04 Oct

Ils sont parmi nous

oeil_drmaison

En apparence tout est normal dans cette petite maison de banlieue: une fille, aide soignante à l’hôpital, un fils, postier au centre de tri et le papa, 75 ans, qui épluche le journal de la première à la dernière ligne.

Claudine la fille est la jumelle de Claude. Ils ont 51 ans. La maison est vieillotte, c’est celle de Pierrot, retraité lui aussi des postes.

Il gère l’intendance de la maison, fait son jardin potager, achète les courses aux petits commerces avoisinants. Les deux enfants n’ont jamais été mariés, ils partagent leur temps entre travail et maison. Le garçon travaille de nuit, rentre le matin tôt, déjeune avec sa soeur et son papa puis Claudine à son tour va travailler. « On ne le laisse jamais seul depuis le décès de maman » disent-ils. Ils s’occupent de lui merveilleusement.

Pierrot a une santé de fer. Ses tomates et ses pommes de terre font sa fierté.

« Antoine, je t’appelle car papa est un peu dépressif, tu peux venir?

J’essaie de venir vers 7h moment où toute la famille est réunie.

« Alors monsieur Pierrot est tristounet ce matin?

– Pas au top docteur.

Je le questionne pour connaître cette tristesse inexpliquée. Je vois bien qu’il n’est pas dans son état normal. Il me parle avec des mots codés dont je ne comprends pas le sens.

« Enfin, vous comprenez, quand ils auront ce qu’ils veulent, ils me laisseront en paix.

– Mais qui?

– Ben… eux, les gens.

Je ne comprends rien, pas plus que les deux enfants atterrés par ce discours inhabituel.

Désemparé, je prescris un bilan sanguin pour vérifier s’il n’y a pas un problème organique, une crise d’urée, une déshydratation.

Le bilan est normal et je repasse deux jours plus tard à 9h pour être seul avec Pierrot.

« Comment ça va ?

– Ils ont passé la nuit dans le garage, ils n’ont cessé de parler et comploter!

– Vos enfants ?

– Non, eux, les gens.

– Qui c’est ?

(Mettant son doigt devant sa bouche et baissant d’intonation) Ceux qui veulent tout me prendre, ils viennent de la CIA…

– (gardant mon sérieux)  la CIA?

– Oui, ils m’ont mis une puce électronique après la guerre dans mon cerveau et ils m’ont retrouvé. Ils veulent prendre tout mon argent et me capturer vivant!»

Je me rends compte à ce moment là que notre pauvre Pierrot perd complètement la tête bien qu’en apparence il paraît très logique et sérieux. Ce qui est surprenant, c’est que son discours en très peu de temps redevient normal me parlant de la victoire de Toulouse le samedi précédent et du magnifique essai de Jean-Michel Rancoule.

Je téléphone le jour même aux enfants et  leur demande de venir me voir.

Ils viennent pour la première fois au cabinet habillés comme un dimanche, elle, avec son manteau noir et lui, avec une cravate qu’il a dû mettre pour la dernière fois le jour de sa communion solennelle.

– Votre Papa perd la tête, vous ne pensez pas ?

– Oh, il dit quelques bêtises parfois car il ne voit pas assez de monde et la lecture du journal le perturbe.

– Comment est-il avec vous?

– Normal. Il a peur des voleurs, il se barricade et met son fusil de chasse sous le lit. On lui a enlevé les cartouches !

Je fais passer un scanner cérébral à Pierrot qui revient normal. Je vais lui commenter, histoire de discuter un peu avec lui. Il m’a préparé des tomates, du persil et des fèves. (j’adore !!)

« Bonjour mon petit, rentre vite. (il ferme la porte à clef de sa chambre, il a mis un meuble devant la fenêtre et a obturé une bouche d’aération avec du papier journal.)

– Ca va ?

– Chut, vous êtes fou, ne parlez pas si fort, ils ont mis des micros dans le plancher. Ils ont chuchoté toute la nuit et là, ils nous regardent par l’ampoule, il y a une caméra.

– Mais Pierrot, il n’y a personne!

– Allez-vous en! Pour me dire des bêtises pareilles ce n’est pas la peine que vous veniez !!

– Mais???

– Partez, partez vite ! Ils vont vous mettre une puce dans le cerveau comme moi et vous verrez ! Depuis 40 ans, ils me suivent partout et là, ma capture est proche.

Puis, comme d’habitude, il reprend une conversation normale râlant à propos du montant de sa déclaration d’impôt et de la couleur de ses tomates coeur de boeuf !

Claudine m’appelle ce matin car son papa est enfermé dans sa chambre depuis trois jours. Il a pris de la nourriture de survie, son fusil est armé et il campe dans le noir éclairé par une bougie.

« C’est un délire hallucinatoire chronique, mes pauvres enfants.

– Ah bon, docteur, c’est grave ?

-Il va falloir l’hospitaliser à Charles Perrens !

– Chez les fous ???

– Hélas oui.

– Il ne voudra jamais !

– Il faut que vous m’aidiez!

– Comment?

– J’ai préparé un plan. Je lui prends la tension, je la trouve élevée de façon fictive et l’amène chez un spécialiste. Nous y allons tous ensemble et faisons un placement à la demande d’un tiers. Sa vie est en danger, la votre aussi, son fusil est armé. Toutes les circonstances sont réunies. »

Bizarrement, ou parce que je suis doué pour la comédie, tout s’est passé à merveille. Pierrot est rentré aux urgences psychiatriques. Il est resté à l’hôpital trois mois. Il prend un traitement adapté et reprend goût à la vie … et ses tomates aussi !