Ils se sont mariés il y a soixante ans. Robert et Roberte ont vécu ce que l’on appelle une petite vie tranquille. Lui était employé des postes et elle, femme de ménage dans un collège. Ils ont eu trois garçons et ont toujours vécu dans la même petite maison à Caudéran. En trois mois, Robert est parti d’un méchant cancer.
Roberte est là, devant l’église, en ce froid de décembre, soutenue par ses enfants derrière ce cercueil fleuri. Comment va-t-elle surmonter son chagrin?
Elle ne tient pas debout, terrassée par le malheur. Ils ne se sont jamais quittés, partageant les joies et les petits tracas de la vie quotidienne.
Le lendemain des obsèques, elle m’appelle :
– Mon petit, comment vais-je pouvoir surmonter ça ?
Cette maison trop grande, ce lit trop grand, cette pipe presque encore fumante posée sur la table de la salle à manger qui prolongent cette tristesse immense qu’elle ressent.
Mes mots sont tellement vides, tellement classiques :
– Il va falloir remonter mamie (je l’appelle toujours mamie car elle me nomme toujours mon petit).
Je lui conseille bien sûr d’aller passer quelques jours chez son fils dans le Médoc, mais elle n’en a pas envie, préférant rester dans cette atmosphère où l’image de son chéri est encore partout. Elle a ressorti les photos d’un vieil album en cuir, leur mariage, leurs premières vacances à la mer, la naissance des enfants, la première 403…
Trois mois se sont écoulés.
Mamie se partage entre ses arrières petits-enfants qu’elle garde le mercredi et une visite dominicale avec les grands. Elle pleure tout le temps, ne mange qu’un bol de soupe le soir et se lève tôt.
Elle me demande de venir la voir souvent; en partageant un petit café, elle me raconte ses souvenirs, ses rires, ses peurs, ses angoisses qu’elle a eus avec son Robert pendant si longtemps.
– Tu sais qu’un jour (il y a 30 ans), il n’est pas rentré de la nuit ? Il a essayé de me faire croire qu’il s’était endormi chez son copain Phiphi. Je ne l’ai jamais cru, il ne me l’a avoué que deux mois avant qu’il ne parte : il avait dormi chez une fiancée mais il m’a juré qu’il n’était jamais rien arrivé. J’ai fait semblant de le croire et pourtant je savais qu’il me prenait pour une naïve. Mais tu sais, petit, ce n’est pas au vieux singe que l’on apprend à faire la grimace.
Les mois s’écoulent et Roberte déprime de plus en plus. J’essaye la parole réconfortante mais je suis obligé de passer à une thérapeutique plus forte : l’antidépresseur ! Le bonbon Prozac qui ne ramène pas le mari mais qui permet de mieux supporter son absence.
Cela fait deux ans que Roberte essaye de survivre. Son inscription au foyer lui donne un but une fois par semaine : scrabble, question pour un champion, des chiffres et des lettres : tout un programme !
Et puis un jour… elle m’appelle. Il est six heures du matin.
– Viens, petit, il faut que je te parle, je ne peux plus tenir, j’ai un secret à te dire…
Mon petit café serré est servi sur le napperon blanc, elle est déjà habillée, rouge à lèvres soulignant ses lèvres fines, bien coiffée, parfumée de ce parfum qui me rappelle ma grand-mère (Heure Bleue de Guerlain) . Elle a un petit sourire coquin.
-« Voilà mon petit, je crois que je suis amoureuse…
– Quoi ?
– Oui, mes enfants m’ont offert un ordinateur pour mes 83 ans. Je n’y comprends rien et j’ai demandé à Kevin (mon petit fils) de me montrer. En rigolant, je lui ai demandé de chercher des noms dans le « facebock » ou « fissebouc », enfin tu sais ce truc où l’on retrouve tout.
– Tu t’es mise sur Facebook, toi ?
– Oui, petit ! Mais ce n’est pas fini, j’ai repensé à mon premier amour quand j’avais 17 ans.
– Et alors ? (émoustillé par ce come back tant d’années après)
– Et alors, je l’ai retrouvé et j’ai appelé…
– J’ai pu lui parler et il m’a de suite reconnue, il était tout gauche, maladroit, il m’a résumé sa vie en deux minutes, puis il a raccroché brutalement. En fait, il est toujours marié et sa femme est très malade. Il m’a rappelé hier, il parlait doucement, il m’a demandé s’il pouvait venir dimanche. Il prétexte qu’il va voir un match de Rugby.
– Roberte, amoureuse pour une liaison coquine ?
– Oui mon petit, coquine !
Depuis six mois, tous les dimanches, Roberte attend son amant (rassurez-vous, c’est en tout bien tout honneur : prostate enlevée, désir coupé !) Il vient de 15h à 17h et, quand les joueurs doivent rentrer aux vestiaires, lui doit rentrer chez lui.
Il lui a acheté un petit piano car elle en jouait quand elle était jeune. Elle a réappris leur chanson préférée : L’Hymne à l’amour d’Edith Piaf…