14 Fév

Quand L’Origine du Monde fait tourner la tête à un homme

"L'Origine du Monde "de Gustave Courbet est habituellement exposé au musée d'Orsay à Paris.

« L’Origine du Monde « de Gustave Courbet est  exposé au musée d’Orsay à Paris.

« J’irai jusqu’au bout !  » avertit Johan de la Monneraye. L’auteur de « La Face cachée de l’Origine du Monde » est persuadé qu’il possède un tableau représentant le visage du modèle qui aurait posée pour L’Origine du Monde. Cette affaire n’est pas nouvelle, en 2013, Paris Match sortait son « exclusivité mondiale » : « on a retrouvé le haut du chef d’oeuvre de Courbet ». Mais, hier comme aujourd’hui, le « miracle » est démenti par les spécialistes du peintre d’Ornans. Après quatre années d’enquête, Johan de la Monneraye, lui, est persuadé qu’il détient la vérité. Il présente ses preuves dans son ouvrage qu’il met gratuitement à disposition sur son site internet. L’amateur d’art veut tellement avoir raison qu’il a l’intention d’assigner le Musée d’Orsay devant le tribunal administratif de Paris pour demander une analyse comparative de son portrait de femme et de L’origine du Monde à un « laboratoire neutre comme celui de la police scientifique de Paris ». Une démarche qui pour l’instant laisse de marbre le musée parisien.

Couverture du livre de Johan de la Monneraye

Couverture du livre de Johan de la Monneraye

Pour un journaliste, cette polémique est un cas d’école. A priori, les règles de notre métier nous impose l’impartialité. Chacun expose son point de vue et nous ne prenons pas partie. Au lecteur de se faire son idée. Souvent, nous n’avons pas assez d’éléments pour pencher d’un côté ou de l’autre. Mais aujourd’hui, le balancier indique clairement le chemin. Dans son livre, Johann de la Monneraye accumule de nombreux « indices » prouvant la véracité de sa thèse mais la rigueur n’est pas flagrante !

Prenons juste un exemple accessible à mon modeste niveau de connaissance de l’oeuvre de Courbet. La faiblesse de Johan de la Monneraye est d’extrapoler. Voici une capture d’écran de son ouvrage  page 44 :

Capture d'écran du livre "La face cachée de l'Origine du Monde"

J’ai demandé à Johan de la Monneraye la source de « cette preuve absolue ». La voici, il s’agit d’un passage du livre « En écoutant Cézanne, Degas, Renoir » du marchand d’art Ambroise Vollard, disponible sur Gallica. Objectivement, c’est une extrapolation. Certes, les historiens de l’art ont tendance à interpréter à posteriori les intentions des artistes mais, là, rien n’indique que la visite de Cézanne chez Courbet ait bien eu lieu et qu’il s’agissait de la présentation de l’Extase, nom donné par Johan de la Monneraye au tableau dont il s’évertue à prouver l’existence.

Capture d'écran du livre d'Ambroise Vollard "En écoutant Cézanne, Degas, Renoir.

Capture d’écran du livre d’Ambroise Vollard « En écoutant Cézanne, Degas, Renoir » disponible sur Gallica .

Vous pouvez lire la suite des explications de Johan de la Monneraye sur la signature cachée dans l’oreille du modèle dans son ouvrage p 44. En fait, Johan de la Monneraye considère que Courbet a peint deux versions de femmes en extase. L’une connue de tous, La femme au Perroquet, l’autre étant le fameux tableau découpé. Voici ce qu’il écrit page 53 :

 

 

La thèse des "deux versions de l'Extase" selon Johan de la Monneraye

La thèse des « deux versions de l’Extase » selon Johan de la Monneraye

Il s’agit là d’une interprétation de l’expression « seconde manière » utilisé par l’écrivain Jules Troubat. Comment peut-on être sûr du sens de l’expression ?

L’expert de L’Origine du monde et historien d’art Thierry Savatier a poussé les recherches beaucoup plus loin. Dans son récent article paru sur son blog « Les Mauvaises fréquentations », l’auteur du livre de référence sur le célèbre tableau de Courbet, démonte plusieurs autres indices avancés par Johan de la Monneraye.

Pour l’auteur, ces arguments n’avaient aucune valeur. Son livre développe donc une théorie complotiste, comme tel est souvent le cas de titres incluant l’expression « face cachée », étayée (si l’on peut dire) par une série de signes cryptés que plusieurs œuvres recèleraient et un secret qui se serait transmis de propriétaires en propriétaires, jusqu’au musée d’Orsay, institution où se dissimulerait le centre du complot ! Son scénario se situe donc à mi-chemin entre Le Da Vinci Code et les « Illuminati » d’Anges et Démons, malheureusement sans la plume de Dan Brown. On prendra donc la teneur du livre avec une infinie prudence. Car le contenu qu’il propose, sous couvert d’annoncer des «révélations» sensationnelles, offre surtout un florilège d’interprétations tendancieuses de textes de l’époque ou plus récents, d’affabulations, voire d’hallucinations visuelles et de pensée magique, le tout assorti d’affirmations selon lesquelles lui seul détient ici la «vérité vraie».

