03 Oct

Maman chérie

fleur

Elles vivent ensemble toutes les deux : elle, Françoise, médecin scolaire qui ne travaille plus et Germaine, sa maman qui a perdu son mari d’un infarctus il y a deux ans.

Françoise a 52 ans. Elle reste à la maison pour s’occuper de sa maman. Elle forme un petit couple indissociable, toujours collées l’une à l’autre ; elles ont un rythme de vie très calibré. Le réveil sonne toujours tôt. Le petit déjeuner est un moment important : Françoise prépare jus de fruit, thé, omelette, kiwi et fromage. Tout est bio, le pain est nature sans adjuvant, le beurre au sel de Guérande. Elle le lui prépare sur un joli plateau et n’oublie pas de poser le Sud-Ouest du jour.

Germaine est en pleine forme pour ses 78 ans, aucune maladie, aucun médicament, une tension de jeune fille. Elle a bien accepté la mort de son mari.

Françoise beaucoup moins. Son père était un homme autoritaire se faisant servir à la maison comme au bureau. Elle l’admirait ! Elle n’a jamais eu d’homme dans sa vie. C’est un peu Cosette, un peu Cendrillon, beaucoup de dévouement et d’abnégation.

Le petit déjeuner terminé, Françoise passe de son rôle de serveuse à celui d’infirmière. Elle fait la toilette de sa maman de la tête au pied comme on le fait à l’hôpital. Germaine est complètement valide et autonome mais Françoise veut le faire pour ne pas qu’elle se fatigue ! La toilette dure une heure : les ongles des pieds, des mains, les cheveux etc, etc …

« Il est déjà 10h ! Nous devons aller à la pharmacie phyto pour acheter des huiles essentielles et de l’argile verte .

– Ma pauvre Françoise, nous y sommes allées hier !

– Oui, mais j’ai oublié les oligosols. Ne t’inquiète pas, j’ai acheté un fauteuil roulant pour t’éviter de marcher. Alors ne dis rien et dépêche toi !

– Mais c’est ridicule, je marche très bien! » (Germaine est en pleine forme et sa démarche, je vous le promets, est plus élégante que la mienne. Certes elle n’a pas joué au rugby, elle!!)

Le petit caniche habillé d’un imperméable, le fauteuil roulant dans le coffre de la Mercedes, elles partent comme on dit en » ville. »

Après un tour au marché bio de Saint-Pierre, cet équipage bizarre rentre vite à la maison, le repas doit être servi à midi. Au menu : soupe de potiron, limande fraiche et haricots verts.

Françoise m’appelle une fois par semaine pour sa maman. (Madame CPAM, je sais, vous allez m’en vouloir d’aggraver le trou mais sachez que je n’obéis qu’à l’inquiétude d’une fille pour sa mère! Et j’oublie souvent de me faire régler)

Rituel bien rodé ! J’arrive à 6h37, je sonne, je rentre, je salue Vodka la caniche, je pénètre dans la chambre de la reine mère, je la réveille en douceur et je l’examine. Sa fille a tout noté sur un cahier à spirale : tension, température, poids (avec une courbe). Je lui rappelle que sa maman est en pleine forme, qu’elle ne prend aucun médicament et que c’est excessif !

« Mais non, maman est essoufflée quand nous marchons au parc. Elle est fatiguée dès le deuxième tour !

– Vous connaissez son âge ?

– Il n’ y a pas de raison, mamy a vécu jusqu’à 102 ans ! »

Je dois avouer que ces visites me sont difficiles, non pas à cause de leur finalité mais à cause du jus de chaussettes que je dois absorber en guise de café et des galettes au sarrasin préparées pour moi ! Je me demande à chaque fois pourquoi je suis venu…c’est vrai que Françoise est si inquiète !

« Allo, Antoine il faut venir vite, maman va mal, elle fait un oap ! (œdème aigu du poumon).

– (5h32) Mais, qui est-ce ? (dans une élocution très stilnox !)

– Venez vite, vite !

– J’arrive ! »

– Je me lève vite, je m’entrave dans le tapis, je me prends la porte encore fermée, je mets mes chaussettes à l’envers, cherche mes clefs et ne trouve pas mes satanées lunettes ! Je les retrouve, (elles étaient sur mon nez !), je démarre en marche arrière et je fonce : il faut sauver Germaine !

Françoise m’attend dans la rue devant la résidence, les cheveux gris décoiffés, une chemise de nuit défraichie et Vodka sous le bras.

Je me précipite dans la chambre. Germaine a les yeux fermés, une perfusion au bras, un flacon de Glucosé a petit débit marqué 4h42, un brassard à tension à l’autre bras, un saturomètre (pour savoir son pourcentage d’oxygène) au bout du doigt. Je dégaine mon stétho le pose sur le coeur et là…

« Bonjour mon petit, qu’est-ce que vous faites là ?

– Je vous promets, docteur, maman a fait un oap. Vous la voyez bien mais tout à l’heure elle s’étouffait.

– Arrête tes bêtises Françoise, je suis allée dans la cuisine manger un petit caramel et je me suis étranglée parce que tu m’as fait peur !

– J’ai des preuves docteur, j’ai fait un tableau des constantes :Ta 15-7, pouls 77, SAT 96.

– Mais, c’est normal !

– Oui, mais j’ai eu peur, alors je lui ai donné deux Lasilix intraveineux.

Françoise m’appelle souvent pour des urgences imaginaires. Germaine se laisse faire, elle râle gentiment et semble à chacune de mes visites me faire comprendre « laissez la faire, elle n’a que ça ! »

Françoise se lève tous les jours de plus en plus tôt, elle est occupée 20h sur 24. Elle maigrit, se néglige, passe son temps à soigner sa maman qui n’a rien.

