Gustave Courbet, James Whistler … Les deux peintres ont été des amis très proches et ils étaient « liés par leur art ». Taper les noms de ces artistes sur internet et vous verrez apparaître le titre d’un des tableaux les plus célèbres de l’histoire de l’art : L’Origine du Monde ! Le psychanalyste et spécialiste de Courbet, Yves Sarfati, vient de publier un ouvrage aux presses du réel qui déconstruit la légende selon laquelle le modèle de l’Origine du Monde serait Johanna Hiffernan, la maîtresse du peintre américain Whistler. L’Anti-Origine du monde. Comment Whistler a tué Courbet est une enquête minutieuse de quatre ans sur trois continents et un regard renouvelé sur l’oeuvre de deux peintres majeurs du XIXe siècle.
Yves Sarfati n’aime pas les histoires faciles, trop évidentes comme celle du trio amoureux et du mari cocu. En cherchant méthodiquement à comprendre les relations entre Courbet et Whistler, le psychanalyste nous donne ses clés personnelles de compréhension des œuvres du maître et de l’élève. Un riche trousseau nourri par l’inconscient des peintres.
Les lecteurs d’Yves Sarfati découvrent une toute autre histoire que celle qui est répandue sur le web. Le professeur de psychiatrie et chercheur sur l’articulation de l’histoire de l’art, de la psychanalyse et des neurosciences, n’invente pas; il rend visible les fils tendus par les inconscients des artistes.
Prenons un tableau peu connu de Gustave Courbet : La Fileuse bretonne, peint entre 1866 et 1867. 1866, c’est l’année où Gustave Courbet réalise L’origine du Monde.
Regardez cette toile. En apparence, il s’agit d’une scène champêtre et tranquille. Une fileuse adossée à un arbre, au loin la mer avec un vaisseau à peine visible et, entre deux arbres, un chien noir assis. Les historiens d’art peuvent faire un rapprochement avec un autoportrait de Courbet où le peintre se représente avec son chien noir. Mais, comme vous allez le découvrir, l’interprétation peut être beaucoup plus poussée.
Le contexte tout d’abord : En 1866, Whistler part au Chili. Quelques mois plus tôt, d’août à novembre 1865, James McNeill Whistler (31 ans) et son amie Jo (26 ans) quittent Londres pour Trouville, là où séjourne Gustave Courbet (52 ans). Les peintres réalisent une série de marines.
Courbet écrit à ses parents qu’il « se porte admirablement » et raconte qu’il séjourne avec Whistler, présenté comme son « élève ». Précision qui a son importance car Courbet refusait de former des élèves. Quant à Whistler, il donne comme nom à une de ses toiles Courbet sur le rivage ou My Courbet. En 1877, Courbet écrira à son « élève » et ami :
Où est le temps, mon ami, où nous étions heureux et sans autres soucis que ceux de l’art ? Rappelez-vous Jo Trouville et Jo qui faisait le clown pour nous égayer.(…) Nous nous sommes payé du rêve et de l’espace. J’ai encore le portrait de Jo que je ne vendrais jamais, il fait l’admiration de tout le monde.
Revenons au tableau de 1866, La fileuse bretonne . Après cette période idyllique en Normandie, Whistler part donc pour le Chili. Pour Yves Sarfati, Whistler est représenté par le vaisseau au loin. Le chien représente Courbet et la fileuse Johanna surnommée Jo, l’Irlandaise.
« La rousseur et la texture de la laine, la rousseur et la texture du tablier rappelle la chevelure de Jo, écrit Yves Sarfati, Sa coiffe et son profil imitent la coiffe et le profil de la jeune Bretonne de Alone with the tide – La côte de Bretagne, dont nous savons que Jo a été le modèle pour ce tableau de Whistler. Il y a là trop de coïncidences pour ne pas reconnaître Jo dans ce personnage. Sous leur forme symbolique, une caravelle, un épagneul, une fileuse bretonne, James, Gustave et Jo sont donc réunis dans la toile (…) La scène clame la fidélité, la loyauté avec lesquelles Courbet et Jo attendent leur héros d’Odyssée ».
