Ils se détestent depuis 45 ans !
Ils sont mariés depuis 46 ans !
Quand ils viennent au cabinet, c’est toujours le même scénario : rendez-vous 16h, arrivée 15h30. Passage devant la secrétaire, monsieur soulève son chapeau en guise de bonjour, il précède sa femme de façon inélégante sans lui retenir la porte. Il fait couler son café de la machine. Elle arrive, péniblement en soufflant, et parlant seule à voix basse : « ça lui écorcherait sûrement la main de me tenir la porte à ce gros bonhomme ! ».
Il boit son café, discute de façon agréable avec les autres patients sans se soucier de sa femme. Il se retourne devant la secrétaire pour demander si j’ai du retard et prend un de ces journaux qui sont dans ma salle d’attente depuis si longtemps (un Match des années 90 ou un VSD annonçant la mort de François Mitterrand.) Cela a le don de le mettre en en colère « on va lui prêter des sous à ce toubib, il pourrait renouveler son stock ! »).
Comme une tortue, elle arrive juste pour s’asseoir mais jamais à coté de lui ! Elle ne dit rien aux autres, continue à marmonner : « Quel malotru ! Mon mari ne m’a jamais aidée, moi qui suis handicapée par mes douleurs et mon embonpoint ». Parvenu (comme elle le souhaitait) à ses oreilles, il lui lance un regard mitraillette en lui infligeant à haute voix devant des patients surpris : « Toi, si tu n’es pas contente, tu n’as qu’à pas venir avec moi ! »
Il reprend alors son sourire VRP (son ancien travail) et discute avec les autres.
C’est à leur tour, je viens les chercher. Lui se lève le premier et passe devant elle en lui disant : « Je passe devant, j’ai besoin de lui parler ! ».
Ils ne passent jamais ensemble.
« Alors, mon cher docteur, comment allez-vous ?
(Je n’ai absolument pas le temps de discuter de moi, alors j’embraye très vite.)
– Tout va bien, que me vaut l’honneur de votre visite ?
– Je vais la tuer ! Elle m’insupporte, elle ne fait que manger, râler et parler toute seule !
– Vous n’êtes pas venu pour me dire que cela ? Je sais que vos relations sont tendues mais quand même !
– C’est vrai, prenez-moi la tension, je dois exploser avec ce que je vis !
– 18/10, c’est trop !
– Je vous le dis, je vais me retrouver hémiplégique et il ne faudra pas que je compte sur elle pour pousser le fauteuil.
Je lui donne un médicament hypotenseur et lui prescris un bilan.
« Surtout, ne lui dites pas, elle serait trop heureuse ! »
Un peu comme les vieilles dames des bandes dessinées, elle arrive en boitant, couverte d’un manteau et d’une écharpe augmentant un thorax très développé (au moins un 100 G) s’opposant à des jambes très fines et des petits pieds serrés dans des chaussures à talon.
« Alors, qu’est ce qui ne va pas chère madame ?
– Lui !
– Pourquoi lui, c’est quand même pour vous que vous êtes venue ?
– Oh moi, surtout ne me soignez pas ! Je préfère mourir que de rester avec cet ignoble personnage. Il me parle mal, il boit, il me trompe.
– Il vous trompe ? (un peu surpris de voir ce monsieur de 81 ans faire des écarts dans sa vie conjugale).
– Il remonte soi-disant le moral de l’épouse de son ami d’enfance décédé récemment.»
J’ai un petit sourire car je connais très bien cette dame respectable âgée de 86 ans et je n’imagine pas un seul instant une « liaison fatale » entre les deux protagonistes… enfin on ne sait jamais !
Je lui renouvelle ses médicaments en écoutant les différentes plaintes : il ne s’occupe jamais du chat, il met le son de la télévision trop fort car il est sourd et refuse de se faire appareiller, il ronfle, il l’énerve quand il fait sa gym au milieu du salon, il ne regarde pas un match le samedi mais il en regarde sept !
« Je le hais, docteur ! »
J’essaie de compatir et lui demande pourquoi ils n’ont pas fait une séparation avant, sachant que lui aussi se plaint.