Elle a mis un lit de camp dans sa chambre, elle surveille au moins deux fois par nuit sa tension.

Je passe mon temps à essayer de faire comprendre à Françoise qu’elle surprotège sa maman au détriment de sa propre santé. Mais rien ne peut lui faire changer d’avis. Germaine se laisse toujours faire.

Françoise a besoin de moi pour prescrire des examens, radios, bilans… Je m’y oppose souvent passant des minutes à la convaincre. Elle me laisse repartir et, la porte à peine fermée, téléphone à SOS médecin pour essayer d’accomplir ce que je n’ai pas fait. Son statut de médecin arrive parfois à convaincre ces médecins urgentistes qui ne connaissent pas la malade et encore moins sa fille.

Françoise me demande de passer de plus en plus souvent. J’ai négocié trois choses:

Je ne prescris que ce que je juge utile, je me fais régler qu’une fois sur deux et surtout, surtout je ne bois plus de café Burlington(chaussettes).

Ce n’est plus la chambre d’un appartement coquet mais une salle de réanimation ! Germaine n’a toujours aucune  maladie grave. Françoise est amaigrie, je lui parle, je lui conseille d’aller voir un ami psychologue. Evidement elle hurle qu’elle n’est pas folle mais seulement une fille médecin qui, puisqu’elle ne travaille pas, peut éviter des soins onéreux pour la société et la sécurité sociale .

Je continue par tous les moyens, la colère, la menace d’abandon de mes soins d’ essayer de faire comprendre à Françoise que son attitude de surprotection est néfaste pour tout le monde.

Rien n’y fait ! Je continue à venir voir ce couple infernal, soignant-soignée malgré eux mais je m’épuise. J’ai toujours peur qu’un jour je ne me déplace pas pour un faux oap, un faux infarctus et qu’arrive un drame.

Françoise a acheté à ses frais des seringues et des perfusions. J’ai découvert cela le jour où elle m’a laissé seul dans la chambre de Germaine. Je discute avec cette pauvre mamie qui me semble perdue devant les agissements de sa fille.

« Oh, je sais qu’elle exagère mais, que voulez-vous que je fasse mon petit, nous ne sommes que toutes les deux. Vous savez, elle ne me laisse jamais seule, elle a licencié Nune la femme de ménage! Je suis en prison, à l’hôpital prison!

Je suis venu un jour avec un autre médecin pour qu’il m’aide. Elle m’en a voulu et ne m’a plus rappelé pendant trois mois. Une fois, en pleine nuit, elle m’a joint sur mon insupportable portable et ….j’y suis allé !

Rien de nouveau sous le soleil, rien n’a changé ! Germaine a un rhume que sa fille chérie a étiquetté détresse respiratoire. Elle a branché l’oxygène ! Je lui ai parlé deux heures durant ! Pour une fois elle m’ a compris, a surtout compris qu’elle présente un syndrome de Munchausen détourné. Elle est allée voir un psy, mais n’a jamais guérie.

Récemment, Françoise a dû s’absenter pour aller aux obsèques de sa tante à Balnot-la-Grange à 7 heures de voiture de Bordeaux. La voisine est venue le soir garder Germaine et a dormi chez elle. C’était la première fois que Françoise laissait sa maman depuis dix ans !

A 8h du matin je suis appelé. Germaine était partie dans son sommeil…

 

 

 

02 Oct

Les maux dedans #6

 

freud_drmaison

Je continuais à idéaliser la psychanalyse et mon gourou. J’essayais de lire tous les séminaires de Lacan et, un jour de folie, je voulus me lancer dans les livres de Freud. Oh, surprise ! Après avoir avalé en deux jours les théories psychanalytiques, je me rendis compte que non seulement c’était facile à lire mais que je comprenais tout et que j’avais envie d’en acheter d’autres.

Je n’aurais jamais dû lui dire mes ressentis!

 » Monsieur, quand on ne comprend rien, on ne parle pas. Vous n’avez rien compris à Freud pas plus qu’à Lacan, vous en êtes au début, vous êtes à la maternelle ! Alors jouez au rugby mais ne lisez pas !

– Mais c’est dur ce que vous me dites !

– Je m’en fous, vous n’avez pas le droit de dire que Lacan est complexe. C’est lui qui est limpide, les autres sont compliqués. Reprenons ! »

Je n’avais rien à dire, je me sentais humilié et je disais: « Je n’ai rien à dire ! »
 » Alors partez ! Mais donnez moi 40 euros en liquide svp ! »

Je fus très touché par cette séance et, en relisant mon carnet aujourd hui, je ressens le même malaise. Mais ce qui toujours a été surprenant dans nos relations, c’est que, la fois d’après, il paraissait calme, détendu, voir empathique.  Il m’annonça une grande nouvelle :  » Voilà, j’ai créé un groupe pluri-disciplinaire qui se réunit le premier mercredi de chaque mois dans un local allées de Tourny. Il est constitué de kiné, de psychologue, d’orthophoniste, d’infirmière. Il me manque un Généraliste de votre trempe, alors je veux que vous veniez. D’accord ? »
Comment refuser,  je devenais un confrère, j’allais travailler avec mon gourou, celui qui dictait ma vie, mon inconscient, mon passé, mon avenir peut être.
 » Cela commence quand ? »
– Mercredi prochain, 20h.
– Ok. » (je ne réfléchissais pas, j’étais trop content)

