour les non initiés Gambetta est la place principale de Bordeaux, le coeur de la ville, où depuis la nuit des temps la population se mélange entre les commerces, les restaurants et les immeubles du 18ième. Pendant des années ce coeur de Bordeaux battait aussi la nuit, et le plus vieux métier du monde était de rigueur dans une artère voisine, Mériadeck !

Et donc, notre bon docteur Cerey, moustache affriolante et yeux coquins était le médecin, certes des commerçants chics mais aussi de certaines femmes de petite vertu.

Quand je récupère cette magnifique clientèle dans les années 80, la fidélité apparait en premier, soit des uns soit des autres. Du haut de ma jeunesse insouciante je visite le grand couturier de la place, le fameux restaurateur à la choucroute légère, mais aussi la petite Lulu, la grosse Denise et Fanfan la coquine.

Mes journées, déjà bien remplies, font le grand écart : pour le restaurateur ou le marchand de fruits et légumes je dois passer avant 7 heures et pour les autres (au féminin) je dois passer plus tard.

Denise habite dans un petit studio où elle travaillait naguère. Seul la couleur rouge en velours des fauteuils est la relique de son métier de marchande d’amour pour les hommes en manque. Elle a  84 ans. Tous les mois, je me délecte de la voir, elle, la vieille dame digne, au discours franc et direct mais toujours enveloppé de brins de gentillesse recouvert d’élégance . Je lui pose avec curiosité des questions qu’aujourd’hui la prescription permet une réponse :

« Vous avez rencontré des gens célèbres Denise ?

– Plus que ça mon drôle, des célébrités !

– (timidement) Qui?

– Oh, je peux te le dire petit, ils sont tous morts! » (elle me donne alors des noms qui, aujourd’hui encore, sont affichés au coin des rues ou places de Bordeaux)

Denise a gagné sûrement beaucoup d’argent du temps de sa splendeur mais maintenant elle n’a que le minimum pour survivre. Tous les mois, un petit rituel s’est instauré entre nous. Ayant sa fierté de femme honnête, elle veut toujours régler mes honoraires, mais sachant qu’elle n’a ni mutuelle, ni complémentaire, je sais très bien que cela représente un trou énorme pour son petit budget. Alors elle me laisse le billet qui m’est dû sur la table. Je le prends, la remercie, et en partant lui redépose sur le buffet et elle m’envoie un petit clin d’oeil sous ses lunettes dorées qui traduit le plus grand merci du monde.

Le marchand de poissons aux Grands Hommes, c’est du Pagnol dans le texte. Exigeant il me demande toujours de venir tôt avant l’installation du banc de poissons qu’il vient de ramener d’Arcachon.

Il m’aborde toujours en prenant à parti ses collègues bouchers ou fromagers :

 » Te voilà ! Monsieur Guéritou !  Monsieur Guéritou …cousin de croque mort, tu me la fais quand ta piqure miracle que je gâte maman comme en 1945 quand je suis revenu de la guerre ? »

Continuant de parler en regardant sa voisine des légumes:

« Quand tu penses que c’est à ce morpion de 23 ans que je remets les clefs de ma vie ! »

Il y a tant de poésie que pour rien au monde je n’abandonnerais ces visites matinales. Il y en a une que j’oublierai jamais.

Depuis que l’homme sait faire du chocolat, la Place Gambetta a son fleuron, son étoile, son Maître-chocolatier. De père en fils, de secret en secret, ils offrent ce nectar à tous ces bordelais si bien ancrés dans leur tradition.

La tradition, justement c’est Adrienne, 94 ans, qui vit au dessus du salon de thé et de la chocolaterie au dernier étage. Elle a un appartement aux vitres ovales depuis lequel on domine toute la place. Elle est belle, elle a des yeux bleus des mers des sud, des cheveux blancs avec une nuance de violet. Son appartement est parsemé de meubles anciens. Sur les commodes Louis XVI, des argenteries éclatantes sont lustrées tous les jours et la vieille horloge du Limousin rythme ses journées qui lui paraissent bien longues.

Elle a, notre belle Adrienne, sa dame de compagnie pour s’occuper d’elle : Julie. Ancienne employée modèle de la chocolaterie elle a toujours été au service de « Madame ». Jamais mariée, jamais d’enfant, elle est née dans le chocolat et y restera jusqu’à sa fin.

6 h- le téléphone me réveille.

 » Docteur, venez vite, Julie en me montant mon petit déjeuner vient d’avoir un malaise! Venez vite, vu mon coeur malade, je reste dans mon lit. Passez par le laboratoire du salon de thé. »

Dix minutes plus tard, je rentre par la porte de derrière, empruntant le lieu secret où notre maitre chocolatier prépare ses boules noires à la patte d’amande, surveille ses croissants au beurre et sort les chocolatines du four. Oui des chocolatines, des vraies (pas ces pains au chocolat parisien).

Le réflexe de Pavlov est à son comble: je salive, j’hume, je jouis : j’ai faim !

A peine arrivé en haut de l’escalier, la pauvre Julie est là, allongée en ayant dans sa chute évité que le plateau du petit déjeuner de « Madame » ne soit renversé.

Malheureusement, la pauvre Julie est déjà partie dans un autre monde, victime sûrement d’un infarctus massif. Je monte expliquer à Madame Adrienne que sa Julie n’est plus de ce monde.

