25 Mai

Cannabis thérapeutique en Creuse : la charrette avant les bœufs ?

 

Comme d’habitude dans ce blog, nous allons prendre un peu de recul sur un sujet qui fait actuellement couler beaucoup d’encre : le projet en Creuse d’une production de cannabis à usage thérapeutique, porté par le conseiller régional et président de l’agglomération du grand Guéret Eric Correia.

Si vous n’en avez pas encore entendu parler, France 3 Limousin a largement suivi cette initiative, qui a aussi été commentée à plusieurs reprises dans la presse nationale.

La dernière réunion publique sur le sujet a eu lieu le 22 mai à Guéret, elle était intitulée : « Le chanvre thérapeutique, entre nécessité médicale et opportunité économique ».

Mais ce titre, qui sonne comme une affirmation, reflète-t-il vraiment la réalité ?

L’expérience québécoise

Voici l’avis d’un spécialiste de la question, un médecin passé par le CHU de Limoges mais qui exerce aujourd’hui au Québec : le professeur Pierre Beaulieu est le directeur du Département d’anesthésiologie et de médecine de la douleur du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). Il a publié plusieurs articles sur les effets du cannabis, et aujourd’hui, il ne se place pas vraiment en promoteur de son usage : « J’ai pu montrer que le cannabis est inefficace pour la douleur post opératoire. »

Tout d’abord, une petite mise en contexte sur l’utilisation du cannabis thérapeutique au Québec : « En 2016, la solution qui a été trouvée, c’est de décider que le « fumé » ou le « vaporisé » (la consommation de cannabis en le fumant ou en l’utilisant dans un vaporisateur ndlr) serait autorisé suivant un processus : le patient doit signer pour un projet de recherche ».

Aujourd’hui, environ 3 000 patients, atteints de pathologies graves, ont donc le droit d’utiliser du cannabis thérapeutique.

« Le patient va signer un papier, comme pour une étude clinique. Le médecin peut alors prescrire du cannabis à fumer ou à vaporiser (…). C’est restreint pour des maladies type sclérose en plaque, lésions de la moelle épinière, cancer, sida, formes graves d’arthrite… des indications très particulières. »

Sciences vs politique

Pierre Beaulieu ne veut pas endosser un rôle de militant pour ou contre le cannabis, mais simplement de scientifique. Et à travers ses travaux de recherche, il n’a pas trouvé d’application du cannabis véritablement spectaculaire :

« Je ne suis pas du tout persuadé qu’il y a des effets thérapeutiques intéressants. S’il y a quelques indications thérapeutiques, elles sont rares, et elles ne sont pas de première ligne.

Si je travaille dans une clinique de la douleur, que j’essaye tous les médicaments qui existent sur le marché, et qu’un patient me dit « docteur, j’ai toujours 7/10 de douleur », alors je vais tester le cannabis, et je vais suivre le patient de manière serrée. Et seulement pour des choses très graves (…).

Mais je ne suis pas contre. Il a des gens qui, en France, sont contre. Il y a du lobbying contre (…). C’est de la politique, ils oublient le côté scientifique. Moi j’ai travaillé là-dessus, je dis qu’il y a une petite niche, il y a des choses que l’on peut améliorer ; on peut utiliser le cannabis de façon intelligente, mais on est loin de cette étape-là. Le potentiel, on ne l’a pas exploité au 100ème de ce qu’il vaudrait. »

Enjeu économique

Au Canada, les porteurs de projets économiques avancent manifestement plus vite que les acteurs de la santé publique.

Des entreprises se sont développées sur des bases que Pierre Beaulieu juge peu solides :

« Les compagnies qui développent le cannabis thérapeutique s’appellent des « producteurs autorisés ». En 2014, ils étaient 5 ou 6, en 2016 ils étaient une trentaine, en 2017 ils étaient 50, et maintenant ils approchent la centaine (…). Ce que ces gens-là vous proposent est assez hallucinant (…). Ils vous donnent la concentration des deux produits principaux, qui sont le THC et le cannabidiol, et ils vous disent « c’est bien pour ci ou pour ça ». Mais il n’y a pas de science là-dedans. Et le médecin, il faut qu’il fasse une ordonnance, pour que le patient aille chercher ça chez le producteur(…). Il n’y a pas d’étude clinique, c’est le vide absolu. »

Des risques… pour le cœur

Pourtant, la consommation de cannabis n’est pas sans danger. Si ses effets bénéfiques ne sont pas encore clairement identifiés, ses effets négatifs sont eux connus.

Et on ne parle pas que d’effets psychotropes : il y a aussi des risques sérieux pour les artères.

Pierre Beaulieu explique : « Le cannabis a tendance à augmenter la tension artérielle ; il peut donner des infarctus. Ça a des effets sur la fonction cardiaque qui ne sont pas bons (..). Si un patient a des douleurs chroniques mais qu’il est aussi à risque de maladies cardiovasculaires, on va sûrement aggraver sa maladie cardiovasculaire. Ce n’est pas anodin d’en donner. »

La charrette avant les bœufs

Pour terminer, Pierre Beaulieu a-t-il un avis sur le fait qu’une collectivité souhaite valoriser le cannabis thérapeutique ?

« C’est mettre la charrette avant les bœufs. On n’a pas les évidences thérapeutiques, ou alors elles sont tellement faibles…»

Encore une fois, il n’y a pas ici de lutte idéologique contre le cannabis thérapeutique, mais un constat scientifique, qui incite à la prudence. Le fait qu’une collectivité fasse la promotion d’une thérapeutique pour des raisons ouvertement économiques doit faire réfléchir. Car il s’agit avant tout de santé publique.