Rien avoir avec la légende jusqu’à présent répandu présentant « Jo adultère, Courbet déloyal et Whistler cocu ». Pour parvenir à cette conclusion, Yves Sarfati a mené une enquête savante. Si la légende du mari cocu a pu si facilement prendre, c’est parce qu’il y avait des « zones d’ombre » à combler. La nature a horreur du vide.
Dans la vie des deux peintres, deux événements restaient inexpliqués. Le départ en 1866 de Whistler pour Valparaiso (le peintre ne l’a jamais justifié) et L’Origine du Monde, ce tableau que Courbet n’a pas mentionné dans sa correspondance. Des « trous noirs » en psychanalyse. Pour les combler, une histoire est née, celle du mari cocu qui s’en va loin et du peintre qui représente sa bien aimée dans un tableau scandaleux.
Les voyages d’Yves Sarfati en Amérique Latine, aux Etats-Unis et dans nombreuses autres contrées lui ont permis de retracer et de démêler la vie, ou plutôt les vies, de Whistler. Pour le psychanalyste, Whistler avait de nombreuses raisons de partir. De nature instable, une famille qui déménage souvent, un père qui au même âge, part des Etats-Unis pour la Russie, un frère qui a perdu la guerre de Sécession (1861-1865), une mère spoliée par ce conflit Nord-Sud. « Il avait toutes les raisons de partir » à Valparaiso. En 1866, la ville du Chili est bombardée par les Espagnols.
Quant à Jo, elle a été l’exécutrice testamentaire de son amant Whistler. Bien que séparée de lui, elle est venue « en grand deuil » à son enterrement. Deux faits qui jouent en défaveur de la thèse de la trahison de Jo.
Quant aux relations artistiques entre les deux peintres, elles sont plus prévisibles. Dés les premières pages de son ouvrage, Yves Sarfati souligne que les deux hommes étaient liés par une relation particulièrement forte. On l’a vu, Courbet présente Whistler comme son « élève » alors qu’il refusait d’endosser le statut de professeur. L’Américain avait 21 ans quand il est arrivé à Paris. Pour analyser les relations entre les deux hommes, Yves Sarfati s’appuie sur différentes sources de l’époque et en particulier les écrits de Théodore Duret, ami de Courbet, Whistler, Manet et de bien d’autres artistes. Ce célèbre critique d’art est un témoin précieux.
Entre eux existait la distance qui sépare un homme arrivé à la grande renommée, du jeune homme qui débute. Whistler, dans ses rapports avec Courbet, commencés en 1859 et qui ont duré longtemps, avait donc montré de la déférence à un maître, ce qui ne lui était arrivé de faire en aucun cas. Courbet a pu ainsi lui servir de modèle et exercer sur lui une véritable action. La maxime qu’il préconisait « qu’un peintre ne doit rendre que ce que ses yeux peuvent voir » a été particulièrement suivie par Whistler qui, quelles qu’aient été ses inventions de coloris et ses imaginations, n’a jamais représenté que des motifs pris dans la nature autour de lui.
La séduction opère, Courbet reconnaît le talent du jeune peintre. Les premières années, Whistler n’aura qu’une ambition, « épater Courbet » . Yves Sarfati raconte la lente et tourmentée gestation d’un des tableaux majeurs de Whistler : Wapping. Entre 1859 et 1864, le peintre remanie « la figuration et l’expression des personnages » à de nombreuses reprises.
Le trio est déjà là : Johanna en compagnie de deux hommes. Whistler, écrit Yves Sarfati,
retravaille Wapping sans relâche afin d’abolir, par ses repentirs, ce que la toile contient de pollution, de désirs, d’interdits. Manifestation d’inhibition devant ses désirs contrariés. Efface, reprend, remanie-stricto sensu refoule– avec difficulté, lenteur et découragement la teneur de la scène à trois. Change finalement la transaction de bordel en attablement de taverne, Courbet en Legros, la séduction charnelle en énigme intentionnelle.
Une énigme qui, au fur et à mesure de la lecture du livre d’Yves Sarfati, devient moins opaque. Inconsciemment, les artistes nous livrent bel et bien leurs tourments. Yves Sarfati a l’art de relier ce qui se voit de l’extérieur à l’intimité d’un être. Les écrits de Whistler sont également des indices précieux. Après l' »engouement délirant », vient le temps du reniement !