Elle réagit avec dignité et tristesse, mais me dit de façon surprenante :

« Oh, elle était bien âgée (10 ans de moins qu’elle! ) et elle n’a pas souffert. »

Dans ces cas-là, quand une personne décède sur un lieu extérieur le médecin doit appeler la police.

« Police secours, j’écoute..

– C’est pour un décès.

– Oui, à fortiori un mort ?

– Oui un décès !

– Arrêt cardiaque ?

– Oui comme dans tous les décès, Monsieur le policier, il y a un arrêt cardiaque

– Donc, elle est morte ?

– (exaspéré) Oui !

– Vous l’avez constaté ? ou vous me le relatez ?

– J’ai fait le constat de décès d’une dame de 82 ans qui vient de mourir brutalement !

– Comment pouvez-vous savoir qu’elle a 82 ans alors qu’il y a un instant vous me « relatassiez » (notre policier n’a jamais eu le Becherelle) que vous l’avez trouvée dite pour morte.

– Vous pouvez venir monsieur le policier pour faire votre constat ?

– Je vous envoie deux collègues. »

Je me retrouve assis dans le vestibule, à coté de notre pauvre Julie, le plateau toujours dans sa main. C’est un plateau en argent, avec une chocolatière à l’ancienne avec un manche en bois. Une orange pressée avec beaucoup de sucre, une rose unique dans un petit vase et …les fameuses chocolatines !

Les odeurs du laboratoires, mélange de cacao, fleur d’oranger, croissants chauds excitent mes papilles au repos depuis la veille au soir.

30 minutes après, les collègues ne sont toujours pas là. Ce n’était plus Pavlov, c’était un coma hypoglycémique que je subis.

Certes, je suis assis par terre à coté de notre pauvre Julie se refroidissant peu à peu, certes Adrienne s’est rendormie à quelques mètres de là, certes la police va arriver mais quand Antoine a faim, il a faim ! Qu’il mange alors…

Je commence à dévorer cette chocolatine en buvant gorgée par gorgée ce chocolat épais, onctueux , sucré …hum ….délicieux..! Je finis en me régalant de ce jus d’orange recouvert de sa pulpe quand, quand ……

La police entre ! Le tableau de la scène est rocambolesque : une morte, un plateau vide, une vielle dame dormant dans son lit et un docteur en train de prendre, à même le sol, un petit déjeuner digne de ceux de l’Hôtel du Palais (non ce n’est pas le Cluedo !)

« Eh bien, Docteur, ça vous coupe pas l’appétit ! »

Je suis à ce moment-là l’homme le plus mal à l’aise de la médecine bordelaise, de la France, du monde.

Ma réponse fuse et d’un ton affirmé : « Elle n’a pas souffert ! »

 

12 Sep

La vie, rien que la vie !

baby2

Elle a pris l’habitude de m’amener une petite bouteille de rhum arrangé au gingembre. Je ne sais quelles sont les vertus de ce breuvage mais… que c’est bon!

C’est une petite perle noire arrivée de son Afrique natale, elle est auréolée de pleins de diplômes. Elle vient tenter sa chance à Bordeaux. Elle prend la vie toujours en souriant. Les recherches de travail sont difficiles. Elle s’aperçoit très vite que parfois la couleur de la peau ne facilite pas la tâche mais son enthousiasme est débordant. Elle ne perd jamais confiance et vient me voir souvent pour un petit rhume, une migraine mais jamais pour une déprime, une angoisse. Elle a cette naïveté naturelle qui lui permet d’assumer son « hic et nunc », son ici et maintenant, sa soif de vivre. C’est sûrement cette force qui un jour a dû impressionner un DRH.

Apolline est embauchée dans une super boite ! Elle arrive à mon cabinet non pas avec une petite flasque de Rhum arrangé mais un Magnum ! Elle veut fêter ça.

Son travail se passe bien, elle monte en grade, tout le monde se réjouit d’avoir une telle collaboratrice, une telle amie, une telle patiente. Même quand elle n’est pas malade, elle me passe un petit coup de téléphone :

«  Allo doc, je ne suis pas malade mais j’avais juste envie de vous faire un petit coucou. »

Son petit accent me réchauffe le coeur comme si j’étais sur une plage africaine et me donne le moral pour toute l’après-midi.

Elle habite un petit appartement en plein centre de Bordeaux. Pour une fois elle n’est pas venue au cabinet. Elle m’appelle pour une visite à domicile. Elle a de la fièvre et sa crainte c’est de manquer  son travail.

« Doc, tu me donnes tout ce que tu veux, vitamines, piqures, solution de marabout mais je veux aller au bureau ! »

Apolline est dans sa chambre. Tout est bien rangé, décoré avec les moyens du bord mais avec goût.

Vu les tremblements décrits,  je crains une poussée de paludisme. Je fais de suite une prise de sang et, je ne sais pourquoi, demande un bilan complet avec toutes les sérologies virales possibles.

Deux jours plus tard, elle arrive à mon cabinet avec des petits beignets qu’elle m’a préparés pour commenter ses analyses. Je les découvre avec elle, venant juste de les recevoir par fax.

J’ai l’habitude de les regarder très vite mais là, comme un signe du destin, je commence par la fin. Mes yeux encore secs s’arrêtent sur les virologies : pas de palu, pas d’hépatites et … séro VIH positive !

