13 Sep

Medicine Man

café2

 

Une journée bien remplie. Ce n’est pas une histoire mais seulement le déroulement  de ma vie de médecin.

J’adore travailler tôt le matin, j’aime ce silence, ces rues calmes où les petits commerces commencent leurs journées : Roland, ce boucher aux yeux si bleus, François ce primeur aux confitures que même ma grand-mère n’aurait pas mieux faites, ces éboueurs qui me saluent en prenant leur casse-croute du matin.

Je fonce vers ma première visite à Pessac, un grand monsieur, au sens propre comme au figuré, 1 mètre 90, ancien joueur de haut niveau au rugby, ancien chef d’entreprise. Il ne peut plus marcher vu les genoux usés par tant de matchs et aussi par une opération ratée sur la prothèse.

 » Salut mon petit, tu as vu ces Toulousains ? quelle équipe ! Par contre ce rugby, c’est devenu un sport de fillettes, pas une partie de bouffes ! De mon temps, je t’aurais relevé cette mêlée et le talonneur, je te jure il aurait mangé le gazon, il moucherait rouge ! »

On est bien loin du motif de ma visite, lui donner ses doses de calmants pour ses douleurs. Il reste dans son fauteuil toute la journée et parfois toute la nuit, la télécommande de la télé dans la main, il enchaîne tous les matchs et les regarde en boucle.

Je vais le voir tous les mois, il est 6h20, et je crois que si j’enregistrais nos mots, nos phrases y seraient toujours identiques.

 » J’ai mal, mon petit, je suis foutu, je ne peux plus rien faire !

– Oui mais regarde, tu as ta femme, tes enfants, ton rugby. »

Je l’examine, lui prends la tension, regarde son genou où l’herbe d’Aguilera ou de Musard semble encore incrustée sur cette articulation si douloureuse.

Le petit café soluble avalé, je repars non sans avoir donné le bisou salvateur.

Le téléphone commence lui aussi à se réveiller !

 » Allo Antoine, Kevin a de la fièvre, tu peux venir avant l’école ? »

« Doc, maman perd la boule, elle vient de sortir dans la rue et elle cherche papa !

– Pourquoi il était sorti ?

– Mais Antoine, réveille-toi , papa est mort depuis longtemps !!! »

 » Allo Antoine, soit tu m’arrêtes, soit je tue mon chef!  Il me supprime mes vacances et je dois faire l’ouverture.

– L’ouverture ?

– Ben oui, l’ouverture de la chasse ! »

 » Allo Docteur, c’est Madame de la Prairie du Pré Vert, mon époux, Monsieur de la Prairie du Pré Vert, a un dérangement intestinal, pourriez-vous cher Docteur, avoir l’amabilité de passer à la chartreuse, pas trop tôt mais aussi pas trop tard car nous faisons un bridge. »

Je suis capable de m’adapter et je prends un ton très coincé en parlant les mâchoires très serrées :

 » Bien sûr chère Madame, je passerai dès que possible !

– Si vous pouvez en fait venir vers 9h45, Maria, notre employée de maison, pourra vous ouvrir les grilles. »

Je vais de domicile en domicile, je passe de la tour des Aubiers pour soigner la vieille Denise, ancienne prostituée de Mériadeck à la chartreuse 18ème.

C’est un régal, c’est une pièce de théâtre, un film, je donne tout mais je reçois tant !!!

11h – j’arrive à mon cabinet, déjà le parking est bien rempli, ma tasse de café serré (le 12éme) est vite avalé.

Le petit papi d’à-côté du cabinet est devant moi, il saigne de la main. En sortant les poubelles, il s’est coupé.

 » Doc, tu peux me recoudre ça vite, mes tomates m’attendent et si tu en veux, dépêche-toi ! »

Bon, ça ce n’est pas prévu. L’ancienne contrôleuse des impôts montre déjà son impatience, n’oubliant pas qu’elle a toujours dirigé et que tous les contribuables bordelais ont tremblé devant elle.

Les rhumes, gastros, déchirures musculaires ou autres bobos s’enchainent et me font oublier que j’ai faim.

12h – je fonce à ma cantine engloutir un plat du jour que Robert m’a préparé. Une micro sieste et ça repart.

13h15 – le patient de 14h est déjà là (comme il dit: « comme ça je n’attends pas »). Ca y est, c’est parti, le match commence.

Ce qu’il y a de fabuleux, c’est la diversité; je passe d’un petit bobo, d’un genou râpé à un cancer du pancréas ou à une dépression grave, pour revenir au petit rhume ou autre gastro.

Les malades pensent, et c’est bien normal, être uniques, que je ne connais qu’eux, leurs résultats, leur passé. Je dois jongler entre ma mémoire, mon adaptabilité, mon humour.