Je ne savais pas comment se déroulaient ces réunions et, comme j’aime bien faire, je préparai cette réunion en mettant sur le papier un cas clinique intéressant. Je ne fus pas déçu, la composition de ce groupe était bizarre. Il y avait une grande psychologue aussi belle qu’illuminée, une vielle homéopathe, cheveux gris, petit cartable d’écolier et qui notait tout, une infirmière de cancéro qui avait servi de chauffeur à notre docteur et qui paraissait avoir une complicité avec lui dépassant le cadre professionnel, une kiné d’un centre de rééducation, une gynéco qui passait son temps à croquer la tête de Mie et… moi, le généraliste suivant une analyse. En regardant tout ce petit monde, j’imaginais que chaque membre avait un lien avec le chef de cette secte psychanalytique. Ces réunions se déroulaient toujours de la même façon. Un membre du groupe présentait un cas clinique et, à tour de rôle, nous l’ interprétions à notre manière. La conclusion revenait au docteur psy, de façon brillante, je dois dire. A minuit, on se quittait non sans avoir mangé des petits gâteaux offerts par un laboratoire. Cela me faisait drôle de savoir que, 6 heures après, j’allais retrouver mon collègue ! J’en étais tout excité mais fus bien déçu. Je m’attendais à une discussion ou une allusion: pas du tout!  J’entendis hurler: « Alors, vous venez ? », et le regard sombre d’un ayatollah m’indiqua de m’allonger sur ce divan aussi petit qu’inconfortable ! Je tentai bien de reparler de cette réunion qui m’avait enthousiasmé mais lui ne répondit rien, comme si je n’étais pas y allé. Mon interprétation était vite faite, c’était génial: il dissociait le malade et le confrère, aussi j’arrêtai là les commentaires et je repris mon travail, en parlant d’un sujet complètement inintéressant. Son manque de sommeil était frappant et,  dans mon dos, j’entendis des bâillements et des bruits aéro- digestifs montrant bien qu’il était en hypoglycémie .

Je me rendis compte en montant dans ma voiture que Mie envahissait ma vie : trois fois par semaine, plus le mercredi, plus la préparation des réunions, plus les lectures, les revues de presse et les discussions avec mes amis sur les bienfaits de la psychanalyse, lacanienne qui plus est !

01 Oct

Rien qu’un regard

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Je le connais depuis mes années d’hôpital, il travaillait alors comme kiné dans le service. C’est un super masseur. Il a une sensibilité extraordinaire, les malades ne veulent se faire masser que par lui. Il est grand, costaud et a un humour qui permet de survivre dans ce service de traumatologie et de neuro-chirurgie.

Il est l’ami de tous, surtout des infirmières dans les rangs desquels son charisme fait des ravages. Nous, les petits coquins de carabins, nous lui faisons des blagues qu’il accepte avec le sourire. On chronomètre sa traversée du couloir semée d’obstacles et, quand il bat des records, il se met à manifester sa joie comme un joueur de foot qui vient de marquer un but.

Bien que non médecin, il fait des diagnostics cliniques merveilleux. Il trouve des pertes de sensibilité des membres inférieurs, remarque l’absence du fonctionnement d’un petit muscle de la main. Il a des doigts en or et une parole calme qui s’oppose aux cris des malades et au tumulte de l’hôpital.

Il est toujours là quand nous arrivons mais aussi quand nous partons. Il mange seul à la cantine de l’hôpital le midi, il a besoin de se reposer dans le silence, me dit-il. Tout, lorsque je le décris ainsi, semble simple et beau et pourtant …

Depuis la naissance Jean-Claude est non voyant ! Ce jeu stupide de chronométrage de la traversée du couloir, c’est lui-même qui me l’a proposé voulant me démontrer que si on veut, on peut !

Vingt cinq ans plus tard, en pleine consultation, la porte de mon bureau s’ouvre.

« Antoine, c’est Jean-Claude.

– Oh, Jean-Claude, depuis le temps, je t’ai perdu de vue !

(Je fais toujours des gaffes énormes !)

– Moi aussi coquin, je t’ai perdu de vue ! Je ne t’ai même jamais vu !

– Qu’est-ce que tu fais là ?

– J’ai vu de la lumière alors, je suis rentré…..

– Je vois que tu n’as pas perdu ton sens de l’humour, tu es malade ?

– Non, je ne travaille plus, je suis à la retraite et je m’embête. Comme j’ai besoin d’un petit bilan, j’ai pensé à toi, j’habite tout près de chez toi.

 

Il rentre dans mon bureau toujours les yeux fixés vers le ciel comme s’il essayait de chercher un brin de lumière pour essayer d’apercevoir une forme, un objet. Il arrive, avec sa main, à trouver la chaise où, délicatement, il pose son manteau attendant que je lui dise de s’asseoir.

« Fais moi un bilan complet, je vais me marier! Tu as vu ma femme?

– Non???

– Moi non plus, rétorque t’il, en éclatant de rire. C’est grâce à mon humour que je l’ai séduite alors je dois m’entraîner!

Je suis mal à l’aise mais si heureux d’entendre cette voix de Jean-Claude me rappelant mes années d’hôpital. Le jeudi, quand je jouais en universitaire au rugby, je l’amenais toujours avec moi. Il adorait venir « voir » les matchs et n’était pas le dernier à faire la troisième mi temps.

 

«  Alors tu vas te marier ?

