17 Sep

L’amour d’une mère

mustachC’est un véritable couple Georgette et Françoise. Georgette, la maman, c’est tablier nylon, bigoudis et cigarettes Gitane sans filtre. Françoise c’est une femme de 40 ans, cheveux courts poivre et sel toujours habillée de la même façon : pantalon flanelle grise trop grand, pull-over gris et chemise écossaise type bucheron canadien.

Elle vivent ensemble, vingt quatre sur vingt quatre, il n’y a pas d’homme dans leur vie. Georgette travaillait à la Caf. Elle est en invalidité pour insuffisance respiratoire. C’est vrai qu’elle a un sponsor perpétuel de la marque Gitane (sans filtre).

Françoise, c’est un mystère ! Elle ne travaille pas, a consulté et a fait plusieurs stages en milieu psychiatrique mais peut discuter et avoir un raisonnement logique .

Quand je vais chez elles, il faut que je traverse un rideau de fumée pour me rendre dans la cuisine, lieu unique de vie des deux complices. La toile cirée est de rigueur, les cendriers pleins et les assiettes de la veille non débarrassées. On me propose toujours un café, un café à l’italienne dans le petit récipient adapté.

Le refus de ma part c’est un affront: «Fanfan, elle fait si bien le kawa, c’est d’ailleurs tout ce qu’elle fait cette fainéante!»

J’essaie de savoir pourquoi Fanfan ne travaille pas, pourquoi elle est étiquetée, comme dit sa mère, »neuneu ».

Elles collectionnent les Télé Sept jours, elles font tous les mots fléchés, elles découpent les photos de Michel Drucker et les rangent dans une chemise en plastique. Elles ne se plaignent jamais, elles vont faire les courses une fois par semaine avec la voisine. Elles ont leur vie et elles sont bien.

Ce jour là, Georgette m’appelle tôt :

« Fanfan ne veut pas se lever ce matin, passe la gronder, c’est le jour de Carrefour!!

– Mais elle est malade?

– Elle dit qu’elle ne peut plus marcher qu’elle a sûrement de l’artérite aiguë.»

J’arrive en me disant que c’est sûrement un petit blocage psy habituel chez Fanfan quand elle n’a pas eu son émission tv ou que sa mère lui a diminué sa dose de cigarettes.

Je perfore l’écran de fumée, je me retrouve dans la cuisine pour discuter avec Georgette.

« Antoine, elle ne tourne pas rond, elle fait caprice sur caprice elle ne veut pas se laver (on dirait qu’elle discute de son bébé de 10 mois).

En rentrant dans la chambre, c’est un champ de ruine ! Fanfan pleure, les murs aux papiers peints déchirés sont vieillis et on retrouve les motifs que toutes les petites filles ont eu dans l’enfance. Le poupon aux yeux très bleus repose sur la table, le petit singe kiki qui suce son pouce est sur l’oreiller. Le temps s’est arrêté depuis 37 ans.

« Alors Fanfan, tu ne veux pas te lever?

– Non, j’ai mal aux jambes ! »

Rien qu’en passant une petite dizaine de minutes avec elle, en lui parlant de tout et surtout de rien, Fanfan s’est levée et m’a fait son petit café habituel. Preuve de ce trouble hystérique que Sigmund n’aurait pas démenti.

C’est quand même un mystère et mon esprit d’enquêteur est très déçu de ne pas le percer.

Pendant au moins un an, sans raison, (tous les examens médicaux sont négatifs) Fanfan a marché avec des béquilles. Elle vient maintenant me voir au cabinet toujours accompagnée de sa maman. Je ne l’ai jamais vue seule. On dirait que Georgette a peur de la laisser discuter seule avec moi. Pourtant je vois bien que Fanfan est une adulte handicapée. Hystérique ? Névrotique ? Psychotique ? Quel est le rôle de Georgette, elle la protège, la traite comme un bébé, l’enfantilise.

Je conseille à Fanfan de faire un peu de kiné. Je lui suggère un ami, un homme atypique, un landais pur souche qui sent bon la résine et le pin de sa région.

Il la voit deux fois par semaine, il s’occupe d’elle la masse, l’étire, lui parle. Sa maman l’accompagne, regarde les séances et me fait toujours un petit rapport. On a bien travaillé. Fanfan marche toujours avec ses béquilles mais bouge mieux. Ce jour là, je luis dis :

«Bon Fanfan, tu vas te dire que tu as deux vraies béquilles, Jeannot le kiné et moi ton médecin. Tu me laisses les autres et tu pars en marchant, voire en courant. « Cours Fanfan, cours Fanfan, cours ! » La similitude avec notre bon Forrest s’est vite confirmée, Fanfan n’a plus jamais marché avec des béquilles !

Et puis, un jour est arrivé le tsunami d’une vie, de sa vie !

Fanfan a un vilain bouton sous son oreille. J’ai beau essayé de le percer, il faut une petite intervention chirurgicale sous anesthésie.

Georgette est contre, elle est en colère contre moi: «Fanfan ne va pas supporter d’être seule. Il faut que tu t’en occupes toi, et toi seul ! »

Son infection grandit, sa boule comme une noisette au début devient une grosse pêche. Je passe un coup de téléphone à un ami chirurgien et lui demande d’opérer Fanfan en ambulatoire. Georgette ne répond plus. Elle est enfermée dans sa cuisine, fume, fume ses Gitanes et souffre en silence.

Le jour de l’opération je suis venu voir Fanfan dans sa chambre juste avant l’opération. Sa seule question :

«Je reste habillée pendant l’intervention? S’il ne faut pas, je n’y vais pas ! »

Que se passe t’il dans cette tête ? Trop de pudeur ? Reviviscence d’une violence sexuelle enfantine ? Je pense à tout. Son blocage, son coté border-line est-il en rapport avec cette pudeur exacerbée ?

Je ne suis pas allé à l’opération de Fanfan (je lui ai promis). Deux heures plus tard, le chirurgien m’appelle.

«Ecoute Antoine, je viens de voir un truc que je n’ai jamais vu dans toute ma vie. En voulant faire un sondage urinaire à la patiente, on a été obligé de la déshabiller et nous avons découvert un véritable cas d’hermaphrodisme ! Fanfan a de véritables attributs masculins ! »

Pendant plus de 40 ans, une personne mi-homme, mi-femme ou un peu homme, un peu femme s’est cachée, a été cachée par sa mère. Elle a présenté un trouble de la personnalité qui l’empêche de vivre encore aujourd’hui normalement. Elles ont une petite vie calme tranquille entre toile cirée et Gitanes (sans filtre).

 

 

16 Sep

« Bon chien chasse de race »

fils

Ils sont une petite famille de trois : Jean, Béatrice et leur petit Pierre. Ils sont arrivés à Bordeaux quand le gamin avait deux ans. C’est à ce moment là que je suis devenu leur médecin. Ce sont des gens sympathiques, chaleureux dès leur premier rendez vous. Lui, Jean, travaille chez Renault. Ouvrier modèle, il attend la fin de la semaine avec impatience: il est chasseur! Beatrice, fonctionnaire, arrive à  me faire aimer la cité administrative, et pourtant …

Pierre, depuis que je le soigne, c’est le bébé cadum, c’est le poupon aux yeux noirs rieurs mais parfois obscurs et secrets. C’est l’ado boutonneux que son père taquin appelle « pain aux raisins » (les stigmates de l’acné sur son visage). Aujourd’hui, c’est un jeune adulte sportif mais très timide.

Jean et Béatrice ont protégé, gâté leur fils unique. J’ai le souvenir d’un Noël où je suis venu consulter le petit et de n’avoir pas pu rentrer dans la chambre vu le nombre de cadeaux.

Un dimanche, je suis invité à la chasse avec Jean. Je ne suis pas chasseur mais j’ai envie de connaitre cette atmosphère si particulière.

Le soleil n’est pas encore levé que je me retrouve dans cette vieille maison du Médoc. Pierre nous prépare le café pendant que Jean lustre ses fusils, Béatrice préparant notre casse croute. Je suis surpris que Pierre vienne avec nous.

« Je l’amène toujours,  c’est comme mon labrador, il adore ça, mon Pierrot ! » (Vu la tête de l’enfant, je comprends bien qu’encore une fois, nous, les pères voulons que nos garçons soient comme nous alors que parfois cela serait mieux que nous, nous soyons comme eux. (Désolé, mes fils pour tant de matchs de rugby imposés!!)

Il fait froid, très froid ! Jean a une légère couperose qui fait ressortir des yeux bleus clairs. On pense toujours qu’il va nous donner un nouveau jeu de mot, une boutade dès qu’il nous parle .

