Il fait froid, en ce soir de Décembre, c’est ma dernière consultation. Je soigne Madame Lafon qui est arrivée de sa Lozère natale depuis dix ans. Ce soir, elle m’amène sa fille unique de 18 ans.
La maman, c’est la brave femme, vêtue toujours de façon identique: un peu « Deschiens », un peu campagne, toujours son tablier en acrylique sous son manteau. Elle recouvre ses lèvres très fines par un rouge à lèvres vermillon. Elle parle un français très proche de « l’amour est dans le pré » et conclue ses phrases par des « ben voyons, oh le docteur n’était ti pas rigolo ce pti gars. »
Jocelyne, c’est sa fille. Déja « Jocelyne » il faut pouvoir le porter quand on a dix huit ans. Devant mon interrogation sur le choix de ce prénom, Mam’ Lafon m’explique: « ben docteur, c’est le nom de feu ma mère » (avec un peu de culot j’ose lui dire Noël ?) « mais non pas Noël! Jocelyne, votre patiente qui s’est étouffée par son haricot vert ».
En effet, Jocelyne grand mère, un jour, en mangeant ce légume (que je déteste), au détour d’un éclat de rire, a fait une fausse route et en est partie au ciel.
Reprenant mon sérieux, je lui demande: « mais qu’est-ce qui lui arrive à Jocelyne? »
« Ben voila, docteur, ça fait trois mois que ma fille ne se voit plus ».
Honnêtement, je ne savais pas le sens figuré de ce diagnostic. Je lui pose quelques questions bateau, du style:
« C’est arrivé brutalement ? »
-Elle fait comment ? »
Les réponses sont adaptées à la bêtise du questionnement.
« Ben docteur, c’est arrivé parce que c’est jamais venu ! »
« Ben docteur, elle fait pas comment, elle fait avec ! »
Bon, moi, je ne suis pas plus avancé. Aussi je passe directement à l’examen clinique. Je suggère à « Jos » (je l’appelle ainsi afin de moderniser un peu cette relation médico rurale) de se dévêtir un peu. Elle a un manteau type maxi des années 70 et la couleur noire est partout, des bottes au rouge à lèvres.
« Donc tu ne te vois plus depuis trois mois… » tout en passant mon index devant ses yeux.
-Ben oui »
Pensant à une forme d’hystérie que mon grand copain Sigmund n’aurait pas sûrement démentie, je veux être sûr qu’il n’y a pas de problème et je propose très sur de moi:
« On va donc aller voir l’ophtalmo.. »
« Ben, doc » reprend aussitôt la maman « n’est-il pas plus urgent de voir le gynéco ? »
Alors, mon Antoine, là! tu as l’air d’un pauvre paumé !
« Et pourquoi donc ? »
« Ben, la Jocelyne n’a plus ses menstrues depuis trois mois ! »
Voilà, je viens d’apprendre qu’à la campagne « ne plus se voir » c’est synonyme d’arrêt des règles ! Comme un petit chat je retombe sur mes pattes et je lui sors :
« Mais bien sûr ! je voulais dire gynéco pas ophtalmo, en me forçant d’un rire aussi peu naturel que …con
Mais il est dit que cette consultation surréaliste devait le rester quand Jos me dit à voix basse : « je veux vous parler seule. »
Il me faut alors beaucoup de diplomatie pour annoncer à mam Lafon que je vais discuter avec sa petite Jocelyne.
« Voila, je ne sais pas comment dire, j’ai la dépression. Chuis amoureuse d’un homme et il ne répond jamais à mes lettres et, pourtant, je sais qu’il m’aime, une voyante me l’a dit.
D’un ton très papa, je lui demande « Qui est ce garçon? Que fait-il ? Est-il dans la même ville? »
« Ben voila (reprenant ce « ben » de la maman) c’est qu’il est très connu et je ne peux pas en parler à maman.
-C’est qui ? je connais ?
-Oh, ça me gêne !
-C’est qui ? si tu veux que je t’aide il faut me dire. (la curiosité est un vilain défaut, je sais !)
-MICHAEL.
-Michaël qui ?
-Ben Michaël Jackson ! »
Je vous jure qu’à ce moment-là, alors que tout est triste, qu’il fait froid, que je suis fatigué, j’ai eu une envie de rire, d’éclater de rire. Seul mon regard attendri sur cette pauvre Jocelyne me permet de garder mon sérieux.
Je lui parle pendant un long moment, je la rassure, je lui prends mon exemple débile sur l’amour que j’ai porté naguère à Barbara et que j’ai réussi à gérer en allant consulter un psy.
Voyant qu’enfin quelqu’un pouvait la comprendre, je vois Jocelyne reprendre son sourire. Essuyant ses larmes, elle me demande alors vraiment de l’aider.
Je trouve alors les mots, tout bêtes, tout simples pour expliquer que c’est normal d’être amoureuse à 18 ans, que je comprends ce fanatisme pour une idole mais qu’elle a besoin d’un petit soutien pour se rendre compte qu’elle peut avoir un amour aussi fort mais plus simple pour un jeune de son entourage.
La fin de cette histoire est à la hauteur du reste. Jocelyne est allée voir un psy, qui m’écrit mot pour mot ceci:
« Mon cher confrère,
Votre patiente, Mademoiselle Lafon, présente un transfert fanatique sur une célébrité, bien connu dans les troubles névrotiques des adolescents. Je lui ai conseillé de continuer d’écrire à Monsieur Jackson et, en attendant une réponse de sa part, je la consulterai deux fois par mois. Merci de votre confiance ».
En conclusion très personnelle et pour le redressement de la sécurité sociale, heureusement que notre pauvre Michaël ne soit plus de ce monde!