J’ai devant moi une jeune femme belle qui n’est que sourire, grâce et gentillesse, qui scrute la moindre des réactions dans mon regard. C’est affreux, un cauchemar !  Il faut que je lui annonce que sa vie est en train de basculer, qu’une saleté de virus va enlever de son visage cette pureté et changer tout son avenir.

«  Il y a un problème, Doc?

– Oui,  il faut vérifier un résultat qui ne me plaît pas.

– J’ai le palu ?

– Non, c’est plus grave !

– Non Doc, j’ai pas le sida !

– Il faut refaire les analyses, il y a peut être une erreur. »

Ma réponse est nulle mais je suis désemparé. Je ne sais pas quoi dire, je me lève, lui prends la main. Je n’ai plus les yeux secs. C’est elle qui me réconforte.

« T’inquiètes pas Doc, on va me soigner. Dis moi, comment j’ai pu avoir le virus je n’ai jamais couché avec un garçon ? »

Cette question me permet de revenir à mon rôle de médecin et non pas d’éponge émotionnelle.

« Tu as eu des tatouages? tu t’es droguée ?

– Non rien, tu sais je suis quelqu’un de bien Doc !

– Tu as été opérée?

– Oui, à Abidjan, quand je me suis cassée la jambe avec l’accident du camion.

– Tu as eu une transfusion?

– Oui. »

Je viens alors de comprendre la contamination. Je la regarde devant moi au lieu d’éclater en sanglot, elle me dit :

« On va pouvoir en boire de notre rhum, hein doc ?

Pendant des mois, Apolline a fréquenté tous les services. Elle n’a jamais eut un arrêt de travail, elle a même voulu être hospitalisée pendant des vacances pour commencer sa tri- thérapie. Elle accepte tout avec dignité et courage.

Ses visites sont mensuelles. Ce jour-là, elle ne vient pas toute seule, elle est avec François.

«  Doc, je te présente Francois. (Elle est resplendissante dans sa robe fuchsia. Son sourire, ses boules noires éclairent mon bureau.)

« Mais quelle bonne nouvelle, mon Apolline amoureuse! »

François, c’est le gentil garçon. Il  travaille à la Poste. Il lui tient la main juste un peu intimidé mais tellement amoureux.

« On va se marier Doc, tu veux venir ? »

Tout est surréaliste. Ils ont l’air si heureux, si bien ensemble que l’on oublie le plus terrible, cette saleté de microbe. Leur insouciance me touche. Je n’ose parler de ce qui me tracasse … ils n’auront jamais d’enfant !

Apolline me connaît par coeur, elle me regarde fixement et me lance d’un ton gouailleur :

« Et  ne me dis pas que nous n’aurons pas d’enfant, tu me connais Doc quand Apolline veut quelque chose, elle l’ a !

Le marathon d’une vie, Apolline a traversé toutes les embûches pendant dix ans et, tel le soldat grec, réalisa le plus bel exploit.

« Doc, (me présentant un papier) les petits pieds sont là.  J’attends un bébé ! »

Miracle de la médecine, de la science, Gaïa est née ce matin 9 août 2013, jour de la saint AMOUR.

 

 

 

 

10 Sep

Bandit sur mon chemin

gun

La première fois que je l’ai vu, il sortait de prison.

C’est un beau mec : belle gueule, un accent de titi parisien. Il vient me voir pour une maladie de peau qu’il a contracté en cellule. Il parle peu, il est tatoué sur tout le torse et a une énorme cicatrice. Il m’explique, non sans humour, que c’est en tombant sur une pâquerette qu’il s’est fait mal.

Curieux de voir de près un Borsalino, un Al Capone, je lui pose des questions. Ces réponses sont évasives, imagées.

 » T’inquiète pas, on est pas mal là-bas. Les lunettes sont gratuites et mon dentier aussi. J’ ai même eu la chance de recevoir la visite de petits copains.

– Des copains ?

– Oui des poux !! »

Il m’explique que cela va être dur pour lui de retourner dans la vraie vie, trouver un travail au smig alors qu’il gagne dix fois plus en étant un voyou.

Il a quelque chose de sympathique. Il est secret mais dès qu’ on lui parle de sa vie familiale, son visage s’illumine. Il me raconte qu’il s’est marié en prison avec Gaëlle et que leur petit garçon a maintenant deux ans. Il ne l’a qu’aperçu au parloir.

Est-ce par soif de changer mon quotidien de malades ou est-ce à cause de cette personnalité originale mais j’ai un sentiment énorme d’empathie envers mon voyou préféré.

Il revient régulièrement avec Gaëlle et son petit Nicolas. Je lui pose souvent des questions sur ces actes qui ont entrainé ses déboires juridiques.

Il se confie de plus en plus, attaque à mains armées, vol, coffres forts, fourgons blindés…. Tout, il a tout fait ! Il est même fier de m’avouer qu’il est fiché au grand banditisme.

Il est discret mais, vu son rythme de vie, je sais très bien qu’il continue des petites choses pas très honnêtes. Je ne le juge pas, c’est sa vie. Je me demande comment cet homme si violent, si dur, ce truand peut être si délicat avec son fils et sa femme ! Il est d’une gentillesse énorme envers moi. Toujours prévenant, il m’offre toujours un petit cadeau pour mes enfants au moment de Noël. Lucien c’est la classe !