Contrairement à lui, Beatrice est timide, réservée, consacre sa vie à s’occuper de son fiston : « n’oublie pas ton cache nez, parle au docteur de ton acné, demande lui ta dispense de sport, il fait trop froid tu ne vas pas aller à la piscine scolaire… »

« Arrête, Madame le Gouvernement, on part taquiner la poule faisane, alors toi, cesse d’être la mère poule.» (en riant lui même de son humour)

– Ok, Ok n’abusez pas du château Palmer ! Docteur, je vous en ai mis une bouteille pour le casse croute.

– Du Palmer???

– Pour notre toubib tout est possible ! »

Pendant cette partie de chasse, je n’ai pas tué un faisan, ni vu un cèpe. J’ai vu un super chasseur même après le Palmer, et par contre j’ai découvert un super ado mais si mal dans sa peau .

Pierre discute avec moi pendant toute la journée. Lui, si timide quand il vient au cabinet, profite d’être seul et me raconte:

« J’en ai marre, Maman me prend pour un bébé, elle vient me chercher au lycée, ne me laisse jamais sortir, m’apporte mon petit déjeuner au lit. Papa, il veut que je sois chasseur et ouvrier chez Renaut. Cela fait six mois que je veux aller voir un dermato, j’ai des taches rouges sur le visage et papa rigole, il dit que je n’ai rien. Mais, regarde, j’ai des plaques sur le front. »

Je regarde son visage et je n’aperçois pas une seule trace rouge. Je m’en sors par une pirouette et je lui dis :

« Viens me voir tout seul mercredi, on verra tout ça.»

Le repas de midi confirme cette impression bizarre. Une maman trop étouffante pour son enfant qu’elle ne veut pas voir grandir, un papa plein d’amour certes, mais un peu immature et un enfant qui se trouve des taches rouges, maigre, triste sans aucun avenir.

Le repas se finit par une séance photo.

J’ai dû poser devant les faisans, accompagné de Pierre et de Jean puis, j’ai pris une photo avec toute la famille, Pierre entouré de se parents.

Le mercredi soir, il est venu me voir comme prévu.

« Regarde Doc, je suis couvert de plaques rouges, là tu vas pas dire comme maman et papa que je n’ai rien? »

– Ecoute Pierre, je ne vois pas pour l’instant mais je te crois, tu as peut être des éruptions fugaces ?

– Tu as un miroir ?

– Oui.

– Il le saisit et presque en colère il me dit :

– Et ça c’est pas une plaque rouge violacée! (il n’a rien du tout !)

Je lui ai, comme un nul, prescrit une pommade hydratante en lui certifiant que j’allais trouver une solution rapide.

Le diagnostic, en fait, je trouve le jour même : c’est un cas d’érytrophobie :crainte de rougir en public souvent cachant un mal-être, une névrose. A voir ce Pierrot si malheureux, si seul et pourtant si entouré, je décide de passer le soir amener les belles photos de chasse que j’ai prises et  essayer de parler de mon avis dermatologique.

Je trie les photos avant de partir et je m’arrête sur le portrait de famille que j’avais fait. Pierre sourit et tient ses parents hilares par le cou.

C’est en voulant recadrer que je viens de découvrir quelque chose de dingue, de fou. Beatrice, Jean ont les yeux bleus clair, Pierre noirs comme le charbon!!

Ce n’est pas possible génétiquement ! Pierre n’est pas le fils de Jean, il est … adopté !

Que faire, moi simple médecin ?

Cette découverte peut changer la vie de Pierre si il n’est pas au courant. Pourquoi, quand il était petit, ses parents ne m’ont-ils rien dit ?

Peut être que Béatrice a eu un enfant avec un autre homme et n’a jamais parlé de son aventure à Jean ? Peut être que Jean est au courant ?

Je suis perdu ! Je me demande si mon rôle n’est pas tout simplement de rester à ma place, de soigner une érythrophobie, un point c’est tout !

Pendant des mois je ne dis rien, je soigne Pierre. La crème hydratante semble efficace mais sa tristesse est toujours visible. Il enchaine les échecs scolaires et les parties de chasse forcées, enveloppé de son cache nez tricoté par maman.

Un jour, il vient me voir, seul pour une fois. Il est encore plus maigre, les traits tirés, les yeux rougis.

« Doc, je veux avoir l’adresse d’un psy. Je ne suis pas bien dans ma tête, ça ne tourne pas très rond.»

Je ne sais pas si je dois ou pas lui avouer ma découverte. Je tente une petite phrase anodine

« C’est en rapport avec tes parents ? »

Pierre éclate en sanglots.

«Mes parents ne sont pas mes parents. Je suis adopté et ils n’ont même pas le courage de me le dire. Je suis perdu, je n’ai pas de passé, je n’ai pas de famille, je suis rien.

– Comment tu as découvert cela ?

– Ne me prends pas toi aussi pour un idiot, tu le sais très bien ! Ils ont les yeux bleus, et moi plus noirs que noir !!

– Tu sais, Pierre, ce qui compte ce n’est pas d’avoir eu des géniteurs absents mais c’est d’avoir reçu de l’amour et ça, tu ne peux pas dire que tu n’en as a pas eu.

– Mais pourquoi, pourquoi ils ne me l’ont pas dit ? Je pouvais tout comprendre, maintenant c’est trop tard. »

Pierre a consulté pendant 3 ans un très bon thérapeute, ne s’est jamais fâché avec ses parents. Il a réussi à leur parler.

Aujourd’hui, septembre 2013, c’est l’ouverture de la chasse Tom, le fils de Pierre accompagne Jean, son grand-père.

 

 

 

14 Sep

Jolie Burdigala

 

choco

Place Gambetta, Bordeaux

Mon prédécesseur, le bon Docteur Cerey, a travaillé longtemps Place Gambetta avant de se retirer dans ce quartier de Caudéran où il m’ a cédé sa place.

Pour les non initiés Gambetta est la place principale de Bordeaux, le coeur de la ville, où depuis la nuit des temps la population se mélange entre les commerces, les restaurants et les immeubles du 18ième. Pendant des années ce coeur de Bordeaux battait aussi la nuit, et le plus vieux métier du monde était de rigueur dans une artère voisine, Mériadeck !

Et donc, notre bon docteur Cerey, moustache affriolante et yeux coquins était le médecin, certes des commerçants chics mais aussi de certaines femmes de petite vertu.

Quand je récupère cette magnifique clientèle dans les années 80, la fidélité apparait en premier, soit des uns soit des autres. Du haut de ma jeunesse insouciante je visite le grand couturier de la place, le fameux restaurateur à la choucroute légère, mais aussi la petite Lulu, la grosse Denise et Fanfan la coquine.

Mes journées, déjà bien remplies, font le grand écart : pour le restaurateur ou le marchand de fruits et légumes je dois passer avant 7 heures et pour les autres (au féminin) je dois passer plus tard.

Denise habite dans un petit studio où elle travaillait naguère. Seul la couleur rouge en velours des fauteuils est la relique de son métier de marchande d’amour pour les hommes en manque. Elle a  84 ans. Tous les mois, je me délecte de la voir, elle, la vieille dame digne, au discours franc et direct mais toujours enveloppé de brins de gentillesse recouvert d’élégance . Je lui pose avec curiosité des questions qu’aujourd’hui la prescription permet une réponse :

« Vous avez rencontré des gens célèbres Denise ?

– Plus que ça mon drôle, des célébrités !

– (timidement) Qui?

– Oh, je peux te le dire petit, ils sont tous morts! » (elle me donne alors des noms qui, aujourd’hui encore, sont affichés au coin des rues ou places de Bordeaux)

Denise a gagné sûrement beaucoup d’argent du temps de sa splendeur mais maintenant elle n’a que le minimum pour survivre. Tous les mois, un petit rituel s’est instauré entre nous. Ayant sa fierté de femme honnête, elle veut toujours régler mes honoraires, mais sachant qu’elle n’a ni mutuelle, ni complémentaire, je sais très bien que cela représente un trou énorme pour son petit budget. Alors elle me laisse le billet qui m’est dû sur la table. Je le prends, la remercie, et en partant lui redépose sur le buffet et elle m’envoie un petit clin d’oeil sous ses lunettes dorées qui traduit le plus grand merci du monde.

Le marchand de poissons aux Grands Hommes, c’est du Pagnol dans le texte. Exigeant il me demande toujours de venir tôt avant l’installation du banc de poissons qu’il vient de ramener d’Arcachon.

Il m’aborde toujours en prenant à parti ses collègues bouchers ou fromagers :

 » Te voilà ! Monsieur Guéritou !  Monsieur Guéritou …cousin de croque mort, tu me la fais quand ta piqure miracle que je gâte maman comme en 1945 quand je suis revenu de la guerre ? »

Continuant de parler en regardant sa voisine des légumes:

« Quand tu penses que c’est à ce morpion de 23 ans que je remets les clefs de ma vie ! »

Il y a tant de poésie que pour rien au monde je n’abandonnerais ces visites matinales. Il y en a une que j’oublierai jamais.

