18 Nov

De l’exaltation à la désillusion

Changement de ton dans cette lettre de Jules Mortreux. A l’exaltation des premiers mois de la guerre succède la désillusion.

Dans cette lettre du mercredi 18 novembre 1914 envoyée à son frère Léon, Jules Mortreux parle de « changement total d’ambiance »,  de « rouspétances sur les officiers incompétents qui font massacrer des hommes par leurs fautes ». Un bataillon entier a été anéanti.

Cela fait quelques jours que Jules a rejoint le Dépôt de Rodez. Les contacts entre les jeunes soldats et ceux revenus du Front sont interdits … pour que les jeunes soldats gardent leur enthousiasme.

Nous progressons mais nous n’avançons guère

En cette mi-novembre 1914, Jules Mortreux perçoit que la guerre s’enlise et que la lassitude s’installe dans les troupes. « Mettons notre rôle au rang absolument mécanique, obéissons et laissons-nous mener sur la route sans nous préoccuper un seul instant de ce qui nous attend au bout. Comme me disent les anciens, c’est à la chance et au petit bonheur. »

Jules Mortreux

Jules Mortreux

Léon Mortreux

Léon Mortreux

Lettre de Jules Mortreux, envoyée le 18 novembre 1914 à Léon Mortreux

« Je vois ici quantité de braves garçons dont la pensée est plus souvent du côté de leurs femmes et de leurs enfants que du côté de la frontière, et ils me font mal au cœur ».

 

Tous les blessés, reçoivent seulement maintenant les lettres qui leur furent adressées au front, avec 2 mois de retard !

 

Rodez-18-11-14

Mon cher Léon,

Que de pérégrinations me voici maintenant à Rodez au dépôt. J’ai mis deux jours pour venir dans ce pays où l’on ne parle qu’Auvergnat. Il fait un froid du diable, gelée et neige, il est vrai que nous sommes à une altitude très élevée.

Je suis arrivé pour voir le premier départ de la classe 1914, encadrée par la réserve de l’armée active et quelques évacués qui retournaient.

Nous faisons des marches journalières d’entraînement pour encadrer avec honneur en restant , et cela je pense prochainement.

Et toi que deviens-tu ?

Je suis ici avec une quantité de convalescents, tous ayant été au feu, ce qui te fait imaginer tous les récits plus ou moins épiques que j’entends journellement surtout que le 76 a donné dans de fortes proportions.

Un bataillon entier a été anéanti, beaucoup d’officiers aussi. Le mien, le capitaine Houdry, y a été aussi et a été blessé au bras.

Si tu retournes au dépôt de Marvejols, tu trouveras certainement un changement total dans l’aspect de caserne. Les sous offs sont dociles, et camarades – tutoiement général – Par exemple nous couchons sur la paille avec une seule couverture et il fait froid, mais la consigne est tellement élastique que peut aller coucher en ville qui veut, et pour 1 franc se payer de temps en temps une bonne nuit avec édredon.

Il y a pas mal de parisiens dans le 276 et tous ces gens là commencent à réclamer à cors et à cris le Bd Sébasto. On ne leur promet pas encore.

Il y a toujours pas mal de rouspétance sur les embusqués, sur les officiers incompétents qui font massacrer les hommes par leurs fautes, sur le service ambulancier en campagne, sur le temps qui semble long. Ceci par des gens expérimentés naturellement.

J’ai un petit sergent très intelligent, également revenant du feu, qui m’intéresse beaucoup. J’aimerais partir avec lui, mais ce n’est pas sûr, car on vous fait souvent changer de Cie et encore plus de secteur.

Tous les blessés, reçoivent seulement maintenant les lettres qui leur furent adressées au front, avec 2 mois de retard ! Tu vois comme moi que les événements ne vont pas vite, comme l’on dit maintenant à Paris – comme lire…. « nous progressons mais nous n’avançons guère »

Enfin pour le moment c’est la vie monotone de caserne, nous sommes logés dans un ancien séminaire, il me semble être encore dans mon année d’active moins la maison d’à côté, Fd Bar, où on pouvait aller de temps en temps se chauffer et mettre ordre à ses affaires. Ça manque.

Nous sommes obligés de faire laver notre linge en ville, etc … etc…

Enfin c’est encore au hammam comparativement à la vie de tranchée. Nous nous adaptons à l’esprit du moment et je crois que le mieux dans ce cas est de faire abstraction totale de toute intellectualité.

Mettons notre rôle au rang absolument mécanique, obéissons et laissons-nous mener sur la route sans nous préoccuper un seul instant de ce qui nous attend au bout. Comme me disent les anciens, c’est à la chance et au petit bonheur. Comptons donc sur la chance, et espérons. N’est-ce pas ton avis ?

Je vois ici quantité de braves garçons dont la pensée est plus souvent du côté de leurs femmes et de leurs enfants que du côté de la frontière, et ils me font mal au cœur. Heureusement que nous avons cette préoccupation en moins, elle est bien appréciable – notre peau n’a donc plus que de valeur intrinsèque, et elle n’est pas bien élevée !

Avertis-moi dès que tu déménages de Vimoutiers, tu sais que tu formes division avec moi. En tous cas, revenu au dépôt tu auras encore au moins un mois de bon, d’après ce que je juge ici.

Pierre doit être aussi sur le pied de départ. Mon régiment se trouve au Nord de Soissons, où les Allemands ont une position élevée sur un plateau, retranchée, imprenable.

Il paraît aujourd’hui un ordre du ministre de la guerre interdisant le contact des jeunes soldats avec ceux revenant du feu ; ce contact ne leur valait rien, et enlevait l’enthousiasme que l’on possède à cet âge d’innocence.

A te lire mon cher Léon, je n’ai aucune nouvelle à t’annoncer, et toi ?

Je t’embrasse de tout cœur mon vieux frère d’armes, et bien sincèrement en attendant de t’annoncer mon départ.

 Jules Mortreux