Gaëlle vient me voir un matin. Elle ne supporte pas le stress que la vie de son mari lui fait vivre.

 » J’ai peur tous les jours de les voir arriver ! (la police). J’ai peur de me retrouver encore seul avec Nicolas. Si, un jour, vous pouvez lui parler ne vous gênez pas, il vous aime beaucoup, » me dit elle.

Un midi, il m’invite à manger ! Je suis un peu surpris, un peu fier, un peu gêné de me montrer avec un tel personnage.

Le repas est sympathique. Il m’explique des trucs que l’on ne voit qu’ à la télé : il ne se met jamais dos à la porte d’entrée, il a une aiguille dans le revers de sa veste afin de pouvoir piquer la main policière qui le saisirait par le col.

 » Tu vois Doc, Gaëlle ne veut plus de ma vie de voyou. Je vais me ranger, on a acheté une petite maison dans le Médoc. J’arrête tout, je deviens un homme normal.

Il est triste, abattu. Lui, le caïd devient un citoyen classique trop classique mais c’est son choix.

Quelques jours plus tard sa venue ne me surprend pas. Il me demande de l’aider, de le soutenir.

Mes moyens sont faibles. Un petit antidépresseur est la seule arme que je possède dans ma sacoche.

Et c’est là que tout a commencé…

Le médicament antidépresseur peut, dans certains cas, réveiller une pathologie psychiatrique qui sommeillait. Cet homme arrive à se contrôler, à maitriser une violence enfouie en lui par une enfance malheureuse. Le médicament le désinhibe. Il devient fou !

Il est agressif, se bat pour un rien, une violence inouïe. Sa femme a peur, son fils aussi. Un jour dans un restaurant, il se bat, casse tout dans la salle à manger. La police l’arrête. Vu le casier judiciaire, il écope de deux jours de garde à vue et … retour case prison.

Sa femme à sa sortie le pousse à consulter un professeur de psychiatrie.

Le grand docteur est inquiet d’une telle violence et dans l’interrogatoire s’aperçoit  de mon antidépresseur donné il y a peu de temps. Il lui explique que c’est à cause de ce dernier que la déshinibition a eu lieu  et qu’il a agi comme cela.

Nicolas n’entend que ce qu’il veut et traduit les propos du psy : Antoine est nul, tout est de sa faute, je me vengerai !

Le soir même, à 2 heures du matin, Lucien, visiblement très alcoolisé, me téléphone et me menace de mort.

«  Tu as voulu me tuer, tu es un homme mort ! Je t’aurai, toi et ta famille!  »

Je mets ces propos violents sur le compte de l’alcool et attends le lendemain pour le rappeler.

La conversation est pire. Il est à jeun et pourtant ses menaces sont bien réelles. J’ai peur !

Quelques jours plus tard,  je reçois un paquet par la poste. Je l’ouvre: c’est une boite d’un joaillier. Curieux, je regarde vite le contenu et je ne suis pas déçu, je suis effondré ! Une balle de 22 long rifle et un petit mot : la prochaine, elle est pour toi !

Que faire, téléphoner à la police ? Non, il se moque de tout. Au conseil de l’ordre ? Non,  je vais essayer de faire Zorro. Je l’appelle !

 » Allo, laisse moi parler !

– Non, tu as foutu ma vie en l’air !

– Ecoute, je te propose qu’on aille voir ensemble le psy, et après on discutera.

– Tu viendras jamais, trop froussard le doc.

– J’ai pris rendez vous avec lui et toi, mercredi 20h30.  »

Il raccroche. Le lendemain, il me rappelle ! Je passe sur les mots vulgaires, ignobles, touchant à mon anatomie masculine, et me dit:

  » Alors si tu en as, tu viens avec moi chez le Professeur mais avant, vers 20h, je t’attends dans le bar d’un copain.

Zorro est mort de trouille. Il court acheter des couches et avale une barrette de Lexomil mais est décidé à braver Al Capone.

Il fait froid, il neige. Toute ma famille tremble, moi aussi ! J’ai un dictaphone dans la poche, un couteau suisse et une bombe lacrymogène. Zorro est devenu l’Inspecteur Gadget !

J’arrive dans ce bar, je suis seul ! Le serveur au teint olivâtre, style Dalton avec une moustache noire peu fournie, essuie machinalement des verres. Lui, le caïd est attablé, un demi à la main. Mal rasé, il ricane en voyant cette chose qu’il a devant lui, plus blanc que blanc : moi !

 » Alors minus, tu es venu !  »

Il  se met à me répéter que je vis les dernières heures de ma vie, qu’il sait ou j’ habite, me le confirme par une photo de moi sortant de son domicile mais il me dit :

 » C’est ta dernière chance on va voir le psy et si il dit que tout est de ta faute  « … et il me mime un coup de couteau sur le cou!

– Ok, ok, ok.

J’ai vraiment une bonne étoile ! Le psy que je ne connais pas nous accueille en disant :

 » Eh bien, vous en avez de la chance ! Si vous aviez connu le doc avant vous auriez évité bien des années de prison. Votre cas est simple ! Toute votre vie, vous étiez un bipolaire qui s’ignorait et donc pas traité. Aujourd’hui, on le sait grâce aux effets indésirables de ce médicament. Je vais vous donner un régulateur de l’humeur et tout sera fini !

