C’est le genre d’homme que l’on appelle un emphatique. Il a 45 ans, la grande classe, le costume Hugo Boss toujours du dernier cri, une chemise blanche, une cravate pastel, des chaussures toujours bien cirées. La voiture gris métal, vitres teintées se gare toujours en double file. Il descend aussi vite que s’il devait prendre un train.
Il vient me voir régulièrement. Il déteste attendre, se met devant mon bureau pour passer avant les autres. Je le connais depuis dix ans et je ne peux dire quel est son travail, c’est du genre « consultant marketing business and communication « .
Il a une oreillette bluetooth en permanence à l’oreille et parle fort sûrement en direct avec New York, Londres ou Tokyo !!
Quand il vient me voir, il a préparé une fiche bristol pour soulever les points essentiels.
« Hi ! (il adore, comme Jean Claude Vandame, parler avec des mots anglais ) je viens pour many problèmes.
– Hello Man (je lui fais donc une réponse très Vandame) Where is Bryan? in the kitchen ?
– Arrêtez de vous moquer doc’, je ne vais pas bien ! »
Il prend sa fiche et regarde : « tension artérielle? »
Je lui prends aux deux bras : 13/8 parfait !
Il raye sur le bristol et marque de son stylo Mont-Blanc plus gros que gros le chiffre rassurant.
– Insomnie ! When je vais au bed je ne dors pas, trop busy sûrement.
– Stilnox ?
– Oh, ok thanks, stilnox. »
Il barre insomnie.
« Maintenant doc’, examinez moi à fond, je pense que j’ai une grave pathologie au foie. »
L’examen clinique ne montre rien. Je lui propose un bilan. Il est ce genre de patient qui est un adepte d’internet pour diagnostiquer avant moi sa pathologie.
« Vu ma fatigue et ma gêne à droite, j’ai peut être une hépatite, un cancer du foie ? »
J’essaie en vain de le rassurer mais je lui confirme que ce n’est qu’après le bilan que l’on saura. Il m’interrompt prenant un appel auquel il répond par l’oreillette. Rayant le mot cancer sur la petite fiche et rajoutant un gros point d’interrogation. Il ne veut pas donner sa carte vitale, il me règle en augmentant le tarif, comme une aumône, palabrant sur le peu de reconnaissance des médecins.
Il revient toutes les semaines pour un nouveau problème. Il a eu le résultat du bilan, parfaitement normal. Aujourd’hui il a mal à la tête et, dans son questionnaire préparé, il est persuadé d’une tumeur cérébrale. Il veut un scanner !
« Je suis sûr que j’ai un glioblastome du tronc cérébral doc’!
– Pourquoi?
– Mal à la tête, fatigue, perte de poids :voilà ce que j’ai tapé sur le net et le diagnostic est évident ! »
Je lui explique les dangers de s’auto-diagnostiquer car les mots frappés sur le clavier auraient pu conclure par léger surmenage… mais il veut son scanner!
Il arrive une autre fois tout tremblant, mauvaise mine.
« Hello doctor, maintenant je l’ai !
– Quoi?
– Le cancer du colon ! »
L’examen, la symptomatologie et le contexte épidémique me font penser beaucoup plus à une gastro-entérite classique mais, avec ce style de malade, j’ai toujours peur. Je lui demande de faire mon traitement antigastro et nous explorerons plus tard s’il n’y a pas d’amélioration.
Chaque fois, je le vois déçu que je ne réponde pas à ses attentes, et pourtant il revient me voir car il dit qu’il n’ a confiance qu’en moi.
Cette inquiétude permanente me pousse un jour où je suis plus tranquille à lui poser des questions sur son stress permanent de la maladie.
Il me répond que tout va bien, qu’il n’invente rien que ses maux de tête, ses diarrhées, sa fatigue sont bien réels et que, si cela continue, il changera de médecin.
Il arrive un jour avec la main sur le coeur ayant des difficultés à parler. Passant devant tout le monde, il s’avachit dans le fauteuil.
« Hi, doc’ je fais un infarctus, j’ai mal à la poitrine ! Ça me serre.
– Vous êtes stressé en ce moment?
