03 Avr

Quand les agriculteurs et les botanistes discutent ensemble dans la vallée de la Loue

De gauche à droite : Michel Mesnier du syndicat apicole du Doubs, Louis-David Berion, Lauréat national, Jean Marechal et Mathieu Regazzoni, prix régionaux, Claude Vermot Desroches du CIGC et Emmanuel Cretin du Syndicat mixte de la Loue.

La rencontre a eu lieu dans une grange mais pas n’importe laquelle : celle où la famille de Gustave Courbet a dû conserver son fourrage. Aujourd’hui, la ferme de Flagey est devenue un lieu d’accueil touristique et d’exposition géré par le conseil départemental du Doubs. Un espace idéal, en plein coeur du pays Loue-Lison, pour accueillir la remise des prix du Concours des prairies fleuries.

C’est la seconde fois que le syndicat mixte de la Loue et la chambre d’agriculture du Doubs s’allient pour organiser cet événement avec cette fois-ci une question explorée lors d’une table-ronde : comment la biodiversité des prairies peut avoir globalement un intérêt économique pour les exploitations agricoles ?

Une question particulièrement intéressante dans un contexte tendu. Les environnementalistes reprochent aux agriculteurs une intensification de leurs pratiques agricoles via leurs épandages de fumier ou de lisier. Cette intensification conduit à un appauvrissement de la flore et même, parfois, à une modification du paysage lors de l’usage du casse-cailloux. Mais, cette table-ronde de ce samedi 31 mars 2018 a eu la vertu de démontrer que les enjeux environnementaux pouvaient être conciliables avec les objectifs économiques d’une exploitation agricole. Une voie complexe mais possible. En deux heures d’exposés, c’est tout le cheminement vers l’agro-écologie qui a été déployé par les différents intervenants. Avec comme cerise sur le gâteau, une remise de prix symbolique du concours des prairies fleuries.

Partons du constat dressé par Julien Guyonneau du Conservatoire Botanique National de Franche-Comté. Avec tout d’abord, un petit rappel. Le territoire Loue-Lison est en partie classé en zone Natura 2000, un secteur géré par le syndicat mixte de la Loue. Une zone Natura 2000 a « pour objectif de préserver la diversité biologique en Europe en assurant la protection d’habitats naturels exceptionnels en tant que tels ou en ce qu’ils sont nécessaires à la conservation d’espèces animales ou végétales. Les habitats et espèces concernées sont mentionnées dans les directives européennes « Oiseaux » et « Habitats » ».

Pour en savoir plus sur la spécificité de cet habitat merveilleusement peint par Gustave Courbet, vous pouvez vous rendre sur le site de l’Inventaire National de Patrimoine Naturel qui décrit dans le détail les enjeux écologiques des vallées de la Loue, du Lison et des plateaux de ce bassin versant. 

L’une des missions du Conservatoire Botanique National de Franche-Comté est de gérer les bases de données de tous les sites Natura 2000 de notre région soit 37 000 hectares de prairies. Grâce à deux études réalisées en 2003 puis en 2017, le Conservatoire constate une diminution de la biodiversité des prairies situées en zone Natura 2000 dans le pays Loue-Lison.

En 2003, 410 espèces avaient été recensées, 370 espèces l’ont été en 2017. Les 100 espèces les plus courantes sont présentes dans 90% des relevés mais 270 espèces ne le sont que dans 10 % des relevés. Dans les parcelles agricoles qui reçoivent le plus d’engrais (le fumier ou le lisier), l’étude présentée par Julien Guyonneau révèle que seulement 28 espèces de plantes sont repérées contre 43 dans les parcelles de type pelouses sèches. Et, surtout, il ne reste que des espèces banales. « Les engrais boostent la croissance mais il n’y a que certaines plantes qui réagissent ». Pour le néophyte, la biodiversité se constate aussi à l’oeil nu : les parcelles largement « engraissées » sont toutes jaunes alors que celles plus extensives ont des fleurs de toutes les couleurs. Ces prairies monochromes ont des rendements bien supérieurs à celles qui sont multicolores.

Même constat dressé par Emmanuel Cretin, responsable Natura 2000 pour le syndicat mixte de la Loue. En quinze ans, « On a perdu la moitié des prairies maigres de fauche d’intérêt européen soit 350 hectares » sur le site Natura 2000 Loue-Lison.

Les causes principales de cette perte d’habitat sont liées à l’intensification des pratiques agricoles avec une évolution des prairies de fauche soit vers des pâtures intensives (185 hectares) soit vers des prairies temporaires (70 hectares)

Emmanuel Cretin conclut sur un « point positif » :

Il apparaît que 90 hectares de prairies et de pelouses sèches ont profité d’une amélioration des pratiques (baisse de la fertilisation)

Ce sont ces prairies qui sont mises en avant dans les publicités pour le Comté. Des prairies paradoxalement rares. Le top du top de la biodiversité récompensé lors du concours général du salon de l’agriculture de mars dernier. Louis-David Bérion, de Refranche à Eternoz, est lauréat national du « Prix d’excellence agro-écologique ». Pour la seconde année de suite, ce sont des agriculteurs de la filière Comté qui reçoivent cette distinction nationale. L’an dernier, c’était Jean-Paul Girard à Cléron.