– Oui, c’est une miraculée de la vie.  Elle a eu un trauma crânien. Je l’ai prise en charge, c’est ma dernière patiente du service. Elle ne parlait plus, ne marchait plus, elle a passé plus de huit mois à l’hosto et, tous les matins, je me suis occupé d’elle. Je lui ai parlé, un peu dragué et, le jour de sa sortie, elle m’a demandé mon téléphone. Après, tu me connais, j’ai fait mon Rocky et voilà, on se marie dans un mois ! Je viens te voir aussi pour autre chose. J’ai «lu», qu’aux Etats-Unis, un chirurgien opère des malades atteint de la même cécité que moi. Je dois avoir un bilan parfait, pas de tension, un poids idéal et un équilibre psychologique parfait.

 

– Tu pourrais retrouver la vue ?

– Non, pas vraiment mais je pourrais entrevoir des formes et de la couleur. J’en ai marre de m’imaginer que je couche avec Sophie Marceau ou Monica Belluci, je voudrais les apercevoir…au moins les formes.

L’examen clinique de Jean-Claude est parfait, sa tension légèrement élevée sûrement causée par l’émotion de retrouver son ancien complice de l’hôpital.

 

« Tu sais, Antoine, c’est un rêve fou, me marier, vivre à deux et espérer apercevoir celle que j’attends depuis 58 ans.

– Je comprends, que puis-je faire pour t’aider?

– Il me faut de l’argent, beaucoup d’argent. Tu peux essayer de me faire travailler en plus de ma retraite ?

– Comment?

– Je ne sais que masser, alors …

 

Alors, nous avons organisé une petite association et Jean-Claude a fait des massages relaxants aux gens stressés de voir la vie en face.

A l’heure où j’écris ce petit texte, Jean-Claude et sa nouvelle femme sont dans l’avion pour les Etats-Unis pour y « voir plus clair », comme il dit !!

 

 

 

 

30 Sep

En guerre…

bandana rouge

Nous ne sommes pas égaux devant la maladie !

Je remarque souvent dans mes journées de travail que la loi des séries existe.

Ce matin, parmi mes visites, deux femmes m’ont appelé. La première c’est Janine. Elle vit seule avec son fils de 11 ans, Kevin. La deuxième, c’est Marie-France, mariée, trois garçons. Elle ne travaille pas, son mari, chef d’entreprise, est souvent absent et a une réussite énorme dans le monde de l’ameublement.

Janine a comme Marie France 41 ans. Ce sont deux univers complètement opposés.

D’un côté, Janine, dans sa petite maison pas loin de Bacalan. Héritage de ses parents, il y a une seule chambre dans laquelle Kevin tapisse les murs de ses idoles: les joueurs de football des Girondins de Bordeaux. Janine dort dans un clic-clac à côté de la cuisine. La toile cirée est recouverte du petit déjeuner du matin. Janine travaille comme femme de ménage à la mairie du Bouscat. Le papa de Kevin est parti quand elle était enceinte. Elle n’a jamais voulu refaire sa vie préférant se consacrer à son fils, faisant des sacrifices quotidiens pour pouvoir lui donner une éducation où le mot amour domine .

Elle n’a pas de voiture, mais le petit a un super vélo !!

Marie-France, c’est une très belle femme. Le brushing toujours impeccable, elle a une femme de ménage toute la journée. Elle aime s’occuper de la paroisse et du ramassage des dons vestimentaires. Les trois enfants ont des prénoms très évangéliques : Matthieu, Jean et Pierre. Ils vivent tous dans ce très bel appartement donnant sur le parc bordelais. Le toit terrasse a une vue imprenable. Il est souvent le lieu de fêtes où le Ferrero est le héros de la soirée.

Le hasard du jour a voulu que je vienne dans ces deux familles totalement différentes mais ayant un point commun, hélas… un mauvais point commun .

Je commence ma journée en allant voir Janine. Déjà debout à 6h30, elle a reçu son bilan sanguin. Elle est très fatiguée depuis quelque temps. Elle a perdu 11kg ! Elle explique cela par son épuisement entre son travail et l’éducation de Kevin. Elle a aussi passé un scanner abdominal car ses troubles digestifs ne font qu’augmenter.

Le teint olivâtre, les yeux cernés, elle fume sa cigarette devant son bol de café. Elle m’interroge :

« Qu’en penses tu, doc’?

– Ce n’est pas terrible Janine, je ne sais pas trop. (En fait je sais très bien, c’est un cancer du pancréas et le pronostic est abominable. En 30 ans je n’ai jamais eu d’heureuse surprise).

– Tu peux tout me dire doc’, même si c’est le crabe ! Il ne m’arrivera rien car je n’ai pas le droit de mourir tant que le petit a besoin de moi.

– Ecoute Janine, je t’envoie faire un bilan à la clinique, on verra bien.

– Pas question ! Je peux tout faire, mais je couche à la maison, je n’ai personne pour garder Kevin.

J’ai fait un lourd travail de négociation et nous avons décidé qu’elle fera ses examens en externe et sera là tous les soirs .

Le tableau est bien différent quand j’arrive chez Marie-France.

L’odeur de la bougie à la vanille rend l’atmosphère encore plus agréable. Les meubles sont très contemporains et, seule une vieille commode Louis XVI° trône dans le vestibule avec les photos des vacances sur le Bassin. La femme de ménage Marguerita travaille depuis des années chez eux et prépare le thé de madame .

« Elle ne boit que cela, elle ne mange rien, me dit son mari qui, pour une fois, n’est pas allé au bureau .

Ils sont aisés certes mais très généreux, très accueillants et forment une famille harmonieuse.

« On vous a mis le résultat des analyses sur la table ainsi que le scanner. Je veux discuter avec vous avant d’aller la voir dans sa chambre. »

Les résultats, le scanner, l’âge des deux malades sont entièrement identiques. Marie-France a un cancer du pancréas !

« Qu’en pensez vous, cher docteur?