 Lucien est sorti avec moi de ce rendez-vous. Il m’a serré la main et a juste prononcé un mot : « pardon Doc ! »

09 Sep

Superhéros

 spiderman2Gabin a dix ans, tout frisé, les cheveux qui n’ont pas vu un peigne depuis 8 ans ! Pas des yeux,  des pépites noires qui ne sont qu’espièglerie et coquinerie. Je le soigne depuis sa naissance, il est fils unique. Léo, son papa, c’est le baba cool sportif qui court les semi marathons et qui écoute The Cure dans son Ipod. Mathilde, la maman, n’a  pas retrouvé sa brosse à cheveux  depuis ses 15 ans. Elle fume des roulées et travaille comme animatrice chez les personnes âgées. Depuis quelques temps, Gabin ne fait que des bêtises. Il est puni à l’école, a volé de l’argent à ses parents et refuse de jouer au rugby, lui qui adore le sport .

Mathilde arrive aujourd’hui car elle est à bout entre son travail, les footings de son mari et Gabin qui accumule les sottises. Elle ne dort plus, ne mange plus : elle déprime !

Nous discutons sur cette mauvaise passe et je lui explique que c’est souvent fréquent et qu’un petit break avec son mari, Gabin chez les grands-parents, arrange bien ce genre de situation.

Quelques mois plus tard, Leo vient avec Gabin. Il fait pipi au lit ! Dans ce cas là, souvent je passe un contrat avec l’enfant, je promets un Spiderman si le pipi s’arrête et le résultat est très vite positif. Je me demande souvent si cette énurésie ne cache pas un petit problème et je désire voir l’enfant tout seul.

Gabin est là devant moi. Il ne dit rien. Lui, si bavard habituellement, il me répète seulement que tout va bien. Comme un enfant curieux, il me demande de jouer avec mon ordinateur et je lui explique que, pendant ce temps, je vais discuter avec ses parents les termes du contrat « Spiderman ». En partant, je lui laisse un petit papier avec mon numéro de portable et je lui dis:

 » C’est un numéro secret si tu as besoin … »

Gabin me lance un clin d’oeil complice et reprend son sourire qu’une petite fossette coquine souligne.

Il n’a pas fallu attendre longtemps pour qu’il l’utilise. Le soir, à 21 heures, Gabin m’appelle avec une voix sourde (on dirait qu’il est caché dans un placard).

 » Il faut que je te parle seul à seul sans mes parents derrière la porte !

– (surpris) D’accord mais comment puis-je faire?

–  Viens mercredi matin, je reste seul de 9h à 10h. Viens dans ma maison.

– Ok, sans problème, je serais là. »

Le mercredi, 9 heures précises, je rentre dans cette petite échoppe, où la table à repasser est recouverte d’un grand nombre de vêtements que Mathilde n’a pas eu le temps de ranger.

Gabin regarde la télé et vient m’accueillir.

Comme un adulte, il me dit un  » bonjour Doc, je te fais un café ? »

Je trouve la scène hallucinante. Un gamin de 8 ans  me reçoit en cachette, me propose de m’offrir un café et s’assoit face à moi en croisant les jambes et en me disant :

 » Doc, il faut que je te parle.

– Vas-y.

– Voilà, je sais que c’est pas bien mais j’ai emprunté le téléphone de papa pour jouer à un jeu et j’ai regardé ses sms.

– Et alors ?

– Papa a une copine ! » Gabin se met à éclater en sanglots.

J’essaie de le consoler et, avec une énorme détermination, il redevient le simili adulte de tout à l’heure.

 » J’ai un plan!

– Un plan?

– Oui, tu connais sa copine, tu la soignes. Il faut que tu lui parles ! Dis lui que c’est pas bien et qu’un petit garçon est très malheureux. Si jamais mes parents divorcent,  je ne le supporterai pas, j’irai vivre chez Papi et Mamie.

Je suis interloqué ! Je lui demande comment il sait que je la soigne ?

 » J’ai regardé ton ordi pendant que tu parlais à Papa et des Véronique le Guennec il n’y en a pas des tonnes ! »

Je résume : un gamin de huit ans me reçoit en adulte, m’apprend que son père à une maitresse dont je suis le médecin, chose qu’il a découvert en piratant mon PC et me demande de régler le problème !

Mon pauvre Antoine, tu es dans une belle situation ! Le serment d’ Hippocrate m’interdit de m’ immiscer dans la vie privée des familles mais là j’ai bien envie d’ oublier cette obligation, tant je suis touché par ce petit Gabin.

 » Bon, promis je vais essayer mais c’est un secret, tu n’en parles à personne ! »

Comment vais-je  faire ? Je ne connais pas bien Véronique le Guennec. Je ne peux l’appeler pour lui dire :  » Bonjour, voilà arrêtez d’être la maitresse de Léo ! »

ou alors innocemment :  » Vous connaissez Léo et Gabin ? »

Non, impossible, je ne suis pas Brigite Lahaye, je suis médecin généraliste.

Pendant toute la journée, je n’ai pas arrêté de penser à Gabin, à sa détresse,  à son scénario  » SOS sauvez ma famille « . La nuit  je ne trouve pas le sommeil et au réveil… miracle ! J’ai une idée !

