01 Oct

Rien qu’un regard

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Je le connais depuis mes années d’hôpital, il travaillait alors comme kiné dans le service. C’est un super masseur. Il a une sensibilité extraordinaire, les malades ne veulent se faire masser que par lui. Il est grand, costaud et a un humour qui permet de survivre dans ce service de traumatologie et de neuro-chirurgie.

Il est l’ami de tous, surtout des infirmières dans les rangs desquels son charisme fait des ravages. Nous, les petits coquins de carabins, nous lui faisons des blagues qu’il accepte avec le sourire. On chronomètre sa traversée du couloir semée d’obstacles et, quand il bat des records, il se met à manifester sa joie comme un joueur de foot qui vient de marquer un but.

Bien que non médecin, il fait des diagnostics cliniques merveilleux. Il trouve des pertes de sensibilité des membres inférieurs, remarque l’absence du fonctionnement d’un petit muscle de la main. Il a des doigts en or et une parole calme qui s’oppose aux cris des malades et au tumulte de l’hôpital.

Il est toujours là quand nous arrivons mais aussi quand nous partons. Il mange seul à la cantine de l’hôpital le midi, il a besoin de se reposer dans le silence, me dit-il. Tout, lorsque je le décris ainsi, semble simple et beau et pourtant …

Depuis la naissance Jean-Claude est non voyant ! Ce jeu stupide de chronométrage de la traversée du couloir, c’est lui-même qui me l’a proposé voulant me démontrer que si on veut, on peut !

Vingt cinq ans plus tard, en pleine consultation, la porte de mon bureau s’ouvre.

« Antoine, c’est Jean-Claude.

– Oh, Jean-Claude, depuis le temps, je t’ai perdu de vue !

(Je fais toujours des gaffes énormes !)

– Moi aussi coquin, je t’ai perdu de vue ! Je ne t’ai même jamais vu !

– Qu’est-ce que tu fais là ?

– J’ai vu de la lumière alors, je suis rentré…..

– Je vois que tu n’as pas perdu ton sens de l’humour, tu es malade ?

– Non, je ne travaille plus, je suis à la retraite et je m’embête. Comme j’ai besoin d’un petit bilan, j’ai pensé à toi, j’habite tout près de chez toi.

 

Il rentre dans mon bureau toujours les yeux fixés vers le ciel comme s’il essayait de chercher un brin de lumière pour essayer d’apercevoir une forme, un objet. Il arrive, avec sa main, à trouver la chaise où, délicatement, il pose son manteau attendant que je lui dise de s’asseoir.

« Fais moi un bilan complet, je vais me marier! Tu as vu ma femme?

– Non???

– Moi non plus, rétorque t’il, en éclatant de rire. C’est grâce à mon humour que je l’ai séduite alors je dois m’entraîner!

Je suis mal à l’aise mais si heureux d’entendre cette voix de Jean-Claude me rappelant mes années d’hôpital. Le jeudi, quand je jouais en universitaire au rugby, je l’amenais toujours avec moi. Il adorait venir « voir » les matchs et n’était pas le dernier à faire la troisième mi temps.

 

«  Alors tu vas te marier ?

– Oui, c’est une miraculée de la vie.  Elle a eu un trauma crânien. Je l’ai prise en charge, c’est ma dernière patiente du service. Elle ne parlait plus, ne marchait plus, elle a passé plus de huit mois à l’hosto et, tous les matins, je me suis occupé d’elle. Je lui ai parlé, un peu dragué et, le jour de sa sortie, elle m’a demandé mon téléphone. Après, tu me connais, j’ai fait mon Rocky et voilà, on se marie dans un mois ! Je viens te voir aussi pour autre chose. J’ai «lu», qu’aux Etats-Unis, un chirurgien opère des malades atteint de la même cécité que moi. Je dois avoir un bilan parfait, pas de tension, un poids idéal et un équilibre psychologique parfait.

 

– Tu pourrais retrouver la vue ?

– Non, pas vraiment mais je pourrais entrevoir des formes et de la couleur. J’en ai marre de m’imaginer que je couche avec Sophie Marceau ou Monica Belluci, je voudrais les apercevoir…au moins les formes.

L’examen clinique de Jean-Claude est parfait, sa tension légèrement élevée sûrement causée par l’émotion de retrouver son ancien complice de l’hôpital.

 

« Tu sais, Antoine, c’est un rêve fou, me marier, vivre à deux et espérer apercevoir celle que j’attends depuis 58 ans.

– Je comprends, que puis-je faire pour t’aider?

– Il me faut de l’argent, beaucoup d’argent. Tu peux essayer de me faire travailler en plus de ma retraite ?

– Comment?

– Je ne sais que masser, alors …

 

Alors, nous avons organisé une petite association et Jean-Claude a fait des massages relaxants aux gens stressés de voir la vie en face.

A l’heure où j’écris ce petit texte, Jean-Claude et sa nouvelle femme sont dans l’avion pour les Etats-Unis pour y « voir plus clair », comme il dit !!