J’ai envie de dire la même réponse que celle que j’avais formulée à Janine : « ce n’est pas terrible, je ne sais pas trop ».

– Je pense que cela peut être très sérieux Monsieur, je dois la faire hospitaliser.

– Je m’en doutais, j’ai déjà appelé le professeur Reinsem, il me réserve une chambre seule dans son service. Marie ne supportera pas d’être en chambre double.

– Ne voulez-vous pas que je la vois avant ?

– Je vous en prie, suivez moi. »

La chambre est inondée de lumière. Le trumeau au mur renvoie la verdure des arbres du parc. Marie-France est assise dans son lit, vêtue d’une robe de chambre blanche. Elle a les cheveux défaits, elle qui a souvent un chignon très Marie-Antoinette, elle est belle mais si amincie !

« Alors, très cher toubib, qu’en est il?

– Je ne peux rien dire, je ne vous cache pas que les résultats ne sont pas très bons, il faut des examens complémentaires .

– Ne me dites pas que c’est un cancer, je ne le supporterais pas !

C’est incroyable, à une heure d’intervalle dans deux familles complètement opposées, je suis confronté a l’annonce d’une maladie malheureusement souvent fatale. D’un côté, Janine me dit à sa façon « j’ai un cancer mais je vais me soigner car mon fils a besoin de moi » et, de l’autre, Marie-France ne veut même pas prononcer et entendre le mot.

Bien sûr pour moi, c’est la même maladie mais mon attitude doit être adaptée, doit tenir compte du milieu, de la famille, des enfants.

Marie-France est hospitalisée le jour même. Très vite prise en charge par le grand Professeur Reinsem, elle  commence sa chimio huit jours plus tard.

Janine, elle aussi, a vu le même professeur. Je l’ai appelé le jour même en insistant pour qu’elle fasse sa chimio vite et en externe.

Marie-France, dès ses premiers cheveux perdus, a voulu acheter une perruque. Janine a pris le bandana rouge de son fils et ne l’a plus quitté.

Marie-France supporte mal tous ses médicaments. Elle est très déprimée et ne prononce jamais les mots de sa maladie.

Janine rigole devant son verre de vin en chantonnant : « toi, mon crabe, tu ne passeras pas par moi ».

Ce matin on doit faire un lavage de la chambre implantable. Les deux (c’est un pur hasard) se sont retrouvées ensemble dans le même box.

Elles discutent ensemble et se rendent compte qu’elles ont le même docteur. L’infirmière assiste à la discussion et me la raconte le soir quand je passe à l’hôpital.

Marie-France, toujours hospitalisée ce soir, s’est confié a moi.

« Vous savez, Docteur, que j’ai vu ce matin une de vos patientes, Janine.

(l’air surpris)- Ah bon ? comment va t’elle ?

– Mal, elle a un cancer du pancréas, je pense qu’elle ne s’en sortira pas la pauvre. Je prie beaucoup pour elle. Heureusement que ma lésion ne s’est pas transformée comme la sienne. »

Fait-elle exprès? Refuse t’elle la vérité? Se protège t’elle?  Elle est très angoissée et terriblement inquiète.

Janine est rentrée s’occuper de Kevin et je vais la voir.

« Doc’, j’ai vu une de tes baronnes ce matin. Elle est mal cette femme, elle ne se bat pas. Elle sait ce qu’elle a mais ne l’avoue pas. Ne me dites pas que, lorsque nous sommes chauves avec une chimio à l’hôpital de Reinsem, nous ne savons pas que nous avons un cancer ! Elle me dit qu’elle a un kyste du pancréas bénin. Moi, vous savez, je sais tout, je sais surtout que je vais guérir très vite car Kevin commence en avoir marre de voir sa maman chauve avec son bandana !! »

Cette histoire date d’il y a dix ans !

Marie-France est partie six mois plus tard entourée de toute sa famille.

Janine va très bien, elle va, tous les dimanche, voir son grand Kevin jouer au football !

 

 

28 Sep

Une histoire à dormir debout

chat

Aujourd’hui, je ne suis pas triste !

Papa est mort ce matin. Il est tombé du lit. S’il pouvait le dire, il me dirait : »ça mon poulet, c’est une histoire à dormir debout ».

C’est plus facile de raconter la vie des autres que de narrer la sienne.

« Je peux te dire mon gros bonhomme qu’une seule chose car je ne te l’ai pas assez dit : je t’aime ! »

L’arme fatale dans la famille c’est la dérision. Nous nous protégeons tous de notre océan excessif d’émotions par ce mélange d’humour et de bonne humeur.

Il fait chaud ce 23 juillet, je rentre seul dans ma maison. Il n’est plus là pour entendre ma peine et ma tristesse.

En toutes circonstances, j’ai faim ! (sûrement un gène qu’il m’avait légué). Un petit melon bien mûr, un bocal de lamproie que mon vieux Claude m’ a donné pour me réconforter, un verre de La Solitude (c’est vraiment le bon choix vu le nom du domaine et les circonstances du jour). Je m’installe devant ma télé.

Malgré la chaleur étouffante je reste habillé en me disant que peut être quelqu’un viendra.

Ce soir, le programme TV est fabuleux: Interville, Patrick Sébastien et Secret Story ! Je vais donc louer un bon petit film.

Non, je vais essayer d’aller dormir, je dois être en forme demain.

Et si je prenais un hypnotique ?

Bon, je le prends maintenant et je regarde mon film: catégorie, catégorie, passion, action, XXL, (Antoine, voyons ce n’est pas le moment) … reprenons catégorie… humour ! (au moins je vais essayer de sécher mes yeux en faisant travailler mes zygomatiques).