J’appelle Léo et lui suggère de venir au cabinet pour discuter de Gabin et de son fameux pipi au lit .

Toujours aussi baba coolou plutôt bobo, Léo rentre dans mon bureau encore essoufflé d’un footing matinal. Je rentre de suite dans le vif du sujet.

 » Je suis inquiet, je ne trouve pas Gabin en forme. Il est très angoissé, il a peur de tout, et entre autres que vous divorciez avec Mathilde. Ca va bien en ce moment tous les deux ? »

Léo habituellement si décontracté, paraît tout surpris, gêné, emprunté  et, avec un sourire forcé, me dit :

 » Nous, divorcer ? C’est vrai que c’est tendu un peu en ce moment mais quand même pas divorcer.

– Tendu ?

– C’est pas facile, nous travaillons beaucoup. Mathilde me reproche de faire trop de sport et de ne pas l’aider.

(en complice de la situation)

– Elles sont toutes pareilles et parfois ça finit mal et le mari va voir ailleurs !

Léo est malin et j’avoue que mon discours est un peu lourd …

– Tu sais un truc toi !!!

– (et avec un aplomb énorme) Oui, je t’ai vu avec Vero Le Guennec. Je suis fou ! Si cela se trouve, Gabin a tout inventé et je suis en train de parler d’une bretonne coquine détruisant les foyers girondins !

– Tu n’es pas Doc, tu es doc Columbo !

Ouf, je ne me suis pas trompé. Je n’ai absolument pas donné des conseils à Léo car on ne sait jamais ce qui se passe dans un couple et cela ne me regarde pas. J ‘ai seulement parlé de Gabin et sans jamais,  au grand jamais,  dévoiler le nom de mon indic ! J’explique à Léo que les enfants comprennent tout. Leur monde imaginaire est souvent plus terrible que la dure réalité de la vie.

Léo me parle alors de cette liaison avec la bretonne.

 » C’est la faiblesse d’un homme de 45 ans qui veut se prouver qu’il peut encore séduire.

– Surtout je ne te juge pas Léo.

– Ecoute Doc, tu viens de me réveiller, j’étais dans un état second et je reviens sur terre. »

Gabin m’ a rappelé un jour, un mercredi à neuf heures. Il me fait un petit café, m’annonce qu’il ne fait plus pipi au lit  et que son papa et sa mamans sont très amoureux.

Je lui ai donné son Spiderman …..

 

 

 

02 Sep

Il faisait chanter le cuir

rugby2

Tous mes patients deviennent souvent mes amis, mes amis sont souvent mes patients.

Mon implication est aussi grande mais parfois l’émotion est encore plus forte.

Il est de la campagne, il est fort, il est gaillard, il joue au rugby, il est l’ami de tous. Il a toujours joué dans son petit club et va tenter de sauter de trois divisions et jouer dans la première.

C’est Obélix ! Il est tombé dans la marmite quand il était petit.

ll est commercial et vendrait des cacahuètes à un curé. Il vend de tout : des voitures, des photocopieurs, des téléphones…

Quand il arrive au club, il commence en équipe réserve. Il court partout, il fait rire tout le monde et trouve sa place très vite. Le soir après l’entraînement, il reste des heures à nous raconter ses histoires, son enfance à la campagne, ses bêtises.

On ne l’aime pas, on l’adore ! Il dort peu, parfois pas du tout. Il invite tout le monde. Il est de tous les déménagements des amis. Il porte un frigidaire à lui tout seul. Il est génial !

Sa vie sentimentale est complexe. Il a autant de femme que de voitures. Il en change souvent, mais elles ne sont jamais fâchées contre lui. Elles viennent le voir jouer le dimanche, discutent entre elles.

Ce jour là pour la première fois, il vient me voir au cabinet en prenant rendez vous. Il n’a pas sa verve habituelle, il attend sagement son tour… triste.

Quand il rentre dans le bureau, il essaie en vain de faire son humour habituel en me disant : « Doc, j’ai le nerf asiatique coincé dans le bec du perroquet ! » Autrement dit il a mal au dos avec une sciatique suite au match de la veille. Souvent un mal au dos peut révéler autre chose et les expressions  « en avoir plein le dos, être dos au mur, faire le dos rond etc, etc.. » reflètent souvent un malaise plus psychologique où le lumbago n’est que la partie visible .

Le diagnostic de sciatique est fait mais j’ose lui demander si tout va bien moralement ?

 » Ce n’est pas le top aujourd’hui, je suis fatigué, fatigué de tout. »

Je lui propose un bilan sanguin, mais ce grand costaud a peur de la prise de sang ! (moi aussi d’ailleurs)

 » Tu sais Antoine, je cours partout, je ne dors jamais, je fais la bringue, je travaille, j’ai des nanas toutes les heures et je n’ai plus envie de rien. »

Etonné de voir ce colosse  qui s’effondre devant moi, je lui propose de manger à midi avec moi.

La première partie du repas est identique à la fin de ma consultation : un homme à bout ! Burn-out ? Dépression ? J’hésite ..

Arrivés dans ma cantine habituelle (vous savez, là où les odeurs des fleurs d’oranger envahissent  le restaurant et où le parler pied-noir réchauffe nos oreilles) mon ami, le Depardieu des stades, me raconte sa vie de fou dans une détresse énorme.