Depuis que l’homme sait faire du chocolat, la Place Gambetta a son fleuron, son étoile, son Maître-chocolatier. De père en fils, de secret en secret, ils offrent ce nectar à tous ces bordelais si bien ancrés dans leur tradition.

La tradition, justement c’est Adrienne, 94 ans, qui vit au dessus du salon de thé et de la chocolaterie au dernier étage. Elle a un appartement aux vitres ovales depuis lequel on domine toute la place. Elle est belle, elle a des yeux bleus des mers des sud, des cheveux blancs avec une nuance de violet. Son appartement est parsemé de meubles anciens. Sur les commodes Louis XVI, des argenteries éclatantes sont lustrées tous les jours et la vieille horloge du Limousin rythme ses journées qui lui paraissent bien longues.

Elle a, notre belle Adrienne, sa dame de compagnie pour s’occuper d’elle : Julie. Ancienne employée modèle de la chocolaterie elle a toujours été au service de « Madame ». Jamais mariée, jamais d’enfant, elle est née dans le chocolat et y restera jusqu’à sa fin.

6 h- le téléphone me réveille.

 » Docteur, venez vite, Julie en me montant mon petit déjeuner vient d’avoir un malaise! Venez vite, vu mon coeur malade, je reste dans mon lit. Passez par le laboratoire du salon de thé. »

Dix minutes plus tard, je rentre par la porte de derrière, empruntant le lieu secret où notre maitre chocolatier prépare ses boules noires à la patte d’amande, surveille ses croissants au beurre et sort les chocolatines du four. Oui des chocolatines, des vraies (pas ces pains au chocolat parisien).

Le réflexe de Pavlov est à son comble: je salive, j’hume, je jouis : j’ai faim !

A peine arrivé en haut de l’escalier, la pauvre Julie est là, allongée en ayant dans sa chute évité que le plateau du petit déjeuner de « Madame » ne soit renversé.

Malheureusement, la pauvre Julie est déjà partie dans un autre monde, victime sûrement d’un infarctus massif. Je monte expliquer à Madame Adrienne que sa Julie n’est plus de ce monde.

Elle réagit avec dignité et tristesse, mais me dit de façon surprenante :

« Oh, elle était bien âgée (10 ans de moins qu’elle! ) et elle n’a pas souffert. »

Dans ces cas-là, quand une personne décède sur un lieu extérieur le médecin doit appeler la police.

« Police secours, j’écoute..

– C’est pour un décès.

– Oui, à fortiori un mort ?

– Oui un décès !

– Arrêt cardiaque ?

– Oui comme dans tous les décès, Monsieur le policier, il y a un arrêt cardiaque

– Donc, elle est morte ?

– (exaspéré) Oui !

– Vous l’avez constaté ? ou vous me le relatez ?

– J’ai fait le constat de décès d’une dame de 82 ans qui vient de mourir brutalement !

– Comment pouvez-vous savoir qu’elle a 82 ans alors qu’il y a un instant vous me « relatassiez » (notre policier n’a jamais eu le Becherelle) que vous l’avez trouvée dite pour morte.

– Vous pouvez venir monsieur le policier pour faire votre constat ?

– Je vous envoie deux collègues. »

Je me retrouve assis dans le vestibule, à coté de notre pauvre Julie, le plateau toujours dans sa main. C’est un plateau en argent, avec une chocolatière à l’ancienne avec un manche en bois. Une orange pressée avec beaucoup de sucre, une rose unique dans un petit vase et …les fameuses chocolatines !

Les odeurs du laboratoires, mélange de cacao, fleur d’oranger, croissants chauds excitent mes papilles au repos depuis la veille au soir.

30 minutes après, les collègues ne sont toujours pas là. Ce n’était plus Pavlov, c’était un coma hypoglycémique que je subis.

Certes, je suis assis par terre à coté de notre pauvre Julie se refroidissant peu à peu, certes Adrienne s’est rendormie à quelques mètres de là, certes la police va arriver mais quand Antoine a faim, il a faim ! Qu’il mange alors…

Je commence à dévorer cette chocolatine en buvant gorgée par gorgée ce chocolat épais, onctueux , sucré …hum ….délicieux..! Je finis en me régalant de ce jus d’orange recouvert de sa pulpe quand, quand ……

La police entre ! Le tableau de la scène est rocambolesque : une morte, un plateau vide, une vielle dame dormant dans son lit et un docteur en train de prendre, à même le sol, un petit déjeuner digne de ceux de l’Hôtel du Palais (non ce n’est pas le Cluedo !)

« Eh bien, Docteur, ça vous coupe pas l’appétit ! »

Je suis à ce moment-là l’homme le plus mal à l’aise de la médecine bordelaise, de la France, du monde.

Ma réponse fuse et d’un ton affirmé : « Elle n’a pas souffert ! »

 

13 Sep

Medicine Man

café2

 

Une journée bien remplie. Ce n’est pas une histoire mais seulement le déroulement  de ma vie de médecin.

J’adore travailler tôt le matin, j’aime ce silence, ces rues calmes où les petits commerces commencent leurs journées : Roland, ce boucher aux yeux si bleus, François ce primeur aux confitures que même ma grand-mère n’aurait pas mieux faites, ces éboueurs qui me saluent en prenant leur casse-croute du matin.

Je fonce vers ma première visite à Pessac, un grand monsieur, au sens propre comme au figuré, 1 mètre 90, ancien joueur de haut niveau au rugby, ancien chef d’entreprise. Il ne peut plus marcher vu les genoux usés par tant de matchs et aussi par une opération ratée sur la prothèse.

 » Salut mon petit, tu as vu ces Toulousains ? quelle équipe ! Par contre ce rugby, c’est devenu un sport de fillettes, pas une partie de bouffes ! De mon temps, je t’aurais relevé cette mêlée et le talonneur, je te jure il aurait mangé le gazon, il moucherait rouge ! »

On est bien loin du motif de ma visite, lui donner ses doses de calmants pour ses douleurs. Il reste dans son fauteuil toute la journée et parfois toute la nuit, la télécommande de la télé dans la main, il enchaîne tous les matchs et les regarde en boucle.

Je vais le voir tous les mois, il est 6h20, et je crois que si j’enregistrais nos mots, nos phrases y seraient toujours identiques.

 » J’ai mal, mon petit, je suis foutu, je ne peux plus rien faire !

– Oui mais regarde, tu as ta femme, tes enfants, ton rugby. »

Je l’examine, lui prends la tension, regarde son genou où l’herbe d’Aguilera ou de Musard semble encore incrustée sur cette articulation si douloureuse.

Le petit café soluble avalé, je repars non sans avoir donné le bisou salvateur.

Le téléphone commence lui aussi à se réveiller !

 » Allo Antoine, Kevin a de la fièvre, tu peux venir avant l’école ? »

« Doc, maman perd la boule, elle vient de sortir dans la rue et elle cherche papa !

– Pourquoi il était sorti ?

– Mais Antoine, réveille-toi , papa est mort depuis longtemps !!! »

 » Allo Antoine, soit tu m’arrêtes, soit je tue mon chef!  Il me supprime mes vacances et je dois faire l’ouverture.

– L’ouverture ?

– Ben oui, l’ouverture de la chasse ! »

 » Allo Docteur, c’est Madame de la Prairie du Pré Vert, mon époux, Monsieur de la Prairie du Pré Vert, a un dérangement intestinal, pourriez-vous cher Docteur, avoir l’amabilité de passer à la chartreuse, pas trop tôt mais aussi pas trop tard car nous faisons un bridge. »

Je suis capable de m’adapter et je prends un ton très coincé en parlant les mâchoires très serrées :

 » Bien sûr chère Madame, je passerai dès que possible !

– Si vous pouvez en fait venir vers 9h45, Maria, notre employée de maison, pourra vous ouvrir les grilles. »

Je vais de domicile en domicile, je passe de la tour des Aubiers pour soigner la vieille Denise, ancienne prostituée de Mériadeck à la chartreuse 18ème.

C’est un régal, c’est une pièce de théâtre, un film, je donne tout mais je reçois tant !!!

11h – j’arrive à mon cabinet, déjà le parking est bien rempli, ma tasse de café serré (le 12éme) est vite avalé.

Le petit papi d’à-côté du cabinet est devant moi, il saigne de la main. En sortant les poubelles, il s’est coupé.