Johan de la Monneraye convoque aussi la science pour certifier ses convictions. Le propriétaire du tableau représentant un visage de femme reproche à Bruno Mottin, expert de Courbet et conservateur en chef au Centre de Recherche et Restauration des Musées de France (C2RMF) de revenir sur ses conclusions d’une expertise réalisée en 2007. Le conservateur a procédé à d’autres examens en décembre 2013 et sa position a évolué. La question est de savoir si le tableau a été découpé ou pas. Bruno Mottin s’est expliqué de cette évolution dans son article publié dans le catalogue de l’exposition du musée Courbet d’Ornans « Cet obscur objet de désirs, autour de L’Origine du monde » :

Lors de notre premier examen, réalisé en 2007, le support de la toile n’était pas accessible car le revers était dissimulé sous une toile de rentoilage et les bords recouverts de bandes de papier Kraft collées sur tout le pourtour. (…) L’impossibilité d’accéder aux bords ne permettait pas de déterminer avec certitude si la composition était intégralement conservée ». et de conclure « La composition a donc été conçue au présent format, et n’a jamais été découpée.

Dans son livre, Johan de la Monneraye veut démonter pièce par pièce les explications de Bruno Mottin. Pour lui, ce revirement vient appuyer la position du musée d’Orsay. En février 2013, un communiqué officiel était publié par le musée affirmant que « L’Origine du Monde est une composition achevée et en aucun cas le fragment d’une oeuvre plus grande ». Aujourd’hui, le musée se refuse à tout nouveau commentaire.

En conclusion de son ouvrage, Johan de la Monneraye affirme :

Cependant, la redécouverte de l’Extase, gêne… car depuis l’entrée de l’Origine du monde au Musée d’Orsay en 1995, ses conservateurs s’étaient efforcés de faire oublier son acte de naissance et étaient parvenus à en faire un Mythe; Pour accroître l’attractivité du Musée, Ils pensaient même à triompher de l’histoire, en hissant leur petit fragment au rang de chef d’œuvre absolu :
« La Joconde d’Orsay ». Aussi, vous serez témoin de l’apparition d’ un miracle physique, élaboré en 2014 dans les coulisses du Musée d’Orsay, destiné à enterrer définitivement l’Extase, bien trop embarrassante…
Mais, quand les preuves historiques et techniques viennent à faire surface, peut-on continuer à tromper le public par un déni de naissance, et immoler ainsi l’Histoire de l’Art sur l’autel de la Cupidité ?
Telle est la question posée à notre Ministre de la Culture.
Pour Frédérique Thomas-Maurin, la conservatrice en chef du musée Courbet d’Ornans « rien ne tient la route » dans le livre de Johan de la Monneraye. Il est aussi intéressant de relire le texte signé par Dominique de Font-Réaulx, l’un des commissaires de l’exposition Gustave Courbet de 2007-2008 au Grand Palais à Paris :
En représentant l’immontrable et, au sens propre, l’innommable, et en lui donnant peut-être lui-même un titre à la portée symbolique presque trop encombrante, l’artiste se plaçait délibérément ailleurs, du côté des défis lançés aux conventions et aux normes. Vu sous cet angle, le tableau apparaît comme le point extrême de la conquête réaliste accomplie par le peintre. Les questions formelles qu’il soulève sont celles des limites toujours repoussées de la représentation.
Quant à Jean-Jacques Fernier, l’expert de l’Institut Courbet et auteur du catalogue raisonné de Courbet, il ne peut malheureusement pas prendre part de nouveau au débat en raison de son état de santé. Johan de la Monneraye le site en préface de son livre avec un texte datant de 2013. A cette époque, Jean-Jacques Fernier avait été l’expert qui avait validé la thèse de Johan de la Monneraye. Son avis étant le socle du « scoop mondial » de Paris Match. Mais aujourd’hui, personne ne sait si il inscrirait au 3 eme volume de son catalogue raisonné le portrait de femme acquis en 2010 par Johan de la Monneraye à un antiquaire parisien.
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Finalement quel est l’enjeu de cette polémique ? Accréditer la thèse de Johan de la  Monneraye, c’est du même coup, affaiblir la force de l’intention première de Gustave Courbet. Orsay n’exposerait plus qu’un « morceau » de tableau.

C’est aussi retirer à Courbet son coup de génie. Concevoir, dès le départ, une représentation d’un sexe féminin en cadrage serré n’a rien à voir avec le découpage d’une partie d’une grande toile. Gustave Courbet avait l’habitude de décrire ses intentions artistiques dans sa correspondance, mais il n’a pas écrit une ligne sur L’Origine du monde. Le peintre n’a pas signé la toile. L’Origine du monde a une part de mystères comme de nombreux autres chefs d’oeuvre de l’histoire de l’art. Des mystères que Johan de la Monneraye pense avoir percé grâce à ses quatre années d’enquête. L’amateur d’art a fait aussi un rapide calcul. En 2010, il avait acheté son tableau 1400 euros. Ce « visage de L’Origine du Monde » vaudrait aujourd’hui, selon lui, 40 millions d’euros. De quoi faire tourner la tête.

Isabelle Brunnarius
isabelle.brunnarius(a)francetv.fr