Puis arrive Zozo, notre entraineur, le bon vivant au discours aussi simple qu’imagé.

 » Mais tu me fais quoi Michel ? Tu vas pas faire le con à déprimer, tu joues en première dimanche, tu pars à fond et tu accélères… tu vas jouer qu’une mi-temps mais je veux te voir 80 mn devant. Isole-toi mais fais attention ne t’isole pas tout seul. Dès la première mêlée, je veux que tu les emmènes jusqu’à la gare de Montauban ». (je pourrais en écrire des livres)

Mon Michel, regaillardi par notre Zozo en deux minutes, redevient Obélix et se met à rire à en faire trembler cette casa, annexe d’Alger des années 60. Il parle fort, se ressert du vin, invite les voisins, raconte sa nuit avec la plus belle nana de tous les temps. Zozo, calmant le jeu, rajoute : « sûrement belle pour l’étang de Biscarosse, pas plus ».

Pendant plusieurs semaines Michel va mieux, son match en première est une merveille et il fête ça à sa manière : excessive !

Il me raconte sa dernière blague. Avec son copain, Alex, ils sont dans les Pyrénees, se sont fait passer par des organisateurs du futur tour de France et se sont fait inviter dans les restaurants ou autres bars afin de négocier le placement de la ligne d’arrivée!!

Parfois, les gens les plus simples ont une psychologie plus grande que des thérapeutes distinguées. Zozo vient me voir un matin pour prendre un café et surtout pour me dire ce qu’il ressent vis-à-vis de Michel.

 » Doc, Obélix il tourne pas rond, il est biphasique ! »

Je sais que Zozo est grand spécialiste en électricité générale mais là je ne comprends pas!!

 » Tu veux dire quoi ?

– Je veux dire, mon drôle, que ton copain il ne tourne pas rond.

– Il ne joue pas dimanche ? (persuadé que cette discussion est rugbystique et non médicale)

– Eh, Docteur Mabuse, tu le fais exprès, je te dis qu’il a un moustique qui lui court-circuite ses neurones. Michel a un problème psy.

Je comprends mieux le mot « bi-phasique » que je dois traduire en « bipolaire ». Zozo a peut-être raison, cet excès en tout, ces passages à vide, cette cyclothymie.

Je suis perplexe devant ce jugement si pertinent d’un entraîneur si caricatural mais si humain.

Le lendemain, j’appelle Michel pour discuter un peu. Il est content de me voir. En forme, souriant il m’apporte des croissants et chocolatines que j’aime tant.

 » Michel, ça tourne rond en ce moment ? Tu ne te trouves pas en survoltage ? (reprenant la métaphore électricité)

– Non, ça ne va pas. Je suis à coté de la plaque, je ne fais que des conneries, j’ai plus un sou en poche. J’ai envie de crever. Il n’a pas fini sa phrase qu’il me tape dans le dos en riant très fort :  » je déconne, doc, je déconne !! »

Michel continue à s’entrainer plus fort que jamais et aux interrogations de Zozo sur l’état « pschychique » je ne lui cache pas mon inquiétude mais aussi la difficulté d’en discuter.

Trois mois plus tard, il est 7 heures du matin Michel m’appelle.

 » Doc, je veux te dire au revoir, je vais sauter.

– Sauter où ?

– Dans le vide ! Je suis dans un appartement aux Aubiers que je viens de louer, j’ai vendu ma maison, j’ai plus rien, j’ai tout craqué.

Je parle, je ne cesse de parler à Michel tout en me dirigeant vers l’appartement. Je monte quatre à quatre les neufs étages, l’ascenseur est en panne.  Je continue de lui parler, de le distraire.

J’essaie d’ouvrir la porte. Elle est ouverte ! Je l’entends, il ne se doute pas que je suis derrière.

Il est debout sur le balcon au dessus du vide ! Le fait qu’il ait laissé la porte d’entrée ouverte me rassure ainsi que son appel téléphonique d’au revoir.

Je ne suis pas le sauveur de l’humanité mais ma pulsion de survie m’entraine à pas feutrés sur le balcon. J’agrippe la ceinture d’Obélix et le propulse sur le balcon par terre.

 » Pourquoi tu fais ça doc ? (j’ai l’impression qu’il est  soulagé mais qu’il m’en veut un peu)

Je ne sais pas quoi dire, je suis perdu, je l’aide à se relever.

Je suis resté deux heures avec lui. Je négocie son transport dans une clinique afin de tenter une dernière chance de surmonter tout ça.

Michel est donc soigné de sa maniaco-dépression.

Il revient un mois plus tard s’entrainer, ce n’est plus le même. Il ne rit plus, il sourit. Ce n’est plus Obélix, c’est un homme normal mais ce n’est plus Michel.

Sans rien dire, il a un jour arrêté son traitement. Il a rejoué, il a ri, il a dévoré la vie. Et un soir ……

 

 

01 Sep

Chapeau melon et bottes de cuir

 

manchettes

J’aime le printemps car après il y a l’été…

J’aime le printemps car les femmes sont belles, les couleurs vives ressortent dans la rue, les rhumes diminuent, les gastro aussi.

Elles viennent me voir pour perdre les quelques kilos hivernaux superflus, pour les premiers coups de soleil, pour les préparatifs des voyages.