 » Doc, tu peux me recoudre ça vite, mes tomates m’attendent et si tu en veux, dépêche-toi ! »

Bon, ça ce n’est pas prévu. L’ancienne contrôleuse des impôts montre déjà son impatience, n’oubliant pas qu’elle a toujours dirigé et que tous les contribuables bordelais ont tremblé devant elle.

Les rhumes, gastros, déchirures musculaires ou autres bobos s’enchainent et me font oublier que j’ai faim.

12h – je fonce à ma cantine engloutir un plat du jour que Robert m’a préparé. Une micro sieste et ça repart.

13h15 – le patient de 14h est déjà là (comme il dit: « comme ça je n’attends pas »). Ca y est, c’est parti, le match commence.

Ce qu’il y a de fabuleux, c’est la diversité; je passe d’un petit bobo, d’un genou râpé à un cancer du pancréas ou à une dépression grave, pour revenir au petit rhume ou autre gastro.

Les malades pensent, et c’est bien normal, être uniques, que je ne connais qu’eux, leurs résultats, leur passé. Je dois jongler entre ma mémoire, mon adaptabilité, mon humour.

Un jour arrive la femme d’un de mes amis intimes, je ne  connais qu’elle, j’ai souvent mangé chez eux. Au moment de faire l’ordonnance, le trou : comment s’appelle-t-elle ? J’utilise mon premier joker :

 » Tu as ta carte vitale?

– Je l’ai oubliée (là je suis mal, je ne vais pas lui demander son nom quand même ?!)

Deuxième joker :

– Cela s’écrit comment déjà ton nom ?

Et là, mon pauvre Antoine, tu passes pour un débile :

– Dupont : D U P O N T

– Euh, oui mais je ne savais pas si c’était un D ou un T ? »

J’enchaine malade sur malade. Plus la journée avance, plus j’ai la forme, par contre j’ai toujours faim, alors comme un enfant, je mange un peu de chocolat, un gâteau, un fruit (sois honnête Antoine un fruit pas souvent !)

Nous sommes en pleine ville et je me crois à la campagne : je ne repars jamais sans mes salades, mes œufs, mes cèpes !! Ah les cèpes, ils savent tous que j’adore ça. Alors, Robert, Jacques, Michel… saison venue, m’en apportent des caisses entières (je ne dis rien, je ne le déclare pas à l’Urssaf).

C’est quand même bien de vivre dans cette terre viticole, ma cave est remplie de bonnes bouteilles. Je suis comblé, je suis gâté, je leur donne tout, mais ils me le rendent !

Il est bientôt 19h – le tourbillon de la journée se calme, la salle d’attente est silencieuse. Marthe (82 ans) est là, sagement emmitouflée dans son vieux manteau, ses yeux sont toujours rouges larmoyants, elle vient en bus me voir depuis le centre de Bordeaux. Sa démarche est boitillante et elle souffle à chaque pas.

 » Pourquoi tu es venue si tard Marthe ? Tu es souffrante ?

– Non, mon petit, j’ai besoin de te parler et je voulais que tu sois que pour moi alors j’ai pris le dernier rendez-vous. (Elle se met à pleurer en essayant de me prononcer un premier mot.)

– Whisky ne va pas bien, il va mourir !!!

Whisky c’est son petit caniche que Marcel, son mari, lui a offert il y a 15 ans pour leur anniversaire de mariage. Marcel est mort un an plus tard et Marthe donne toute son affection à son petit chien. Ils n’ont  jamais eu d’enfant.

– Je suis allée voir le véto, (elle éclate en sanglot) et il faut le piquer ! Tu te rends compte Antoine piquer whisky, si Marcel voit ça il se retourne dans sa tombe ! »

Même si j’adore les animaux, je suis presque soulagé que le mal-être de Marthe ne soit pas une mise en maison de retraite ou tout autre motif de santé, je l’aime beaucoup Marthe !

 » Voilà mon petit, je me suis dit, ce véto il ne le connait pas mon Whisky, toi tu le connais, tu le vois souvent, tu es comme son grand frère (voilà, ça y est, je suis de la lignée des caniches nains, couleur caramel au poil frisé et de courtes pattes !!!)

– Et alors ?

– Alors mon petit, il faut que tu lui fasses toi  « l’eucranasie » (non, eucranasie n’est pas un mot animalier, il faut traduire par euthanasie)

– Moi ?

– Oui, Marcel serait fier de toi, tu sais. »

Voilà maintenant que ma culpabilité judéo chrétienne ressurgit… choisir entre Eros ou Thanatos, mon amour pour Marthe ou la mort de Whisky !

J’ai raccompagné Marthe chez elle ce soir-là… parce que je l’aime cette mamie.

 

 

 

12 Sep

La vie, rien que la vie !

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Elle a pris l’habitude de m’amener une petite bouteille de rhum arrangé au gingembre. Je ne sais quelles sont les vertus de ce breuvage mais… que c’est bon!

C’est une petite perle noire arrivée de son Afrique natale, elle est auréolée de pleins de diplômes. Elle vient tenter sa chance à Bordeaux. Elle prend la vie toujours en souriant. Les recherches de travail sont difficiles. Elle s’aperçoit très vite que parfois la couleur de la peau ne facilite pas la tâche mais son enthousiasme est débordant. Elle ne perd jamais confiance et vient me voir souvent pour un petit rhume, une migraine mais jamais pour une déprime, une angoisse. Elle a cette naïveté naturelle qui lui permet d’assumer son « hic et nunc », son ici et maintenant, sa soif de vivre. C’est sûrement cette force qui un jour a dû impressionner un DRH.

Apolline est embauchée dans une super boite ! Elle arrive à mon cabinet non pas avec une petite flasque de Rhum arrangé mais un Magnum ! Elle veut fêter ça.

Son travail se passe bien, elle monte en grade, tout le monde se réjouit d’avoir une telle collaboratrice, une telle amie, une telle patiente. Même quand elle n’est pas malade, elle me passe un petit coup de téléphone :

«  Allo doc, je ne suis pas malade mais j’avais juste envie de vous faire un petit coucou. »

Son petit accent me réchauffe le coeur comme si j’étais sur une plage africaine et me donne le moral pour toute l’après-midi.

Elle habite un petit appartement en plein centre de Bordeaux. Pour une fois elle n’est pas venue au cabinet. Elle m’appelle pour une visite à domicile. Elle a de la fièvre et sa crainte c’est de manquer  son travail.

« Doc, tu me donnes tout ce que tu veux, vitamines, piqures, solution de marabout mais je veux aller au bureau ! »

Apolline est dans sa chambre. Tout est bien rangé, décoré avec les moyens du bord mais avec goût.

Vu les tremblements décrits,  je crains une poussée de paludisme. Je fais de suite une prise de sang et, je ne sais pourquoi, demande un bilan complet avec toutes les sérologies virales possibles.

Deux jours plus tard, elle arrive à mon cabinet avec des petits beignets qu’elle m’a préparés pour commenter ses analyses. Je les découvre avec elle, venant juste de les recevoir par fax.

J’ai l’habitude de les regarder très vite mais là, comme un signe du destin, je commence par la fin. Mes yeux encore secs s’arrêtent sur les virologies : pas de palu, pas d’hépatites et … séro VIH positive !

J’ai devant moi une jeune femme belle qui n’est que sourire, grâce et gentillesse, qui scrute la moindre des réactions dans mon regard. C’est affreux, un cauchemar !  Il faut que je lui annonce que sa vie est en train de basculer, qu’une saleté de virus va enlever de son visage cette pureté et changer tout son avenir.

«  Il y a un problème, Doc?

– Oui,  il faut vérifier un résultat qui ne me plaît pas.

– J’ai le palu ?

– Non, c’est plus grave !

– Non Doc, j’ai pas le sida !

– Il faut refaire les analyses, il y a peut être une erreur. »

Ma réponse est nulle mais je suis désemparé. Je ne sais pas quoi dire, je me lève, lui prends la main. Je n’ai plus les yeux secs. C’est elle qui me réconforte.

« T’inquiètes pas Doc, on va me soigner. Dis moi, comment j’ai pu avoir le virus je n’ai jamais couché avec un garçon ? »

Cette question me permet de revenir à mon rôle de médecin et non pas d’éponge émotionnelle.

« Tu as eu des tatouages? tu t’es droguée ?

– Non rien, tu sais je suis quelqu’un de bien Doc !

– Tu as été opérée?

– Oui, à Abidjan, quand je me suis cassée la jambe avec l’accident du camion.

– Tu as eu une transfusion?

– Oui. »

Je viens alors de comprendre la contamination. Je la regarde devant moi au lieu d’éclater en sanglot, elle me dit :

« On va pouvoir en boire de notre rhum, hein doc ?

Pendant des mois, Apolline a fréquenté tous les services. Elle n’a jamais eut un arrêt de travail, elle a même voulu être hospitalisée pendant des vacances pour commencer sa tri- thérapie. Elle accepte tout avec dignité et courage.

