07 Nov

« Entre soldats blessés allemands et nous, il n’y avait qu’un lien … la souffrance »

Après la lettre d’hier, du 6 novembre 1914, Léon Mortreux écrit à nouveau à son oncle Fernand Bar. Ce 7 novembre 1914, Léon vient de recevoir une lettre de Béthune. Les courriers se sont croisés.

Léon Mortreux écrit donc une nouvelle lettre et raconte longuement les jours qui ont suivi la bataille à Varreddes au cours de laquelle il a été blessé. Une lettre très longue, imagée et pleine d’émotion, d’empathie et de générosité entre soldats blessés des 2 camps.

Léon décrit ses rencontres avec les soldats allemands blessés comme lui. Soldats allemands et français blessés se retrouvent dans la cour de l’école de Varreddes.

Il écrit  « je trouvais, près de la grille du mur séparant la cour de l’école du jardin dépendant, un soldat allemand qui avait regardé, sans aider pauvre diable ! Il paraissait exténué, vidé. Il m’appela du geste et sans dire mot sortit  de sa poche une montre que je donnai plus tard à papa et un billet de 5 francs. Je refusais du geste, il insista d’un air découragé pour que je prisse le tout. »

 

©claudetronel - Carte postale de la cour de l'école de Varreddes ( Seine-et-Marne ) montre où étaient emmenés les blessés. Au bas de la carte, Léon Mortreux écrit " C'est là que j'étais du 6 au 10 septembre 1914"

©claudetronel – Carte postale de la cour de l’école de Varreddes ( Seine-et-Marne ) montre où étaient emmenés les blessés. Au bas de la carte, Léon Mortreux écrit  » C’est là que j’étais du 6 au 10 septembre 1914″

Le lendemain à Varreddes, Léon revoit le même homme : « comme j’étais étendu sur la paille et peu couvert, il alla de lui-même chercher une autre botte qu’il déroula sur moi. Puis il me donna le dernier quart de vin de son bidon. ( … ) En somme, j’ai eu affaire à ces occasions à un être humain, non une brute »

Léon Mortreux

Léon Mortreux

Fernand Bar

Fernand Bar

 

Dans la lettre du 7 novembre 1914  de Léon Mortreux à Fernand Bar

« En somme, j’ai eu affaire à ces occasions à un être humain, non une brute »

 

Cher Oncle,

Je reçois ce matin ta bonne lettre du 1er novembre qui s’est donc croisée avec celle que je t’ai adressée hier.
Tout d’abord, je suis heureux de savoir qu’à part les bombes peu efficaces des taubes, Béthune a été respectée et ta santé est bonne.

Je te remercie beaucoup pour ta généreuse offre de subsides si j’en avais besoin. J’ai peu dépensé depuis mon départ en campagne, il est grand temps pour moi d’être économe et je n’ai touché que 2 prêts, soit en tout 17 francs.

Papa prétend lui qu’en 1870, la solde a été régulièrement payée !!! J’ai sur moi quelques 120 francs dans un sac en toile qui m’est inséparable. Je pense que cette somme me suffira pour la campagne.

Avec les allemands, je n’ai guère dépensé que 5 francs que j’ai donnés au brancardier qui m’a pansé sur le champ de bataille, le même qui m’avait abordé revolver au poing. Le lendemain à Varennes je revis le même homme et comme j’étais étendu sur la paille et peu couvert, il alla de lui-même chercher une autre botte qu’il déroula sur moi. Puis il me donna le dernier quart de vin de son bidon. 

J’ignore ce qu’il mangeait pour se soutenir car il n’y avait plus aucun vivre. En somme, j’ai eu affaire à ces occasions à un être humain, non une brute.

Mes camarades blessés et moi n’eûmes aucun rapport avec les troupes actives germaniques. Quant aux blessés allemands mêlés avec nous, il n’y avait entre nous qu’un lien … la souffrance.

Les officiers dans le village n’entraient pas dans l’école, quoique cernés de toute part. Ils restaient secs et impénétrables. Quant l’artillerie tapait sur l’ambulance, nous disions aux blessés Teutons que c’était les « anglais ». Ils paraissaient le croire …

Et quand la fumée intense de l’obus était disparue, nous ne trouvions pas de recrudescence de haine sur leurs visages.

Quand les troupes de manoeuvres furent parties nuitamment nous pensions le lendemain que l’artillerie se tairait mais « macache » comme disent les tirailleurs … la canonnade sur Varreddes continua.

Un de mes camarade me dit alors « mon vieux, on ne voit pas décidément le Drapeau de la Croix Rouge, toi qui marches un peu, tache d’en faire poser un autre » … puis il continua « fais donc enlever le mort qui est dans la pièce, fais moi descendre à la cave. Je suis si peu en sûreté ici etc… »

Un paysan arriva qui chargea le mort sur une brouette et le mit au jardin. Comme le très grand nombre de blessés étaient plus atteints que moi je m’étais chargé de la répartition du lait, des poires, des pommes de terre cuites à l’eau qu’apportaient quelques vieux qui montraient le nez depuis le départ de la troupe et qui ne voulaient pas avoir affaire aux allemands.

Crainte d’un mauvais coup toujours possible. (grand nombre de fusils et de cartouches prussiennes gisaient en tas dans le village) Je distribuais donc le plus équitablement possible et sans penser à aucun danger. J’allais maintes fois dans des lieux ou il n’y avait que des allemands blessés.

Pour en revenir à la question du Drapeau un ¼ d’heure après la réflexion du camarade. J’avais trouvé une vieille serviette et un morceau de pantalon rouge, un camarade français fit la confection. Je fixai la toile à un manche à balai mais comment fixer le drapeau à la cheminée sous les balles !

J’allais dans le jardin au fond de cette mairie-ambulance et par l’échelle extérieure je grimpais au grenier, je n’entendis aucun projectile siffler à mes oreilles. Je fis culbuter par l’étroite fenêtre où aboutissait l’échelle un tronc d’arbre sec long et fort, que je choisis dans le taudis de ce grenier.

Le tronc à terre je fixai par une courroie de sac le manche du drapeau après ledit, et je profitais de la venue du bonhomme à la brouette pour faire enlever un autre mort et avec son aide je suis debout dans un angle formé par les murs du jardin…… l’arbre au drapeau, cette fois c’était visible !

Quand j’eus fini je trouvais, près de la grille du mur séparant la cour de l’école du jardin dépendant, un soldat allemand qui avait regardé, sans aider pauvre diable ! Il paraissait exténué, vidé. Il m’appela du geste et sans dire mot sortit  de sa poche une montre que je donnai plus tard à papa et un billet de 5 francs. Je refusais du geste, il insista d’un air découragé pour que je prisse le tout.

L’artillerie tonna moins dans le tantôt, mais franchement je ne pense pas que ce soit mon drapeau –bien visible- qui lui suggère l’idée de se taire. Nos artilleurs devaient savoir que les Boches avaient glissé plus loin. 

Pour assainir un peu, je vidais sur les 10 ou 12 morts du jardin de l’eau de javel trouvée par un vieux dans une épicerie pillée. C’était toujours autant pour éviter la peste.

Enfin je fus heureux d’avoir contribué dans la mesure de mes faibles forces à améliorer les conditions précaires de tous ces blessés. A l’hôpital de Meaux en me séparant de camarades ceux-ci me serrèrent la main avec effusion. Ce fut  là, ma récompense et j’en suis fier. Plus tard, je ferai certainement un pèlerinage à Varreddes.
Je  continuerai la présente incessamment et  t’embrasse de tout coeur.

Ton neveu affectionné. Léon