« Où voulez-vous que j’aille ? Il m’a toujours empêchée de travailler, il fallait que j’élève les enfants et que je m’occupe de lui !
Je le vois parfois tout seul sans sa femme.
Il aime venir se plaindre lui aussi.
« Elle me gâche ma fin de vie, j’ai travaillé comme un fou pour lui donner un confort de vie, elle passe son temps chez le coiffeur pour son brushing, elle a une femme de ménage 10h par semaine et je n’ai pas le droit de regarder un match à la télé ! Docteur, je la hais !
Les mêmes mots, les mêmes gestes. Pourtant toujours ensemble depuis si longtemps. Pourquoi n’ont-ils pas divorcé avant ? Seraient-ils plus heureux séparés au lieu de se battre psychologiquement jour après jour. En les voyant, je pense toujours au couple Signoret-Gabin. Même leur chat complète le tableau !
Un dimanche, il est 15h et elle m’appelle chez moi.
« Allo docteur, venez vite, je crois qu’il est arrivé un drame chez nous, venez ! »
Je n’ai pas eu le temps de poser quelques questions, qu’elle a raccroché.
J’arrive dans cet immeuble bourgeois, l’odeur du poulet dominical est présente dans toute la maison. Elle m’attend inquiète.
« Docteur, on s’est disputé pour une bêtise ce matin, il est monté dans le grenier vers 10h et quand je l’ai appelé pour manger, il ne m’a pas répondu. Comme il faisait sa mauvaise tête, je n’ai pas insisté. Mais là, je suis inquiète, car ne pas venir manger son poulet c’est impossible ! »
Voir cette vieille dame, qui, il y a quelques jours, me disait qu’elle le haïssait dans cet état de stress me touche et me surprend.
Je monte très vite (enfin, avec un genou en métal, on monte comme on peut !) et je frappe à la porte du grenier.
Il ne me répond pas, la porte est fermée. Comme à la télé, je recule et d’un coup de pied magistral j’éclate la porte (j’ai l’impression d’être Starsky ou Hutch).
Je l’aperçois couché dans un vieux lit, une couverture le recouvre. J’ai peur du pire, je le secoue, je lui crie dessus : monsieur ! monsieur !
(se levant brutalement) « Qu’y a-t-il, qu’y a-t-il ? »
Son haleine me donne le diagnostic rapide : il est saoul ! Il remet ses prothèses auditives qui émettent un sifflement strident.
« Mais que faites-vous là ? »
Je me rends compte que pendant ce temps, sa femme pleure en silence dans le coin de la pièce. Elle s’approche de lui, lui prend la main et lui murmure tout bas : « tu m’as fait peur vieux maboule, je croyais que tu étais mort. »
Il lui prend la main, lui fait un petit bisou sur le front : « Elle m’enquiquine souvent mais c’est quand même ma petite femme chérie ! »
Le plus heureux de cette scène c’est le gros vatapa, ce beau chat qui semble se réjouir de voir ses maîtres en parfaite harmonie. Il ronronne de bonheur, le vieux fauteuil en cuir lacéré par tant de coup de griffes en témoigne.
Des années passent, le couple vieillit, oubliant les rancœurs du passé, ils arrivent à se respecter.
Il m’appelle un matin, inquiet, car sa femme ne va pas bien du tout. Ce n’est qu’une vilaine bronchite, mais de voir son empressement à m’appeler, à aller chercher les médicaments à la pharmacie, je me rends compte de l’immense affection et tendresse qu’il lui porte. J’ai dans la tête la chanson de Brel :
« Les vieux ne meurent pas, ils s´endorment un jour et dorment trop longtemps
Ils se tiennent la main, ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant
Et l’autre reste là, le meilleur ou le pire, le doux ou le sévère
Cela n´importe pas, celui des deux qui reste se retrouve en enfer
Vous le verrez peut-être, vous la verrez parfois en pluie et en chagrin
Traverser le présent en s´excusant déjà de n´être pas plus loin
Et fuir devant vous une dernière fois la pendule d´argent
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui leur dit : je t´attends
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non et puis qui nous attend. »