Ses visites sont mensuelles. Ce jour-là, elle ne vient pas toute seule, elle est avec François.

«  Doc, je te présente Francois. (Elle est resplendissante dans sa robe fuchsia. Son sourire, ses boules noires éclairent mon bureau.)

« Mais quelle bonne nouvelle, mon Apolline amoureuse! »

François, c’est le gentil garçon. Il  travaille à la Poste. Il lui tient la main juste un peu intimidé mais tellement amoureux.

« On va se marier Doc, tu veux venir ? »

Tout est surréaliste. Ils ont l’air si heureux, si bien ensemble que l’on oublie le plus terrible, cette saleté de microbe. Leur insouciance me touche. Je n’ose parler de ce qui me tracasse … ils n’auront jamais d’enfant !

Apolline me connaît par coeur, elle me regarde fixement et me lance d’un ton gouailleur :

« Et  ne me dis pas que nous n’aurons pas d’enfant, tu me connais Doc quand Apolline veut quelque chose, elle l’ a !

Le marathon d’une vie, Apolline a traversé toutes les embûches pendant dix ans et, tel le soldat grec, réalisa le plus bel exploit.

« Doc, (me présentant un papier) les petits pieds sont là.  J’attends un bébé ! »

Miracle de la médecine, de la science, Gaïa est née ce matin 9 août 2013, jour de la saint AMOUR.

 

 

 

 

10 Sep

Bandit sur mon chemin

gun

La première fois que je l’ai vu, il sortait de prison.

C’est un beau mec : belle gueule, un accent de titi parisien. Il vient me voir pour une maladie de peau qu’il a contracté en cellule. Il parle peu, il est tatoué sur tout le torse et a une énorme cicatrice. Il m’explique, non sans humour, que c’est en tombant sur une pâquerette qu’il s’est fait mal.

Curieux de voir de près un Borsalino, un Al Capone, je lui pose des questions. Ces réponses sont évasives, imagées.

 » T’inquiète pas, on est pas mal là-bas. Les lunettes sont gratuites et mon dentier aussi. J’ ai même eu la chance de recevoir la visite de petits copains.

– Des copains ?

– Oui des poux !! »

Il m’explique que cela va être dur pour lui de retourner dans la vraie vie, trouver un travail au smig alors qu’il gagne dix fois plus en étant un voyou.

Il a quelque chose de sympathique. Il est secret mais dès qu’ on lui parle de sa vie familiale, son visage s’illumine. Il me raconte qu’il s’est marié en prison avec Gaëlle et que leur petit garçon a maintenant deux ans. Il ne l’a qu’aperçu au parloir.

Est-ce par soif de changer mon quotidien de malades ou est-ce à cause de cette personnalité originale mais j’ai un sentiment énorme d’empathie envers mon voyou préféré.

Il revient régulièrement avec Gaëlle et son petit Nicolas. Je lui pose souvent des questions sur ces actes qui ont entrainé ses déboires juridiques.

Il se confie de plus en plus, attaque à mains armées, vol, coffres forts, fourgons blindés…. Tout, il a tout fait ! Il est même fier de m’avouer qu’il est fiché au grand banditisme.

Il est discret mais, vu son rythme de vie, je sais très bien qu’il continue des petites choses pas très honnêtes. Je ne le juge pas, c’est sa vie. Je me demande comment cet homme si violent, si dur, ce truand peut être si délicat avec son fils et sa femme ! Il est d’une gentillesse énorme envers moi. Toujours prévenant, il m’offre toujours un petit cadeau pour mes enfants au moment de Noël. Lucien c’est la classe !

Gaëlle vient me voir un matin. Elle ne supporte pas le stress que la vie de son mari lui fait vivre.

 » J’ai peur tous les jours de les voir arriver ! (la police). J’ai peur de me retrouver encore seul avec Nicolas. Si, un jour, vous pouvez lui parler ne vous gênez pas, il vous aime beaucoup, » me dit elle.

Un midi, il m’invite à manger ! Je suis un peu surpris, un peu fier, un peu gêné de me montrer avec un tel personnage.

Le repas est sympathique. Il m’explique des trucs que l’on ne voit qu’ à la télé : il ne se met jamais dos à la porte d’entrée, il a une aiguille dans le revers de sa veste afin de pouvoir piquer la main policière qui le saisirait par le col.

 » Tu vois Doc, Gaëlle ne veut plus de ma vie de voyou. Je vais me ranger, on a acheté une petite maison dans le Médoc. J’arrête tout, je deviens un homme normal.

Il est triste, abattu. Lui, le caïd devient un citoyen classique trop classique mais c’est son choix.

Quelques jours plus tard sa venue ne me surprend pas. Il me demande de l’aider, de le soutenir.

Mes moyens sont faibles. Un petit antidépresseur est la seule arme que je possède dans ma sacoche.

Et c’est là que tout a commencé…

Le médicament antidépresseur peut, dans certains cas, réveiller une pathologie psychiatrique qui sommeillait. Cet homme arrive à se contrôler, à maitriser une violence enfouie en lui par une enfance malheureuse. Le médicament le désinhibe. Il devient fou !

Il est agressif, se bat pour un rien, une violence inouïe. Sa femme a peur, son fils aussi. Un jour dans un restaurant, il se bat, casse tout dans la salle à manger. La police l’arrête. Vu le casier judiciaire, il écope de deux jours de garde à vue et … retour case prison.

Sa femme à sa sortie le pousse à consulter un professeur de psychiatrie.

Le grand docteur est inquiet d’une telle violence et dans l’interrogatoire s’aperçoit  de mon antidépresseur donné il y a peu de temps. Il lui explique que c’est à cause de ce dernier que la déshinibition a eu lieu  et qu’il a agi comme cela.

Nicolas n’entend que ce qu’il veut et traduit les propos du psy : Antoine est nul, tout est de sa faute, je me vengerai !

Le soir même, à 2 heures du matin, Lucien, visiblement très alcoolisé, me téléphone et me menace de mort.

«  Tu as voulu me tuer, tu es un homme mort ! Je t’aurai, toi et ta famille!  »

Je mets ces propos violents sur le compte de l’alcool et attends le lendemain pour le rappeler.

La conversation est pire. Il est à jeun et pourtant ses menaces sont bien réelles. J’ai peur !

Quelques jours plus tard,  je reçois un paquet par la poste. Je l’ouvre: c’est une boite d’un joaillier. Curieux, je regarde vite le contenu et je ne suis pas déçu, je suis effondré ! Une balle de 22 long rifle et un petit mot : la prochaine, elle est pour toi !

Que faire, téléphoner à la police ? Non, il se moque de tout. Au conseil de l’ordre ? Non,  je vais essayer de faire Zorro. Je l’appelle !

 » Allo, laisse moi parler !

– Non, tu as foutu ma vie en l’air !

– Ecoute, je te propose qu’on aille voir ensemble le psy, et après on discutera.

– Tu viendras jamais, trop froussard le doc.

– J’ai pris rendez vous avec lui et toi, mercredi 20h30.  »

Il raccroche. Le lendemain, il me rappelle ! Je passe sur les mots vulgaires, ignobles, touchant à mon anatomie masculine, et me dit:

  » Alors si tu en as, tu viens avec moi chez le Professeur mais avant, vers 20h, je t’attends dans le bar d’un copain.

Zorro est mort de trouille. Il court acheter des couches et avale une barrette de Lexomil mais est décidé à braver Al Capone.

Il fait froid, il neige. Toute ma famille tremble, moi aussi ! J’ai un dictaphone dans la poche, un couteau suisse et une bombe lacrymogène. Zorro est devenu l’Inspecteur Gadget !

J’arrive dans ce bar, je suis seul ! Le serveur au teint olivâtre, style Dalton avec une moustache noire peu fournie, essuie machinalement des verres. Lui, le caïd est attablé, un demi à la main. Mal rasé, il ricane en voyant cette chose qu’il a devant lui, plus blanc que blanc : moi !

 » Alors minus, tu es venu !  »

Il  se met à me répéter que je vis les dernières heures de ma vie, qu’il sait ou j’ habite, me le confirme par une photo de moi sortant de son domicile mais il me dit :

 » C’est ta dernière chance on va voir le psy et si il dit que tout est de ta faute  « … et il me mime un coup de couteau sur le cou!

– Ok, ok, ok.

J’ai vraiment une bonne étoile ! Le psy que je ne connais pas nous accueille en disant :

 » Eh bien, vous en avez de la chance ! Si vous aviez connu le doc avant vous auriez évité bien des années de prison. Votre cas est simple ! Toute votre vie, vous étiez un bipolaire qui s’ignorait et donc pas traité. Aujourd’hui, on le sait grâce aux effets indésirables de ce médicament. Je vais vous donner un régulateur de l’humeur et tout sera fini !