« Nos joyeuses funérailles ! »

Parfait, l’arme dérision refait surface.

J’ai pris un hypnotique, et si j’en prenais un deuxième ? Comme cela je vais m’endormir en riant devant ce film.

Je me réveille! Je regarde l’heure 888 h et 8888mn! (que je suis bête… l’horloge est déréglée depuis longtemps), ma montre ?

Elle n’est pas à mon poignet ! La télé marque 2h 46! Je me suis endormi et je ne me rappelle plus de rien, bizarre.

Je me lève du canapé, mais complètement nu. Qu’est ce qui se passe Antoine, tu as perdu ta montre, tu es nu, tu ne te rappelles pas du film, tu vis un mauvais rêve, ton père n’est pas tombé du lit, tu vas aller te coucher et ça ira mieux.

Je passe devant la table de la salle à manger. La nappe brodée est bien posée, six couverts sont installés, six assiettes remplies… de croquettes de Chabal (Chabal c’est mon chat).

Oh doc’, tu es fou ? Résume un peu: tu loues un film, tu es habillé, avec ta montre… tu te réveilles, nu, sans montre, avec une table sur laquelle des croquettes sont généreusement bien placées dans un service en porcelaine.  Va te mettre de l’eau sur le visage et réveilles toi !

Je m’asperge d’eau fraîche dans le cabinet de toilette, et machinalement je me regarde dans le miroir. Ce n’est pas moi ! C’est un homme à qui il manque la moitié des dents de la mâchoire supérieure !

Depuis ce coup de pied  dans le visage sur ce satané terrain de Lavardac, j’ai l’honneur d’arborer un bridge pour mon sourire charmeur et là… rien, un trou béant jusqu’aux amygdales !

Je commence à reprendre mes esprits, je cherche ce morceau de dentition indispensable à la survie  de ma clientèle. Je suis toujours nu, toujours pas de montre. »Les Joyeuses Funérailles » se sont transformées en chasse à la bécasse dans l’hiver gersois.

Je repasse devant cette table majestueuse où mon petit Chabal se régale d’une assiette de croquettes. Je viens de réaliser que pour avoir servi des croquettes, il a fallu que je descende à la cave. Peut être que mes incisives artificielles sont en bas ? Je ne peux aller travailler sans elles. Le docteur Shephard deviendrait le chanteur de mes chiquots et Meredith ne succomberait plus à son charme dévastateur.

Je remonte sans rien, je commence à réaliser ce qui m’est arrivé. Déboussolé par le chagrin, j’ai fait ce que je dis toujours de ne pas faire: quand nous prenons un hypnotique, il ne faut jamais lutter, il faut se coucher et éteindre de suite la lumière. Ma prise sur le canapé et le début du film m’a entrainé dans un état de somnambulisme où j’ai fait n’importe quoi. (déshabillé, montre, croquettes, dentition etc..)

J’ai travaillé le lendemain ne pouvant annuler mes rendez-vous, l’air soucieux non pas par la difficulté des diagnostics, mais par cette main tremblante qui cachait ma bouche édentée.

J’ai retrouvé (deux mois plus tard) mon bridge qui me donnait mon sourire mais, ce 23 juillet, je n’avais pas envie de sourire!

27 Sep

Génération Y

 

soeurs

Vive les réseaux sociaux!

Une famille recomposée! D’un coté, un papa, Fred, avec deux enfants : Zoé, 16 ans et Nathan, 14 ans. De l’autre Béatrice, elle aussi deux enfants, Anaïs et Hugo, même âge. Cela fait bientôt 8 ans qu’un équilibre harmonieux règne dans cette petite villa du Bouscat. On y pratique la garde alternée et les enfants se retrouvent ensemble une semaine sur deux. Comme dit Fred : » j’ai une semaine de garderie, une semaine d’amoureux, c’est super ! »

Le petit coté amusant de l’histoire, c’est que j’étais le médecin des deux familles bien avant qu’ils ne se rencontrent. J’ai assisté au divorce de chacun, aux tristesses, aux pleurs, aux insomnies. Puis la renaissance, le balbutiement des premiers pas de la nouvelle vie amoureuse et enfin la réunion des deux familles.

Au début tout va bien, les enfants passent d’une maison à l’autre, se retrouvent à quatre du même âge, c’est le bonheur total! Béatrice gère l’intendance malgré son travail en grande surface. Fred est banquier et occupe un poste important dans une banque.

Le quotidien, la semaine où ils sont tous réunis, est bien rempli: réveil très matinal, les deux filles mettent un temps infini pour choisir leur tenue vestimentaire, se laver les cheveux et réviser sur un coin de table les devoirs. Les garçons traînent dans leur lit et doivent attendre au moins dix rappels avant d’émerger et descendre, hirsutes, avaler un bol de lait.

Depuis quelques temps, une jalousie s’installe entre Zoé et Anaïs.Il faut dire que l’adolescence de l’une ne ressemble pas du tout à celle de l’autre.

Zoé c’est la sportive, grande, élancée, elle vit en jogging, joue au basket, et s’amuse tout le temps avec les garçons. Anaïs, c’est la petite minette, coquette, figure de mode. Elle passe son temps à regarder sur le net les dernières promotions ou autres affaires vestimentaires. Elle a un petit fiancé, « l’homme de ma vie », dit elle. Ses nuits sont courtes car elle dort avec monsieur Facebook.

Depuis quelques temps, Fred a de la tension, il est fatigué et vient me consulter pour un bilan sanguin.

« J’ai mal à la tête, suis gonflé de partout, j’ai pris 6 kg! »

Cet homme est super, il ne parle pas de ses deux enfants mais des quatre. Il ne fait aucune différence entre eux.

