La Mérule pleureuse est un champignon qui détruit les murs des maisons sans que l’on s’en rende compte. Un jour, vous vous réveillez et la maison est détruite.
Dans la vie, il en est de même avec l’épuisement professionnel : le burn-out. Nous brulons de l’intérieur. Beaucoup de métiers y sont exposés. Je pensais que le mien était épargné, en fait pas du tout, bien au contraire. Cela n’arrive pas qu’aux autres …
Ce soir je vais à un enseignement post universitaire. Souvent il s’agit, soyons honnête, plus d’un bon repas par un chef étoilé de Bordeaux que des nouveautés en matière de de médecine .
Je viens ce soir car le conférencier est un maître, un grand professeur : Fabrice. Le scénario est toujours identique, nous arrivons souvent en retard, un par un. Certains car ils ont beaucoup de travail, d’autres pour faire croire qu’ils en ont!!
Il fait beau. Des petits canapés sont servis avec des bulles délicates et j’avoue que je me sens bien, fatigué mais bien.
Fabrice doit faire son exposé avant le repas. Je m’inquiète de ne pas être très concentré car le frugal repas de midi est bien loin. Comme à l’école on nous distribue un test : test de Freudenberger. Il faut répondre à des questions simples du style : Etes- vous plus fatigué qu’énergique ? Perdez- vous de l’intérêt pour les plaisirs de la vie? Voyez-vous moins vos amis ? etc,etc.. Chaque question est appréciée entre 0 et 5. Je fais ce test sérieusement et je réponds avec sincérité. On ramasse les copies et Fabrice corrige.
Il nous donne les barèmes : bien, surmené, risque de burn-out, burn-out (55), risque de suicide (65). Je suis loin de penser que mon score est de 62 !
Fabrice s’approche de moi, et me dis à voix basse: il va falloir venir me voir mon grand !!
Je passais une bonne soirée, c’est terminé : je suis en danger !
C’est vrai que je donne tout à mon travail. Les journées commencent tôt (6h20) et finissent tard (20h). J’aime tellement ce que je fais que je ne me rends pas compte. Je n’ai pas une seconde à moi, je cours, je suis au téléphone toutes les minutes, j’essaie d’être un bon père, un bon mari, un bon ami, un bon médecin. Je mélange tout cela avec une énergie sans nom, mais j’oublie souvent la phrase d’Aragon: « le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard ».
Je n’apprécie pas du tout ce repas de chef étoilé (repas low coast, budget laboratoire en baisse) et je rentre chez moi un peu inquiet mais rassuré qu’enfin certaines personnes comprennent ma fatigue !
Le lendemain, dès 8h, Fabrice m’appelle. Il me donne rendez vous le jour même. Je suis content d’être un malade comme les autres et d’aller dans une salle d’attente…
Je regarde ces gens qui sont là, assis calmement attendant leur tour, lisant Gala ou Match des années 70. Moi, je suis à côté d’eux, et pourtant la tête ailleurs : je continue à travailler, à gérer tous mes malades .
– à un : prends du spiefen.
– à l’autre : viens me voir demain.
– à un autre : je passe vendredi.
– et encore : je te promets que j’irai à ton opération.
– puis, oui je t’aime mon Chéri.
– t’inquiètes pas, une banane en philo, j’en ai eu. (mon fils)
– ne le gronde pas, il était fatigué. (sa mère)
– oui trois par jour, des spiefens pas plus.
– l’expertise ? j’y serai ! samedi ? bien sur.
– allo, oui bonjour, mon coiffeur adoré, quoi… je t’ai oublié ? désolé, je passe demain.
– oui, Chérie, je rentre tard, je suis plein de monde, ok je prends le pain.
– oui, c’est la même chose le stilnox et le zolpidem.
Etc, etc…
Et allo, allo je me noie même dans cette salle d’attente, je ne décroche pas
– « non pas du doliprane, j’ai dit spiefen pas plus de trois par jour ».
« Antoine, tu viens ? » Fabrice blouse blanche m’accueille. »Le traitement commence, donne moi ton portable !
– Mais, s’il y a une urgence ? et mes fils ? et mes amis ?
– Donne moi ce portable ! »
Je commence ma guérison mais j’ai presque un sentiment de malaise vagal.
Ce jour-là, Fabrice a sûrement prolongé ma vie de 50 ans. Il m’a fait comprendre que l’épuisement psychologique est un manque d’organisation, que les portables ou autres écrans sont des virus responsables, qu’il y a des priorités dans la vie, que je ne peux pas sauver le monde entier et surtout que pour être un bon médecin, il faut avant tout en avoir un à soi .
La mérule pleureuse, ce champignon qui détruit tout, ne me détruira pas !!!