Elle arrive dans une robe en tulle orangée, elle est grande, blonde, le teint est juste halé. Tout le monde la regarde, l’admire, la dévore, la jalouse.

Quand elle s’assoie devant moi, je ne vous cache pas qu’avant d’être médecin je suis un homme. Troublé ? Non. (j’ai l’habitude après tant d’années)

Admiratif ? Oui!!

Elle se présente :

 » Je m’appelle Dominique, j’ai 31 ans, je reviens de deux ans d’Angleterre où j’ai eu un grave problème gynéco et je vous choisis comme généraliste.

Eh bien ça, c’est clair, net, sans bavure.

 » Je voudrais une crème épilatoire. »

Un peu surpris par cette demande, je décide d’ouvrir un dossier médical afin de poser quelques questions sur les antécédents.

Les réponses sont beaucoup moins claires que la demande initiale.

 » J’ai été opérée d’une hystérectomie et j’ai un traitement hormonal ; j’ai donc une hyperpilosité très embarrassante. »

Voilà, le métier de docteur peut parfois se transformer en celui d’esthéticien!

Elle a une belle élocution, elle parle beaucoup, elle est à l’aise …Pas moi !

L’examen clinique est rapide et l’on peut dire que la pudeur n’est pas la marque première de Dominique. Je la retrouve en petite culotte et soutien-gorge devant mon bureau.

Je n’ai pas de réponse à mes questions, elle parle mais ne dit rien. Le rendez vous se passe bien, j’utilise l’humour à titre de protection…et je vois bien que le contact… professionnel est bon.

Huit jours plus tard, Dominique revient : talons de 12 cm au moins! Ils se rajoutent à ses 182 cm de taille. Robe noire, rouge à lèvres rouge vif, yeux bleus juste soulignés.

Adriana Karembeu ! C’est le sosie d’Adriana. Comme nous en étions restés à la crème épilatoire lors de notre dernier rendez-vous, je lui dit très sérieusement:

 » Bonsouaar, c’est pour les aisselles et le maillot ? »

Un premier bon point : notre fausse Adriana comprend mon humour et me répond :

 » Bonsouuar Nadine! les aisselles,le maillot,et les demi- jambes. »

Le fait de pratiquer cette entrée en matière un peu cavalière permet à notre Adrianna d’être beaucoup plus simple, sans manière.

Elle s’assoie devant moi, pose ses deux mains sur le bureau, l’une caressant l’autre doucement, sensuelle à souhait. Elle fixe mon regard, se noie dans mes yeux … Ouh la la!…

Je transpire, je rougis, je pense à Margaret Thatcher ou Angela Merkel, ou les deux, à poil…enfin quoi, j’essaie de redevenir le docteur de quartier. Non, je ne suis pas George Clooney, ni le Dr Mamour de Grey’s Anatomy !  Je suis Antoine !!!!!!!!!

 » Que…que, que se passe t-il Adri.. ,euh je veux dire Dominique ?

– Il faut que je vous parle Docteur. (voix de Macha Béranger à minuit le soir sur la radio)

– Oui, bien sûr .(voix de chouchou d’amour dans Hélene et les garçons)

– Je dois tout vous dire, laissez moi parler je vous en serai gré.

– Voilà, je m’appelle Dominique.

– Oui, ça je sais !

– Je vous en supplie, laissez-moi parler ; ce n’est pas facile.

– Je m’appelle donc Dominique, mais il y a deux ans quand je suis partie à Londres, je m’appelais DOMINIQUE (en prenant une voix grave)

– Et alors ?

– Eh bien, j’étais un homme !

– Ouah !!! Le choc ! Ce n’est pas Adriana, c’est Karembeu lui même !

Je redeviens sérieux.

 » Donc, tu as subi une opération de transexualité ?

– C’est ça. Je reviens sur Bordeaux où je suis née mais où je n’habite (sans jeu de mot) plus depuis 12 ans. Je suis un peu paumée, j’ai besoin de vous parler, d’être aidée, soutenue.

Alors que mon esprit fripon se dissipe d’un seul coup, je me rends compte de la souffrance de Dominique. Elle pleure et son rimmel soulignant ses beaux yeux bleus dégouline lentement sur cette joue imberbe.

J’ai beaucoup vu Dominique pendant des mois, une à deux fois par semaine. J’ai pu me rendre compte du drame psychologique qu’elle a vécu quand elle était homme. Mal dans une peau si grande, mal parce que pas mâle. Femme dans sa tête, homme dans son corps : elle a eu la force d’être maître de son destin.

Trois mois plus tard, je mange dans ma cantine habituelle où Robert, Simone, Rachel et Jean s’affairent autour de moi pour me servir le couscous. Non, pas le couscous mais LE COUSCOUS !

Gilbert, mon ami kiné est là, il attend quelqu’un. Il se lève, vient me voir et me dit avec un éclair de coquinerie dans ses yeux:

 » J’attends ma future fiancée ! Une bombe, t’entends Antoine, une Bombe !!! Je conclue ce soir !!

Dominique pénètre alors dans le restaurant.

Un frisson me traverse tout le corps, d’un coté Gilbert mon copain, mon collègue de travail, de l’autre Dominique et son secret que moi seul connais.

Que faire ? Dire ou ne pas dire ? Trahir celle qui me fait confiance ou trahir mon ami ?….

Ils vont bien, rassurez vous.