« C’est que j’ai besoin d’être en forme avec les monstres, entre la Tony Parker ado et Miss France ce n’est pas une partie de repos tous les jours, elles ne cessent de se chamailler! Les deux mecs, ils sont avachis dans le canapé et jouent à la wii. Le travail est un mot qu’ils ne connaissent pas.

Le bilan de Fred est catastrophique: insuffisance rénale ! Ses reins ne fonctionnent pas, il doit consulter un néphrologue .

Le diagnostic tombe : malformation congénitale des deux reins ! Seule une dialyse peut permettre la survie de Fred en attendant, vu son jeune âge, une transplantation rénale.

Pendant ce temps là, le climat à la maison se détériore, Zoé et Anaïs se disputent en permanence. Les mots sont cruels entre ados si différentes.

« Toi, tu es obligée de te mettre du rouge à lèvres pour que l’on te remarque, ce n’est pas ton 1m50 qui va attirer l’oeil des garçons !

– Et toi, grosse girafe, avec ton jogging qui sent mauvais, tu penses qu’ils vont venir t’inviter au cinéma ? »

Les parents sont plus préoccupés par cette terrible maladie que par ces disputes même si un climat plus serein améliorerait bien des choses.

Les dialyses ont commencé trois fois par semaine. Fred est épuisé, il travaille à mi temps mais n’a plus la force de tout gérer. Béatrice est à bout.

Le niveau de querelles entre les deux filles est au maximum. Dimanche elles se sont battues ! Fred, en voulant les séparer, est tombé et a eu un gros malaise.

Il faut prendre des décisions, l’air est irrespirable. Anaïs ne veut plus rester une semaine entière avec sa maman, elle veut retourner chez son papa.

Elle est dure, il lui arrive même d’avoir des propos violents:

« Je ne vais pas gâcher ma vie entre un beau père malade et sa fille ignoble et méchante, je rentre chez papa ! »

La santé de Fred, son anémie, ses maux de tête sont si forts que, pour éviter des problèmes supplémentaires, le conseil de famille décide de renvoyer Anaïs. Elle viendra un week-end sur deux.

A partir de ce jour là, Anaïs n’est jamais revenue et, bien qu’au même lycée, elle ne parle plus jamais à Zoé, celle qui était, il y a si peu de temps, sa meilleure amie.

Les semaines sont longues et épuisantes. Fred est inscrit enfin sur la liste des transplantables et porte un bip à sa ceinture afin d’être prévenu immédiatement de l’arrivée d’un greffon. Il ne travaille plus, il est confiné dans sa maison. Béatrice est complètement dépressive, elle ne voit presque plus sa fille qui vit à temps complet chez son papa qui n’a pas refait sa vie. Zoé continue le basket comme si de rien n’était.

18 mois passent dans ce climat où se mélangent la maladie, la haine et l’épuisement.

Et puis, profitant d’une légère amélioration de l’état de santé de Fred, sa femme, entre deux dialyses, décide de l’amener se reposer en ce mois de juillet dans le Pays Basque, à Saint Etienne de Baïgorry. Dans ce petit paradis se trouve un hôtel où coule une rivière. Fred se sent bien, il regarde tous les matins les pêcheurs à la mouche se débattant avec des les truites sauvages. Il se régale sous les platanes des bons petits plats que Christine et Pascal lui préparent. II est heureux loin du tumulte du rein artificiel et de la brouille entre Zoé et Anaïs. Il lui arrive même de faire un peu de marche et de monter au col d’Ispéguy par le chemin des contrebandiers.

Un soir il déguste cette fameuse sangria blanche et monte très vite se reposer. Un orage violent l’empêche de trouver le sommeil. Cela l’importe peu, il est bien!

22 heures – L’hôpital de Bordeaux vient de recevoir un greffon rénal. On fait sonner son bip.

Baïgorry, c’est beau mais si perdu dans la montagne que les technologies ne passent pas toujours ! L’orage redouble et le téléphone est coupé dans l’hôtel. L’hôpital s’acharne en tentant, en vain, de joindre Fred. En désespoir de cause, ils appellent au domicile. Zoé est là en train de regarder la télévision.

« Nous n’arrivons pas à joindre votre père, nous avons un rein, il faut absolument le joindre! »

Zoé est bouleversée, elle ne sait pas quoi faire. Elle branche son ordinateur. Machinalement elle regarde son Facebook, joue à un son jeu addictif et voit ses amis connectés au même moment. Anaïs est connectée !

Anaïs est dans la maison de ses grandparents paternels à Itxassou, c’est à quelques kilomètres de Baïgorry.

Non, je ne vais pas reparler à Anaïs, avec tout ce qu’elle m’ a dit. Elle a abandonné notre famille, a laissé mon papa, ne nous a pas appelés depuis si longtemps …

Zoé a les yeux rivés sur cette petite lumière verte sur la droite de l’écran signalant qu’Anaïs est toujours connectée. Que faire?

Reparler à son ennemie pour son père ou attendre qu’un miracle se produise et qu’il soit enfin joignable ?

Elle a du cœur, Zoé, elle tape sur son écran en direction d’Anaïs un petit ….

« Coucou »

Anaïs ne répond pas. Elle réessaie.

« J’ai besoin de te parler, c’est grave.

– Tu as perdu ton jogging?

-Non, l’hôpital essaie de joindre Papa, il est à Baïgorry, toi tu es bien à Itxassou?

– Oui.

– Je peux t’appeler ?  Je vais t’expliquer.

-Vas-y.