– Ce n’est pas le problème, j’ai certes un gros souci de trésorerie mais là j’ai mal !! »
Devant ce genre de signes je prescris toujours une demande de troponine (élevée dans les infarctus) et j’envoie systématiquement chez le cardiologue .
Il repart du cabinet presque satisfait que, pour une fois, je lui fasse faire un examen…preuve de mon inquiétude !
Le résultat une heure après est strictement normal, simple surmenage me confie mon copain cardio.
Il est secret sur sa vie personnelle. Je sais qu’il a deux enfants mais ne parle jamais de sa vie sentimentale en général. Aujourd’hui il est obligé de m’en parler car il arrive très inquiet:
« Je n’arrive plus à tout gérer doc’, je suis à bout, mes gosses, mon travail, ma vie intime.
Je suis surpris par ce « lâcher prise » et de le voir non pas connecté avec un businessman d’outre atlantique mais simplement avec la dure réalité de la vie.
N’ayant pas de temps ce jour là, je lui propose de venir manger le lendemain à midi dans ma cantine.
Evidement il arrive avec le quart d’heure de retard bordelais. Il rentre cheveux au vent, serre quelques mains, écrase sa cigarette et s’assoit devant moi.
« Désolé doc’, mon banquier est toujours en retard.
– Cela va mieux votre trésorerie ?
– Non, je vais déposer le bilan mais ce n’est pas grave, car, vu ce que j’ai, je n’en ai plus rien à faire !
– Vous avez quoi ?
– Le sida ! »
Pensant une fois de plus que son diagnostic venait du docteur Internet j’ose un petit sourire ..
« Ne riez pas, pour une fois c’est vrai!
– Mais vous avez fait des examens ?
– Oui, j’ai donné mon sang et il m’ont téléphoné! »
A ce moment là, lui, qui depuis des années était soucieux, hypochondriaque majeur semble serein, décontracté. Il vient d’apprendre ce que certains ne supportent pas de savoir et lui semble heureux, libéré.
Il commence alors à tout me raconter, tout !
« Je ne vous ai jamais parlé, doc’ car ma vie est un secret. J’étais marié avec Isabelle, je l’avais connue à l’école, c’était la femme de ma vie. Nous avons eu un premier enfant, Baptiste, puis, très vite après, nous avons eu la petite Margaux. Après l’accouchement, Isa a fait une hémorragie, on l’a transfusée et, deux ans plus tard, on s’est rendu compte qu’elle était séropositive. Bêtement nous n’avons jamais rien dit, c’était notre secret. Nous avons dit à tout le monde quand elle a commencé sa maladie que c’était un cancer. Elle est partie deux ans plus tard. Depuis ce jour là, je n’ai jamais voulu faire le test, je suis venu vous enquiquiner toutes les semaines, je me suis inventé un cancer, un infarctus, une tumeur et, au fond de moi, je savais très bien que j’avais peur de voir la réalité en face. Je devais élever mes enfants, travailler, épargner mes parents .
Puis hier, mon fils a eu son diplôme d’ingénieur, ma fille est infirmière. Je suis allé donner mon sang pour savoir. Aujourd’hui doc’ je me sens bien, libéré de tant d’années de stress. »
Honnêtement j’avais beaucoup de mal à trouver ce patient sympathique, je le trouvais prétentieux, « frimeur » et hypochondriaque. Aujourd’hui, je découvre un homme merveilleux, humble, courageux, responsable. Je m’en veux de ne pas avoir pu déceler ses souffrances, d’avoir eu un jugement erroné.
Cela fait dix ans que cette histoire est arrivée. Il est soigné par tri-thérapie, ses résultats sont très bons, il est grand père et vit avec une très belle femme.
On peut parler de rémission sa charge virale étant toujours nulle. Il m’ a dit il y a quelques jours :
« Vous savez doc’, je suis en pleine forme, mes enfants et petit-enfant vont bien. Ma chérie est fabuleuse. Vous savez qu’en Asie quand par pudeur on ose dire à une femme qu’on l’aime on dit : « la lune est belle !» . Alors, vraiment aujourd’hui, la lune est vraiment belle comme ma vie. »