 Lucien est sorti avec moi de ce rendez-vous. Il m’a serré la main et a juste prononcé un mot : « pardon Doc ! »

09 Sep

Superhéros

 spiderman2Gabin a dix ans, tout frisé, les cheveux qui n’ont pas vu un peigne depuis 8 ans ! Pas des yeux,  des pépites noires qui ne sont qu’espièglerie et coquinerie. Je le soigne depuis sa naissance, il est fils unique. Léo, son papa, c’est le baba cool sportif qui court les semi marathons et qui écoute The Cure dans son Ipod. Mathilde, la maman, n’a  pas retrouvé sa brosse à cheveux  depuis ses 15 ans. Elle fume des roulées et travaille comme animatrice chez les personnes âgées. Depuis quelques temps, Gabin ne fait que des bêtises. Il est puni à l’école, a volé de l’argent à ses parents et refuse de jouer au rugby, lui qui adore le sport .

Mathilde arrive aujourd’hui car elle est à bout entre son travail, les footings de son mari et Gabin qui accumule les sottises. Elle ne dort plus, ne mange plus : elle déprime !

Nous discutons sur cette mauvaise passe et je lui explique que c’est souvent fréquent et qu’un petit break avec son mari, Gabin chez les grands-parents, arrange bien ce genre de situation.

Quelques mois plus tard, Leo vient avec Gabin. Il fait pipi au lit ! Dans ce cas là, souvent je passe un contrat avec l’enfant, je promets un Spiderman si le pipi s’arrête et le résultat est très vite positif. Je me demande souvent si cette énurésie ne cache pas un petit problème et je désire voir l’enfant tout seul.

Gabin est là devant moi. Il ne dit rien. Lui, si bavard habituellement, il me répète seulement que tout va bien. Comme un enfant curieux, il me demande de jouer avec mon ordinateur et je lui explique que, pendant ce temps, je vais discuter avec ses parents les termes du contrat « Spiderman ». En partant, je lui laisse un petit papier avec mon numéro de portable et je lui dis:

 » C’est un numéro secret si tu as besoin … »

Gabin me lance un clin d’oeil complice et reprend son sourire qu’une petite fossette coquine souligne.

Il n’a pas fallu attendre longtemps pour qu’il l’utilise. Le soir, à 21 heures, Gabin m’appelle avec une voix sourde (on dirait qu’il est caché dans un placard).

 » Il faut que je te parle seul à seul sans mes parents derrière la porte !

– (surpris) D’accord mais comment puis-je faire?

–  Viens mercredi matin, je reste seul de 9h à 10h. Viens dans ma maison.

– Ok, sans problème, je serais là. »

Le mercredi, 9 heures précises, je rentre dans cette petite échoppe, où la table à repasser est recouverte d’un grand nombre de vêtements que Mathilde n’a pas eu le temps de ranger.

Gabin regarde la télé et vient m’accueillir.

Comme un adulte, il me dit un  » bonjour Doc, je te fais un café ? »

Je trouve la scène hallucinante. Un gamin de 8 ans  me reçoit en cachette, me propose de m’offrir un café et s’assoit face à moi en croisant les jambes et en me disant :

 » Doc, il faut que je te parle.

– Vas-y.

– Voilà, je sais que c’est pas bien mais j’ai emprunté le téléphone de papa pour jouer à un jeu et j’ai regardé ses sms.

– Et alors ?

– Papa a une copine ! » Gabin se met à éclater en sanglots.

J’essaie de le consoler et, avec une énorme détermination, il redevient le simili adulte de tout à l’heure.

 » J’ai un plan!

– Un plan?

– Oui, tu connais sa copine, tu la soignes. Il faut que tu lui parles ! Dis lui que c’est pas bien et qu’un petit garçon est très malheureux. Si jamais mes parents divorcent,  je ne le supporterai pas, j’irai vivre chez Papi et Mamie.

Je suis interloqué ! Je lui demande comment il sait que je la soigne ?

 » J’ai regardé ton ordi pendant que tu parlais à Papa et des Véronique le Guennec il n’y en a pas des tonnes ! »

Je résume : un gamin de huit ans me reçoit en adulte, m’apprend que son père à une maitresse dont je suis le médecin, chose qu’il a découvert en piratant mon PC et me demande de régler le problème !

Mon pauvre Antoine, tu es dans une belle situation ! Le serment d’ Hippocrate m’interdit de m’ immiscer dans la vie privée des familles mais là j’ai bien envie d’ oublier cette obligation, tant je suis touché par ce petit Gabin.

 » Bon, promis je vais essayer mais c’est un secret, tu n’en parles à personne ! »

Comment vais-je  faire ? Je ne connais pas bien Véronique le Guennec. Je ne peux l’appeler pour lui dire :  » Bonjour, voilà arrêtez d’être la maitresse de Léo ! »

ou alors innocemment :  » Vous connaissez Léo et Gabin ? »

Non, impossible, je ne suis pas Brigite Lahaye, je suis médecin généraliste.

Pendant toute la journée, je n’ai pas arrêté de penser à Gabin, à sa détresse,  à son scénario  » SOS sauvez ma famille « . La nuit  je ne trouve pas le sommeil et au réveil… miracle ! J’ai une idée !

J’appelle Léo et lui suggère de venir au cabinet pour discuter de Gabin et de son fameux pipi au lit .

Toujours aussi baba coolou plutôt bobo, Léo rentre dans mon bureau encore essoufflé d’un footing matinal. Je rentre de suite dans le vif du sujet.

 » Je suis inquiet, je ne trouve pas Gabin en forme. Il est très angoissé, il a peur de tout, et entre autres que vous divorciez avec Mathilde. Ca va bien en ce moment tous les deux ? »

Léo habituellement si décontracté, paraît tout surpris, gêné, emprunté  et, avec un sourire forcé, me dit :

 » Nous, divorcer ? C’est vrai que c’est tendu un peu en ce moment mais quand même pas divorcer.

– Tendu ?

– C’est pas facile, nous travaillons beaucoup. Mathilde me reproche de faire trop de sport et de ne pas l’aider.

(en complice de la situation)

– Elles sont toutes pareilles et parfois ça finit mal et le mari va voir ailleurs !

Léo est malin et j’avoue que mon discours est un peu lourd …

– Tu sais un truc toi !!!

– (et avec un aplomb énorme) Oui, je t’ai vu avec Vero Le Guennec. Je suis fou ! Si cela se trouve, Gabin a tout inventé et je suis en train de parler d’une bretonne coquine détruisant les foyers girondins !

– Tu n’es pas Doc, tu es doc Columbo !

Ouf, je ne me suis pas trompé. Je n’ai absolument pas donné des conseils à Léo car on ne sait jamais ce qui se passe dans un couple et cela ne me regarde pas. J ‘ai seulement parlé de Gabin et sans jamais,  au grand jamais,  dévoiler le nom de mon indic ! J’explique à Léo que les enfants comprennent tout. Leur monde imaginaire est souvent plus terrible que la dure réalité de la vie.

Léo me parle alors de cette liaison avec la bretonne.

 » C’est la faiblesse d’un homme de 45 ans qui veut se prouver qu’il peut encore séduire.

– Surtout je ne te juge pas Léo.

– Ecoute Doc, tu viens de me réveiller, j’étais dans un état second et je reviens sur terre. »

Gabin m’ a rappelé un jour, un mercredi à neuf heures. Il me fait un petit café, m’annonce qu’il ne fait plus pipi au lit  et que son papa et sa mamans sont très amoureux.

Je lui ai donné son Spiderman …..

 

 

 

07 Sep

Autocombustion

feu

La Mérule pleureuse est un champignon qui détruit les murs des maisons sans que l’on s’en rende compte. Un jour, vous vous réveillez et la maison est détruite.

Dans la vie, il en est de même avec l’épuisement professionnel : le burn-out. Nous brulons de l’intérieur. Beaucoup de métiers y sont exposés. Je pensais que le mien était épargné, en fait pas du tout, bien au contraire. Cela n’arrive pas qu’aux autres …

Ce soir je vais à un enseignement post universitaire. Souvent il s’agit, soyons honnête, plus d’un bon repas par un chef étoilé de Bordeaux que des nouveautés en matière de de médecine .

Je viens ce soir car le conférencier est un maître, un grand professeur : Fabrice. Le scénario est toujours identique, nous arrivons souvent en retard, un par un. Certains car ils ont beaucoup de travail, d’autres pour faire croire qu’ils en ont!!

Il fait beau. Des petits canapés sont servis avec des bulles délicates et j’avoue que je me sens bien, fatigué mais bien.