Un jour arrive la femme d’un de mes amis intimes, je ne  connais qu’elle, j’ai souvent mangé chez eux. Au moment de faire l’ordonnance, le trou : comment s’appelle-t-elle ? J’utilise mon premier joker :

 » Tu as ta carte vitale?

– Je l’ai oubliée (là je suis mal, je ne vais pas lui demander son nom quand même ?!)

Deuxième joker :

– Cela s’écrit comment déjà ton nom ?

Et là, mon pauvre Antoine, tu passes pour un débile :

– Dupont : D U P O N T

– Euh, oui mais je ne savais pas si c’était un D ou un T ? »

J’enchaine malade sur malade. Plus la journée avance, plus j’ai la forme, par contre j’ai toujours faim, alors comme un enfant, je mange un peu de chocolat, un gâteau, un fruit (sois honnête Antoine un fruit pas souvent !)

Nous sommes en pleine ville et je me crois à la campagne : je ne repars jamais sans mes salades, mes œufs, mes cèpes !! Ah les cèpes, ils savent tous que j’adore ça. Alors, Robert, Jacques, Michel… saison venue, m’en apportent des caisses entières (je ne dis rien, je ne le déclare pas à l’Urssaf).

C’est quand même bien de vivre dans cette terre viticole, ma cave est remplie de bonnes bouteilles. Je suis comblé, je suis gâté, je leur donne tout, mais ils me le rendent !

Il est bientôt 19h – le tourbillon de la journée se calme, la salle d’attente est silencieuse. Marthe (82 ans) est là, sagement emmitouflée dans son vieux manteau, ses yeux sont toujours rouges larmoyants, elle vient en bus me voir depuis le centre de Bordeaux. Sa démarche est boitillante et elle souffle à chaque pas.

 » Pourquoi tu es venue si tard Marthe ? Tu es souffrante ?

– Non, mon petit, j’ai besoin de te parler et je voulais que tu sois que pour moi alors j’ai pris le dernier rendez-vous. (Elle se met à pleurer en essayant de me prononcer un premier mot.)

– Whisky ne va pas bien, il va mourir !!!

Whisky c’est son petit caniche que Marcel, son mari, lui a offert il y a 15 ans pour leur anniversaire de mariage. Marcel est mort un an plus tard et Marthe donne toute son affection à son petit chien. Ils n’ont  jamais eu d’enfant.

– Je suis allée voir le véto, (elle éclate en sanglot) et il faut le piquer ! Tu te rends compte Antoine piquer whisky, si Marcel voit ça il se retourne dans sa tombe ! »

Même si j’adore les animaux, je suis presque soulagé que le mal-être de Marthe ne soit pas une mise en maison de retraite ou tout autre motif de santé, je l’aime beaucoup Marthe !

 » Voilà mon petit, je me suis dit, ce véto il ne le connait pas mon Whisky, toi tu le connais, tu le vois souvent, tu es comme son grand frère (voilà, ça y est, je suis de la lignée des caniches nains, couleur caramel au poil frisé et de courtes pattes !!!)

– Et alors ?

– Alors mon petit, il faut que tu lui fasses toi  « l’eucranasie » (non, eucranasie n’est pas un mot animalier, il faut traduire par euthanasie)

– Moi ?

– Oui, Marcel serait fier de toi, tu sais. »

Voilà maintenant que ma culpabilité judéo chrétienne ressurgit… choisir entre Eros ou Thanatos, mon amour pour Marthe ou la mort de Whisky !

J’ai raccompagné Marthe chez elle ce soir-là… parce que je l’aime cette mamie.

 

 

 

30 Août

La petite fille et le monstre

balançoire

 

Si ce plus beau métier du monde me régale tous les jours, il m’arrive parfois de souffrir et d’être écoeuré de la monstruosité de le race humaine. Heureusement, c’est quand même rare.

Une si belle famille ! Un couple aussi beau que gentil, ils ont quatre enfants. Le papa, autodidacte, vient de la campagne langonnaise. Il n’a pas un seul diplôme et à réussi à créer une petite entreprise qui marche fort. La maman, magnifique, s’occupe de ses quatre bambins avec un amour touchant. Je vois grandir, depuis leur naissance, leurs enfants. Ils sont vifs, heureux et sans aucun problème.

Ce soir-là, je suis bien, je finis ma journée en consultant la maman, Chloé et sa petite dernière Julie, 7 ans. Elle présente des plaques d’eczéma sur tout le corps.

Mon premier avis intuitif est une réaction type allergique. Julie est belle dans sa petite robe bleue. Elle a un sourire forcé que j’interprète comme une timidité ou peut être comme la peur de recevoir un nouveau vaccin.

Chloé est inquiète car elle est, elle même, très allergique et espère ne pas avoir pas transmis cette pathologie à sa petite chérie.