Dans une lettre de 1867 à son ami peintre Henri Fantin Latour, Whistler se lâche :
Courbet ! et son influence a été dégoutant ! le regret que je sens et la rage la haine même que j’ai pour cela maintenant t’étonerait peutêtre mais voici l’explication-Ce n’est pas le pauvre Courbet qui me répugne, ni ces
peinturesoeuvres non plus. J’en reconnais comme toujours les qualités – Je ne me plains pas non plus de l’influence de sa peinture sur la mienne – il n’y en a pas eu, et on n’en trouvera pas dans mes toiles- Ca ne pouvait pas être ; parce que je suis bien personel et que j’ai été riche en qualités qu’il n’avait pas et qui me suffisaient – Mais voici pourquoi tout cela à été bien pernicieuse pour moi – C’est que ce damné Réalisme faisait appel immédiate à ma vanité de peintre !
L’élève passe de l’adulation au reniement. La faculté déconcertante de Courbet à peindre vite, fait aujourd’hui encore, l’admiration de ses pairs. Les doutes de Whistler l’ont fait souffrir devant ses propres toiles. Mais Whistler a su lui aussi imprimer sa marque dans l’histoire de l’art. L’Américain prend un chemin différent de celui de son maître, il s’oriente vers une peinture diluée et aérienne. De son vivant, son talent a été reconnu et aujourd’hui il fait partie du panthéon des peintres américains.
Et Courbet, comment ont évolué ses sentiments à l’égard de celui qu’il considérait comme son élève ? Yves Sarfati approfondit un point de vue déjà exprimé dans son article Courbet aux rayons XX paru dans l’ouvrage Transferts de Courbet. Là encore, explorer l’inconscient des peintres permet de renouveler le regard sur une oeuvre.
Déjà, lors du colloque de 2011 à Besançon ( dont les actes donnèrent naissance à l’ouvrage Transferts de Courbet), Yves Sarfati avançait une hypothèse qui prolongeait l’interprétation de Dominique de Font-Réaulx, historienne de l’art spécialiste de Courbet : « Courbet se confond avec ses modèles » ainsi que le point de vue de l’historien de l’art, Michael Fried, qui souligne « la féminité, la bisexualité et dédoublement du genre » chez Courbet.
Si Courbet s’est maintes fois représenté en homme dans ses autoportraits ou dans L‘Homme blessé, il apparaît également sous les traits d’une brune dans Les Baigneuses, Les Demoiselles du bord de Seine, de Vénus et Psyché, et du Sommeil. Des oeuvres représentant deux femmes.
Toute sa vie, Courbet use de stratagèmes inconscients aussi efficaces que le vin pour endormir les interdits de sa propre censure et caresser, frôler, le plus absolu des tabous, plus tabou qu’un père et sa fille, plus tabou que deux femmes entre elles : l’union sensuelle d’un homme avec un homme. L’image, il me semble, la plus interdite du XIXe siècle. Comment s’étonner que cette image réprimée, refoulée, censurée entre toutes, trouve chez ce transgressif-né de Courbet, des échappatoires sous des déguisements plus ou moins transformistes
écrit Yves Sarfati dans Courbet aux rayons XX. Et le lecteur de découvrir que la Blonde du Sommeil, n’est autre que Whistler. Le psychanalyste rêve d’une exposition Whistler-Courbet qui pourrait :
démontrer les analogies occultes des deux oeuvres, les entremêlements souterrains des trajectoires des deux artistes, ce qu’ils ont emprunté l’un à l’autre, éventuellement à leur insu. (…) L’essentiel est de réussir à afficher le lien des deux artistes fondé non seulement sur des rapports de surface, mais aussi sur des enracinements profonds, des identifications, des projections, des déplacements, dans le sens psychique, plein, de ces termes. Il faudra aussi mettre en lumière le rôle que joue la femme entre les inconscients masculins, en quoi Jo Hiffernan sert de tiers-facteur, d’intermédiaire, de prétexte, à l’homophilie des deux peintres. En quoi, elle est est, au sens plein, leur médium.
L’apparente banalité de La fileuse bretonne face au sulfureux Sommeil. Deux oeuvres qui racontent une relation à trois bien plus complexe que celle de l’amant trompé.
Isabelle Brunnarius
isabelle.brunnarius(a)francetv.fr