Fabrice doit faire son exposé avant le repas. Je m’inquiète de ne pas être très concentré car le frugal repas de midi est bien loin. Comme à l’école on nous distribue un test : test de Freudenberger. Il faut répondre à des questions simples du style : Etes- vous plus fatigué qu’énergique ? Perdez- vous de l’intérêt pour les plaisirs de la vie?  Voyez-vous moins vos amis ? etc,etc.. Chaque question est appréciée entre 0 et 5. Je fais ce test sérieusement et je réponds avec sincérité. On ramasse les copies et Fabrice corrige.

Il nous donne les barèmes : bien, surmené, risque de burn-out, burn-out (55), risque de suicide (65). Je suis loin de penser que mon score est de 62 !

Fabrice s’approche de moi, et me dis à voix basse: il va falloir venir me voir mon grand !!

Je passais une bonne soirée, c’est terminé : je suis en danger !

C’est vrai que je donne tout à mon travail. Les  journées commencent tôt (6h20) et finissent tard (20h). J’aime tellement ce que je fais que je ne me rends pas compte. Je n’ai pas une seconde à moi, je cours, je suis au téléphone toutes les minutes, j’essaie d’être un bon père, un bon mari, un bon ami, un bon médecin.  Je mélange tout cela avec une énergie sans nom, mais j’oublie souvent la phrase d’Aragon: « le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard ».

Je n’apprécie pas du tout ce repas de chef étoilé (repas low coast, budget laboratoire en baisse) et je rentre chez moi un peu inquiet mais rassuré qu’enfin certaines personnes comprennent ma fatigue !

Le lendemain, dès 8h, Fabrice m’appelle. Il me donne rendez vous le jour même. Je suis content d’être un malade comme les autres et d’aller dans une salle d’attente…

Je regarde ces gens qui sont là, assis calmement attendant leur tour, lisant Gala ou Match des années 70. Moi,  je suis à côté d’eux, et pourtant la tête ailleurs : je continue à travailler, à gérer tous mes malades .

– à un : prends du spiefen.

– à l’autre : viens me voir demain.

– à un autre : je passe vendredi.

– et encore : je te promets que j’irai à ton opération.

– puis, oui je t’aime mon Chéri.

– t’inquiètes pas, une banane en philo,  j’en ai eu. (mon fils)

– ne le gronde pas, il était fatigué. (sa mère)

– oui trois par jour, des spiefens pas plus.

– l’expertise ? j’y serai ! samedi ? bien sur.

– allo, oui bonjour, mon coiffeur adoré, quoi… je t’ai oublié ? désolé, je passe demain.

– oui, Chérie, je rentre tard, je suis plein de monde, ok je prends le pain.

– oui, c’est la même chose le stilnox et le zolpidem.

Etc, etc…

Et allo, allo je me noie même dans cette salle d’attente, je ne décroche pas

– « non pas du doliprane, j’ai dit spiefen pas plus de trois par jour ».

« Antoine, tu viens ? » Fabrice blouse blanche m’accueille. »Le traitement commence, donne moi ton portable !

– Mais, s’il y a une urgence ? et mes fils ? et mes amis ?

– Donne moi ce portable ! »

Je commence ma guérison mais j’ai presque un sentiment de malaise vagal.

Ce jour-là, Fabrice a sûrement prolongé ma vie de 50 ans. Il m’a fait comprendre que l’épuisement psychologique est un manque d’organisation, que les portables ou autres écrans sont des virus responsables, qu’il y a des priorités dans la vie, que je ne peux pas sauver le monde entier et surtout que pour être un bon médecin, il faut avant tout en avoir un à soi .

La mérule pleureuse, ce champignon qui détruit tout, ne me détruira pas !!!

06 Sep

L’hiver de leurs vies

hortensias

 

Un jour, un ami de mon père lui apprend qu’il a la maladie d’Alzheimer. Mon père, inquiet, lui demande s’il n’est pas trop inquiet de l’évolution. Il lui répond:

« Non, car j’ai un nouveau traitement excellent.

– Comment s’appelle t-il?

– Euh, je ne me rappelle pas, mais ça va me revenir. Comment s’appelle l’empereur des français qui a perdu à Waterloo ?

– (surpris) Napoléon ?

– Oui !! il est mort ou vivant ?

– (très surpris) Mort !

– Où ?

– A Sainte-Hélène.

–  C’est ça ! Et il se met à crier : « Hélène, comment il s’appelle mon nouveau médicament ?»

Je travaille depuis longtemps dans une maison de retraite où il y a une unité Alzheimer.

Quand on rentre dans un tel endroit le spectacle associe toutes les palettes des émotions de la vie.

Ils sont tous au petit déjeuner. Les aides sont là, patientes, attentionnées, à l’écoute.

Certains sont à table, le bol de café devant eux, essayant de rattraper le morceau de pain qui est tombé dedans. D’autres déambulent en couches culottes en riant aux éclats. Certains sont allongés à même le sol finissant cette nuit trop courte qu’ils ont passée dans le lit du voisin. Marguerite (92 ans) est là, devant la fenêtre, attendant que sa maman vienne la chercher et murmure à voix basse: « Maman, je ne veux pas rester, je t’en supplie !»

Soudain, un cri de l’infirmier Gilou : «Robert, attention, ne montez pas sur la table, attention !» Dans un fracas énorme, Robert tombe par terre renversant tous les bols et le café au lait.

La salle à manger, si calme il y a si peu de temps, se transforme en champ de bataille. Ils se lèvent tous, certains pleurent, d’autres veulent aider ce pauvre Robert qui saigne. Il a l’arcade ouverte !

Jeannot, l’ancien brancardier, reprend du service et tente de le relever. Il tombe à son tour. Tout n’est que bazar, sang et café au lait !

Recoudre Robert n’est pas une tâche aisée. Il bouge sans arrêt et, bien que Marguerite lui tienne la main, il a peur et pleure.

La visite du matin dans les chambres, pour ceux qui ne se lèvent plus, est un spectacle de la vie. Nous avons l’impression d’être à l’hôpital des enfants, en service des moins de deux ans.

La chambre est mal rangée, l’odeur de la nuit se mélange à celle des fuites. Les protections sont à même le sol et parfois, surprise,  on retrouve deux personnes dans le même lit. Lucie dort dans la chambre 24 depuis deux mois. Raymond, en pleine nuit, vient dans son lit. L’un et l’autre ne savent pas leur nom, leur âge mais ils retrouvent les automatismes amoureux de la tendresse. Ils sont nus, serrés ensemble  avec un sourire de plénitude et de bonheur.

Quand je pénètre dans la chambre de Monsieur le député Pierre Louis, je regarde sur le mur les photos qui décorent la chambre. Sa remise de légion d’honneur par Georges Pompidou, sa voiture de député avec son chauffeur, ses petits enfants jouant avec l’écharpe tricolore. Mais Monsieur le député aujourd’hui répète sans cesse :

« Fusil, canon, bazooka !»

L’infirmière qui m’accompagne essaie de le calmer et constatant que le lit est inondé, le sermone comme un enfant :

« Monsieur le député au lieu de crier fusil, canon, bazooka, vous auriez dû m’appeler. Je vous aurais passé le pistolet.

– Voilà, c’est ça, c’est Pistolet que je voulais dire!!!! »

Christiane est veuve depuis longtemps. Elle n’a pas toute sa tête mais a de rares moments de lucidité. Philippe, son voisin de table, est un ancien médecin. Depuis trois mois il courtise Madame. Son éducation perdure malgré son absence totale de conscience. C’est surprenant de voir que l’on peut  oublier son nom, ses enfants mais que l’on continue à faire le baise-main et à tirer la chaise pour aider sa voisine. Christiane, elle non plus, n’imprime pas tout très bien mais reste sensible à ses attentions. Elle se remaquille, met son rouge à lèvres (qui déborde certes car ses yeux ont le même âge qu’elle). Un matin, je les trouve dans le même lit. L’infirmière de nuit veut me parler et m’incite à sortir de la chambre.

« Docteur, je les ai surpris en train de faire l’amour cette nuit ! »

Elle est choquée, pas moi ! Je trouve ça beau et surtout je me dis égoïstement qu’il me reste de bons moments à vivre !

En fait, avec Alzheimer : on mange, on dort, on tombe amoureux, on s’occupe de nous et on ne se préoccupe plus de l’augmentation des impôts.

Les après-midi, à la maison de retraite, on organise des ateliers :

Musique, par exemple ! On essaie de faire trouver le chanteur ou la chanteuse. Moi, je suis sûr que je gagnerai quand je serai vieux si on me passe Luis Mariano et sa Belle de Cadix .