A la ferme de Flagey, la chambre d’agriculture du Doubs et le syndicat mixte de la Loue ont tenu également à récompenser les GAEC du Carrefour d’Amancey et celui de la Fougère à Scey-Maizières ainsi que le GAEC de la Vierge à Rouhe pour leurs prairies fleuries.

Tout l’intérêt de cette rencontre de Flagey a été de dépasser le simple constat de la chute de la biodiversité et de poursuivre la réfléxion. Pierre-Emmanuel Belot de l‘Institut de l’élevage a apporté une pierre d’angle à la construction de ce fragile édifice avec une question : quelle est la place de ces prairies à intérêt agroécologique sur une exploitation ?  Le socle de l’agriculture de demain est en train d’être posé, petit à petit, sur les cinq piliers de l’agroécologie. Un système complexe pour chaque exploitation « plus facile sur une diapo que sur le terrain ». Mais, l’intérêt est réel. Pour le comprendre, Pierre-Emmanuel a utilisé la pyramide de Maslow. Selon ce psychologue, « les motivations d’une personne résultent de l’insatisfaction de certains de ses besoins ». La base de la pyramide, c’est la sécurisation des stocks, une question de survie. « Un éleveur qui n’est pas sûr de donner à manger à ses bêtes, ce n’est même pas la peine de lui parler des étages supérieurs de la pyramide ». 

La pyramide de Maslow appliquée à l’agriculture

Finalement, les prairies fleuries contribuent à l’équilibre de cette pyramide. Leurs rendements sont certes inférieurs aux parcelles intensives mais elles resistent mieux aux aléas climatiques comme lors des années de sécheresse ou des périodes d’inondations. Elles donnent « une souplesse » à l’exploitation même si « elles ne remplissent pas la grange ». Quant au rôle d’une flore variée sur le goût du fromage, selon Julien Rouillaud de l’Ecole Nationale des Industries Laitières, il contribue à obtenir un bon prix même si le travail du fromager et celui de l’affineur sont aussi importants.

Pierre-Emmanuel Belot précise qu’un éleveur ne va pas classer ses parcelles en fonction de sa flore mais plutôt selon l’usage qu’il en fait. Pratiquer l’agroécologie sur son exploitation, c’est « casser cette tendance à standardiser les usages sur les parcelles ». En fait, chacune a son rôle. C’est compliqué parce que c’est du sur-mesure. Les agriculteurs récompensés au salon de l’agriculture n’ont pas des prairies fleuries sur toutes leurs parcelles, ils les préservent là où elles sont naturellement et où elles sont le plus utile.

Emmanuel Cretin rappelle que sur 90 hectares de la zone Natura 2000, la qualité des prairies s’est améliorée car la fertilisation a baissé. Mais « le syndicat mixte doit vérifier si les Mesures Agro Environnementales sont à l’origine de cette amélioration ».

Tout l’enjeu des années à venir est de parvenir au sommet de la pyramide de Maslow : « l’estime de la société : minimiser les impacts environnementaux ». Pour Daniel Prieur, le président de la chambre départementale d’agriculture du Doubs, il n’est pas question d’opposer environnement et agriculture, « il faut travailler ensemble et s’écouter ». Pas toujours facile sur le terrain. Quant à Claude Vermot-Desroches, le président du CIGC, le comité Interprofessionnel de Gestion du Comté, il rappelle que le cahier des charges du comté limite la productivité à l’hectare mais il reconnait que « ce n’est pas suffisant par rapport aux enjeux de la biodiversité ». Jusqu’où va aller la refonte du cahier des charges du comté ? C’est bien la question de fond.

Dans la balance, il y a d’un côté les élans productivistes de la filière et, de l’autre, le souci de respecter l’image de marque du fromage entretenue, en partie, par les prairies fleuries. Quel va être le poids de « l’estime de la société » ? Gérard Marmet, vice-président du syndicat mixte de la Loue, va plus loin, « Comme Courbet, nous aimons nos paysages ». Cette fierté patrimoniale, reconnue par le concours général de l’agriculture, est sans doute un des leviers d’actions en faveur de l’agroécologie dans le pays Loue-Lison. Encore faut-il qu’agriculteurs et élus se saississent de cet enjeu. Sur les 250 agriculteurs invités à cette table-ronde, seulement une dizaine de convaincus est venue à la ferme de Flagey.

Isabelle Brunnarius
isabelle.brunnarius(a)francetv.fr