Je vais souvent très vite dans mes consultations mais là, je ne sais pas pourquoi, je veux prendre mon temps. Nous parlons avec Chloé de tout et de rien, de la réussite de son mari, de la rentrée qui approche et des souvenirs des vacances récentes. Je regarde Julie et je la vois ailleurs, dans la lune, triste.

Je reprends mon costume de clown et je raconte une bêtise afin de faire rire la maman et surtout Julie. Elle me regarde en esquissant un petit rictus en se disant sûrement qu’il est bête ce docteur qui se met l’otoscope dans la bouche en guise de trompette.

Je sens un malaise mais je n’arrive pas à savoir lequel. Je questionne Chloé pour savoir si la rentrée prochaine n’inquiète pas Julie.

Elle me répond, surprise de mon interrogation, que sa fille adore l’école et qu’il lui tarde de retrouver ses amies, que son cartable rose Hello Kitty à roulettes est déjà prêt.

La prescription de pommade sur les rougeurs et un antiallergique conclue ma consultation mais me laisse interrogatif…

Il n’a pas fallu attendre longtemps pour que le papa, cette fois, m’amène Julie. La rentrée vient d’avoir lieu et elle ne va pas mieux. Les plaques grandissent et Julie n’est plus la même. C’est une enfant joueuse respirant la joie de vivre, un peu espiègle, un peu timide. Et la voilà triste, plus de sourire dans son regard.

Je commence à poser des questions au papa qui ne semble pas préoccupé par ce changement d’attitude de sa fille. Il rit même de cette hérédité maternelle allergique en proposant à Julie avec humour de porter plainte contre sa mère !

Le soir, en rentrant chez moi, je suis perplexe, inquiet. Le sommeil est dur à trouver. Dois- je me faire aider par un dermato ? Dois- je en parler à un confrère ?

Normalement avec corticoide et anti histaminique elle aurait dû guérir. Mais ce qui me préoccupe le plus c’est la tristesse de son regard.

Y a t’il un problème à l’école, une maitresse un peu ferme ? Un petit copain méchant ? Les repas à la cantine ! Voilà, c’est peut être ça ! Elle n’a pas l’habitude et ce n’est pas la bonne nourriture de maman !

Un mois sans nouvelle. Par hasard, je rencontre Chloé dans la rue.

 » Comment va notre Juju ?

– Pas le top,  toujours ses plaques et elle a perdue 2kg !

– Amène-la demain,  je vais lui parler. »

Pour prendre tout mon temps je lui donne rendez vous vers 19 heures. Le papa, la maman, Julie sont là, beaux, inquiets et scrutent mon regard, mes gestes comme si je devais perçer l’énigme des plaques.

La conversation part un peu dans tous les sens et je me focalise sur l’école, la cantine et rien ne se débloque.

Alors, je pense au dessin. Les enfants disent beaucoup de choses par le dessin. Je lui demande de me dessiner sa famille.

Julie sourit et semble heureuse de ma requête. Je lui donne des feutres de toutes les couleurs et une feuille blanche. Elle prend le feutre rouge et commence à faire des petits personnages. Elle en fait six. Par ordre décroissant du plus grand au plus petit. Sous chaque elle met une initiale pour signifier papa, maman et ses frères et soeur. Ils se donnent tous la main sauf le dernier qui est à part tout petit et, soudain, elle change de feutre et le dessine en noir.

 » C’est qui ça ? dis-je, en lui montrant le petit coloré en noir

– Ben, c’est moi.

– Pourquoi tu ne tiens pas la main de ta soeur ? Pourquoi tu t’es coloriée en noir ?

Je n’ai pas de réponse, je n’ai qu’une larme qui coule lentement sur la petite fossette de sa joue.

Je suis bouleversé. Je ne sais pas comment dire aux parents que je dois parler à Julie seul. Mais j’ose et je parle à Julie en lui disant:

 » Tu as sûrement un secret à me dire, on va discuter tous les deux. »

Les parents sortent et je me retrouve en face de Julie. En fait pas en face,  je fais le tour du bureau, je la prends sur mes genoux. Elle pleure, discrètement, pudiquement.

 » Alors, ce secret?

– Je ne veux plus aller chez Papi et Mami à Langon. (Elle y va tous les mercredis)

– Oh, mon coeur,  c’est ça ton problème ? Mais c’est pas grave, je vais en parler à Papa et Maman et je vais arranger ça. Pourquoi tu ne veux plus y aller?

– Eux, ils sont gentils mais j’aime pas tonton Pierrot.

– Pourquoi ?

– Je peux pas le dire, c’est pas bien.

Je ne peux encore aujourd’hui écrire ce que Julie m’a raconté et le traumatisme qu’elle a vécu. Heureusement que l’amour, l’équilibre de ses parents ont permis de reconstruire cette petite merveille. Ils ont réussi à sauver leur enfant d’un monstre que la justice a puni si peu…

12 Juillet 2013,  Juju vient d’avoir le bac et est venue me présenter son petit fiancé.