23 Oct

Père et fille

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Myriam est handicapée mentale moyenne comme ils disent. Elle a un faciès ingrat avec une grande bouche, des lunettes à triple foyer. Elle est la fille de Farida.

Farida a eu une cirrhose alcoolique il y a dix ans. Elle est décédée il y a 4 ans. Elle vivait avec son ami Youssef depuis plus de 30 ans.

Myriam ne connait pas son père. Elle s’occupe de la maison selon ses moyens, fait le ménage, la vaisselle, le linge. Elle va dans un CAT pour faire des petits travaux trois fois par semaine.

Depuis la mort de sa maman, Youssef s’occupe d’elle, l’amène souvent en bus (il ne conduit pas). On ne peut pas dire qu’elle est malade, elle ne prend aucun médicament mais ils viennent me voir une fois par mois. C’est un couple bizarre, il est attentionné, lui prépare ses repas. Elle ne l’appelle ni papa, ni Youssef. Elle dit lui ou il.

Je n’arrive pas à savoir ce qu’elle pense, je ne sais si elle est heureuse, malheureuse, si elle comprend, si elle a des émotions.

Lui, il était concierge dans l’immeuble. C’est là qu’il a rencontré Farida et Myriam. Il a toujours une vieille casquette des Girondins que je lui ai donnée. Il ne la quitte pas, on pense même qu’il couche avec. Quand il vient me voir pour Myriam, il me laisse toujours 1euro en plus. Il me dit « c’est pour la sucette du petit ! » (oubliant sans doute que mon fils chéri aujourd’ hui a 26 ans !

Lui, il n’est jamais malade ! Il accompagne Myriam, se fait prendre la tension et repart, été comme hiver avec trop de vêtements, ce qui lui donne un corpulence reconnaissable. Il m’invite souvent à manger son couscous du vendredi et reprend son petit accent marocain « C’est le meilleur du monde, docteur ! Venez manger avec votre gazelle et les petits gazous ! »

Un jour, Youssef amène Myriam. Elle est très enrhumée, il est attentionné, l’aide à se déshabiller. C’est vrai qu’elle est maladroite. « Elle renverse tout me dit-il, elle casse une assiette par jour! »

Cette association fille beau-père est touchante. Il est si gentil avec elle et, elle, si imperméable à tout. Son sourire permanent ne permet pas de pénétrer dans son univers. Comprend t’elle, ressent-elle des émotions, des tristesses, de l’affection?

Lui aussi il sourit, toujours affable, généreux. Il ne sait pas lire. Il me demande souvent de lui traduire des feuillets administratifs. Je lui conseille souvent d’aller voir une assistante sociale pour s’occuper d’eux. Il refuse toujours, il ne veut pas que l’on rentre dans sa vie. Je suis la seule personne qu’ils côtoient. Pas d’ami, pas de famille, personne ! Seulement elle et lui !

Dès qu’elle est soufrante, fatiguée, il vient. C’est la sortie de la semaine, du mois.

Je ne suis allé chez eux qu’une fois. L’appartement est petit, très propre. Pas de photos, pas de décoration. Seul un vieux » transistor » fonctionne toute la journée, ils sont hors du temps, ils vivent en vase clos.

Il a un sacré caractère! Si j’ose lui demander d’aller consulter un spécialiste, il refuse toujours. Pourtant il en a besoin, ce pauvre Youssef ! Il n’entend rien, il y voit très mal et sa dentition me rappelle la mienne après mon match à Lavardac où les phalanges du deuxième ligne m’ont enlevé mon sourire naturel à tout jamais.

Un jour, panique à la maison ! Youssef m’appelle. Il est gêné. Myriam a vomi et se sent épuisée.

« Elle n’est pas enceinte, docteur? »

J’imagine mal comment la pauvre Myriam pourrait avoir eu une relation mais on ne sait jamais ..

« Je lui fais faire un test, Youssef.

– Tu es d’accord Mymi ?

– Oui, d’accord. » (en sachant très bien que si il lui avait posé la question inverse elle aurait répondu la même réponse !)

Evidement le test est négatif et Youssef semble soulagé non pas de ne pas avoir un enfant de plus à la maison mais il me dit :

« L’appartement serait trop petit ! »

Myriam est toujours identique à elle même, enfermée dans une bulle étanche à toute sensibilité.

Youssef est souriant mais je lui trouve mauvaise mine.

« Il faut faire un bilan Youssef!

– Jamais, tout va bien.

– Si, tu dois en faire un, je te trouve fatigué.

– Je veux bien mais c’est toi qui le fais!

– Ok, je passe demain avec les tubes. (J’adore faire les bilans sanguins ; cela me rappelle mon enfance quand j’accompagnais mon papa)

Le lendemain, il n’ouvre pas la porte et il y a juste un papier écrit d’une autre main que la sienne « je passerai te voir au cabinet docteur, j’ai dû partir amener la petite. »

Il n’est jamais venu. J’ai essayé de téléphoner plusieurs fois en vain. Je me dis que, de peur d’avoir une prise de sang et de savoir son diagnostic, il refuse de voir la seule personne qu’il connaisse: moi!

Je téléphone au CAT où elle travaille. Surprise, la responsable me dit qu’elle ne vient plus car son beau-père a prévenu qu’ils sont partis en famille en dehors de Bordeaux. J’émets des doutes sur ce départ car il m’a toujours dit qu’il n’avait pas de famille.

Alors, je décide d’y aller !

Je sonne plusieurs fois sans réponse. Puis j’ose frapper à la porte en m’étant fait ouvrir par une voisine. Elle aussi ne les a pas vus depuis un mois.

Elle m’ouvre la porte habillée avec un gros manteau et un bonnet en laine (type les bronzés font du ski ).

Il fait un froid glacial, elle me regarde en souriant et me dit un bonjour comme si je l’avais quittée la veille.

« ça va Youssef?

– Il est dans sa chambre.

Je rentre dans sa chambre et là, je vois le pauvre Youssef au fond du lit, gris, maigre comme un squelette. Il a des assiettes, des compotes, une compresse sur le front. Il est agonisant incapable de me répondre.

Depuis tout ce temps Myriam s’occupe de lui, le soigne, lui fait la toilette. Moi qui pensais qu’elle ne ressentait jamais rien enfermée dans son carcan autistique, elle s’est transformée en aide soignante, en infirmière en … fille dévouée pour son beau-père. Je ne sais comment elle a fait pour lui acheter les courses alimentaires, les médicaments. Elle est comme un animal auprès de son enfant malade. Je la croyais incapable d’avoir la moindre action sensée  et, par amour, elle trouve la force, l’intelligence nécessaire pour sauver celui à qui elle doit tout.

J’ai fait hospitaliser Youssef en urgence et j’ai négocié (avec grande difficulté) que Myriam soit hospitalisée en même temps.

Il a fait un ulcère de l’estomac et une énorme anémie. Le miracle humain s’est accompagné d’un sauvetage médical : six poches de sang, un anti- ulcère ont remis sur pied notre bon Youssef. Ils sont repartis main dans la main et, moi, une sucette cadeau pour mon fils dans ma poche.