Peinture ! Ils font des ronds, des carrés dignes de la maternelle. Ils s’appliquent, mettent des couleurs dans tous les sens. Un jour Louise, petite mamie toujours triste, complètement déconnectée de la vraie vie, n’ayant plus de famille, ne pouvant dire d’où elle vient, là où elle est et là où elle ira, est assise devant sa feuille de papier Canson. Alors que ses voisins de table font des bébés têtards violets ou rouges, elle prend son pinceau, le trempe délicatement dans son petit gobelet et commence à peindre. Quand je repasse une heure plus tard,  Louise est repartie dans sa chambre avec son aquarelle. Elle l’a mise sur sa table de nuit. Cela représente une vieille maison de campagne avec une belle pelouse et des hortensias bleus et roses (j’adore les hortensias). L’aquarelle est magnifique !

« C’est elle qui l’a faite !» me précise l’infirmière. On n’en revient pas!

Louise a tout oublié de sa vie sauf que sa vie c’était la peinture : Louise était artiste peintre !

 

 

 

 

 

04 Sep

De l’autre côté du drap

rockwell

J’ai beau avoir été formé par des années d’hôpital, j’ai beau adorer mes malades, j’essaie de faire preuve de compréhension et de psychologie et pourtant !!

Il a fallu qu’un sacré plancher s’effondre et que mon genou se retrouve derrière mon cou  au bout d’une chute de 2 mètres 60 pour me rentre compte que le métier de malade est beaucoup plus difficile que celui de docteur …

6h45 Rendez vous pour mon irm. J’ai un rendez-vous depuis 15 jours et je suis heureux de ne pas avoir attendu plus longtemps. La radio est au deuxième étage et… l’ascenseur est en panne!! Une jambe foutue, une attelle qui la rend  raide, deux béquilles, un dossier médical sous le bras, un manteau, une écharpe, (il fait 35° vu le chauffage) et un escalier fraichement lavé par une femme de ménage qui me jette un coup agressif et exaspéré car je peux salir. Voilà les travaux d’Hercule (au genou d’argile) qui commencent !

17 minutes après, et 68 marches plus haut, mon manteau et mon écharpe dans cette atmosphère surchauffée provoquent en moi ce que j’appellerais une sudation nauséabonde : je pue!

 » Vous avez la carte vitale ? (ni bonjour, ni ….rien )

– Non,  je l’ai oublié dans ma voiture.

– Allez la chercher sinon impossible de faire l’irm !

– Mais…

– Patient suivant svp.

– Je reviens …. madame.

L’ascenseur est en panne et  la jambe cassée (j’ai toujours aussi chaud, j’ai l’impression que mon odeur de transpiration envahit l’hôpital)

Après un grand effort pour garder mon calme, je négocie mon sésame pour passer dans la cabine .

 » Déshabillez vous complètement et attendezzzz.

La pièce est chauffée à 47°, je ne suis que sueur, odeur et décomposition.

 » Allongez vous dans la machine.

– Mais c’est trop haut !

– Et puis quoi, vous ne voulez pas un escalator ! On est pas aux Galeries Lafayette !

6h 37 je rentre dans le tunnel, j’ai chaud, je transpire, j’ai peur, je suis dans un cercueil, maman je vais mourir!!

Petite notice plastifiée à la main : l’examen durera 25 minutes, il y aura du bruit et si vous avez un malaise appuyez sur cette poire.

 » Un malaise ?

– Oui perte de connaissance, crise d’angoisse, malaise vagal, attention ne bougez pas, ça va commencer !

25 minutes sur une planche de 40 cm sans bouger, la jambe toujours aussi raide, c’est Fort Boyard, il manque «Passe-Partout»…

Il arrive.. un petit bonhomme avec un gros badge marqué interne :

 » C’est fini, c’est pas brillant monsieur, tout est cassé !

– Mais quoi, cassé ?

– Attendez le compte rendu, vous verrez avec le radiologue .

Je passe sur la suite immédiate car la gentillesse de mes confrères m’a permis des passe-droits dont j’ai un peu honte mais qui m’ont fait oublier ce premier contact avec la maladie !

Il fait toujours aussi froid dehors en ce mois de décembre, et toujours aussi chaud dans cet hôpital quand je rentre la veille de mon opération.

J’ai retrouvé ma carte vitale, ouf,  je ne vais pas me faire gronder mais … elle ne marche pas !

 » Alors laissez nous passeport ou carte d’identité. »

Avec un peu d’humour pour cacher mon stress :

 » Vous pourrez me rattraper facilement vu que demain j’ai une prothèse totale. » (elle n’a pas compris mon humour !)

Quand je rentre dans cette chambre vieillie, il fait un froid de loup ce que me confirme l’infirmière (type sergent Garcia aux jambes aussi poilues que grosses)

 » Le chauffage est en panne on va vous mettre un convecteur. Vous devez signer ces papiers. »

Je résume : je peux mourir, je ne porterai pas plainte ; je peux  choper une bactérie, je serai le seul responsable et si je meurs je dois donner le nom de la personne qui aura la chance énorme de recevoir un coup de téléphone pour être prévenue la première !!

 » Pour manger ?  »

J’ose demander au sergent (qui n’est d’ailleurs pas poilue que sur les jambes car j’aperçois, grâce à la lune de décembre, un petit duvet sous labial me rappelant celui de mon fils le jour de ses 14 ans)

 » Soupe poireaux-pommes de terre et compote !

Et moi toujours gentil car mort de peur :

 » Super, j’adore ça ! »

Le réveil le matin après une nuit blanche est violent !

« Il faut vous raser et pas que la jambe ! On vient vous chercher dans une heure. C’est bien la jambe droite ? »

– Oui.

– Alors vous ferez un rond dessus. » (il me manquerait plus que ça qu’il se trompe de jambe !)

Les couloirs sont bizarres quand on est sur le chariot que le brancardier, à la boucle d’oreille très joueur de foot, pousse à vive allure et surtout que la prémédication d’Imnovel me rappelant ma première cuite n’a eu qu’un seul effet : commencer le compte à rebours vers ma future mort ! J’ai peur de ne pas me réveiller !

Pour me rassurer, l’anesthésiste est là dans le bloc. Il est énervé ! Le chirurgien vient d’appeler  pour dire qu’il serait en retard car il a amené ses enfants à l’école!

Je me réveille : un cauchemar ! J’ai mal, je ne sais pas où je suis, j’aperçois des images bleues qui s’agitent en hurlant:  » Ouvrez les yeux, ne bougez pas… il a la tension dans les chaussettes, oxygène, vite oxygène ! »

Je remonte semi comateux et ma chambre n’est pas froide, c’est le pôle nord !

J’ai mal, j’ai froid, j’ai soif mais je suis rassuré : je me suis réveillé !

Le lendemain matin, alors que je viens de trouver le sommeil depuis un quart d’heure on me réveille pour me prendre la température.

 » Je peux boire un peu d’eau ?

– Il faudra voir avec l’infirmière, elle passe dans une heure. »

La première journée se décompose entre sommeil court, piqure de morphine, vomissement et…. envie d’aller aux toilettes.

Je sonne ! La petite lumière rouge clignote et s’accompagne d’un petit bruit strident continue.

42 minutes après,  une aide soignante rentre, coupe la sonnette et aimablement avec un petit accent portugais :

 » Ché pourquoi, Missieu ?

– J’ai besoin du bassin.  » (je ne peux pas bouger,  j’ai la jambe en compote,  elle fait 35 kg et moi 82!

Après un effort démesuré,  j’arrive à poser mon postérieur sur un truc en plastique aussi petit qu’instable.

Par décence je ne veux pas vous détailler ce moment que je peux nommer agréable mais très inconfortable. 56 minutes plus tard, toujours sur le bassin, j’ose timidement resonner.

« 34 kg » portugais revient (elle a perdu un kg en me soulevant !)

 » Che pourquoi Missieu ? »

– Et moi, comme un enfant de deux ans :

– J’ai fini.

– Fini quoi ?

Et comme un débile :

 » La grosse commission!  » (je mets sur le compte de la morphine mon manque de vocabulaire)

Je me sens honteux, je suis mal à l’aise, humilié.

« 34 kg » essaye de me soulever et d’une mauvaise manoeuvre renverse … tout ! Et c’est à ce moment crucial de mon opération qu’arrive … ma famille !! Moi qui suis pudique voir coincé je me retrouve dans une situation que j’ai sûrement connu enfant.

Ce calvaire a duré pendant toute la durée de mon séjour dans cet hôpital. J’ai été très bien soigné et aujourd’hui, je marche dans le bonheur.

Il a fallu être de l’autre coté du drap pour me rendre compte que l’on a beau être un bon médecin, une bonne infirmière il est difficile de comprendre la souffrance physique ou psychologique des malades si on n’a pas vécu la maladie soi-même .