– Ecoute moi pour une fois, papa peut être sauvé si tu te bouges ! Réveille tes grandparents, fonce à l’hôtel, fonce, je t’en supplie !!! »

– J’y vais !

Anaïs est allée à Baïgorry. Grâce à Christine et Pascal, Fred a été transporté en hélicoptère et a été transplanté.

 

Anaïs et Zoé se sont retrouvées dans la salle d’attente. Elles se sont embrassées si longtemps …

 

26 Sep

Les maux dedans #5

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C’est vrai que j’ai eu des doutes: du génie à l’imposteur voire truand. Je me demandais souvent quelle était la véritable identité du docteur Mie. Je m’obligeais à ne pas y penser et à suivre mon intuition car si cela n’était pas le cas j’arrêterais et je ne le voulais absolument pas. Les séances se succédaient à un rythme infernal  à raison de trois fois par semaine ; c’était pour moi un véritable casse tête de caser ce rendez vous dans mes journées de médecin mais j’y arrivais tellement était grande ma motivation. Je marquais sur mon petit carnet l’essentiel de mon « travail » et, lorsqu’ il m’annonça qu’il partait en vacances pour 15 jours, j’étais partagé entre la joie de souffler un peu, d’éviter ces trajets en voiture et la déception d’interrompre une analyse couchée si prometteuse pour moi !

Le retour sur le divan fut bizarre. Au préalable je dus affronter une situation peu confortable puisque je me retrouvai dans la salle  d’ attente avec deux de mes patients que j’avais adressés au Dr Mie mais qui n’étaient pas censés savoir que je consultais moi aussi! Je me sentis obligé de justifier ma présence par la préparation d’une conférence avec lui ! Cela ne changea en rien son attitude et il me hurla depuis son bureau au fond du couloir un « Venezzzz » qui ressemblait plus à un ordre qu’à l’invitation à la préparation de la dite conférence.

Ce jour là, j’avais plein de choses à dire car les 15 jours de vacances de mon inconscient m’avaient permis d’accumuler un tas de reflexions à exprimer. Pour une fois, j’eus le sentiment d’un premier progrès. Je lui racontai que j’étais ému de venir dans ce quartier rempli de souvenirs pour moi. En effet mes grands parents habitaient au 204 et lui au 202. J’avais eu une admiration et un amour immenses pour eux et j’avais toujours l’impression que ma mémoire n’ avait jamais effacé ces moments magiques.

Ce jour-là, après l’introduction habituelle « alors, on en était où ? »,  je me suis mis à lui parler de la mort de mon grand père et du véritable big bang qu’elle a provoqué chez le petit garçon que j’étais. C’est pendant cette séance que j’ai découvert pourquoi je n’aimais pas la couleur rouge ! L’intérêt de cette anecdote n’est que très personnel mais mérite que je m’y arrête pour montrer pourquoi je sentais que la psychanalyse lacanienne était merveilleuse !

C’est mon grand père qui m’a initié au rugby et, ce jour là, le 8 mai, se déroule une demi finale à Bordeaux. Je dois y aller avec mon grand père, mais il est à l’hôpital depuis deux semaines. Agen–Dax,voila l’affiche de la demi finale. Ma mère m’appelle à 17 heures pour annoncer le score à mon grand père. Je lui dis sans réfléchir Dax alors que c’était Agen mais mon grand père préférait Dax et Dax jouait en rouge. Ma mère arrive 2 heures plus tard et, à la question, « comment va-t-il ? », elle me répond qu’il est très fatigué mais que ça va. Puis, elle dit en parlant toute seule,  » je suis ridicule habillée comme ça », (elle avait un pull rouge vif ) et elle part mettre un noir ! Je savais qu’ à ce moment là, pour la première fois, ma mère me mentait et, qu’irrémédiablement, à tout jamais, la couleur rouge serait le symbole de la mort, du mensonge et de la trahison .

Cette histoire, banale somme toute, me confortait. La psychanalyse lacanienne était indispensable pour expliquer nos actes, nos pensées et nos choix inconscients. C’est pourquoi mon admiration pour le vecteur qui avait provoqué cela ne faisait que confirmer mon idée : le Docteur Mie était un Génie! (à l’heure où je vous parle je n’ai plus aucun à priori sur cette couleur rouge et j’en porte souvent, preuve que les dons de guérison du bon docteur sont réels !!)

Il ne prenait ses vacances que pendant les vacances scolaires. Je savais que j’avais devant moi 7 semaines de séances. A raison de 3 fois par semaine et vu la réussite de la dernière, je pensais que j’allais avancer à très grande vitesse et que mon inconscient allait subir une super défragmentation comme celle que devrait subir le pc sur lequel j’écris.

Je ne vous cacherais pas que je traversais de grandes périodes de doute où je n’avançais que très peu. Mes relations avec le psy étaient bizarres, variables, décevantes, frustrantes et rarement agréables. Il était souvent d’humeur massacrante, comme le jour, où il m’ a surpris en train de téléphoner avec mon portable dans la salle d’attente. Au lieu de commencer par la satané phrase « on en était où? »  il se lança dans des cris, des hurlements : « Votre portable m’est insupportable ! », me précisant son jeu de mot lacanien qu’il pensait que je n’avais pas saisi. Il m’interdisait de l’amener même éteint ! Je précise que jamais je ne l’avais allumé pendant les séances. Là aussi je positivais en me rassurant, en me disant que cette autorité et ces colères étaient indispensables à mes progrès. Les jours où j’en avais vraiment marre c’était là qu’il était d’humeur plus légère et que je l’entendais écrire sur son fameux petit carnet avec son stylo plus gros que gros : un Mont Blanc.

Les séances ne duraient jamais plus de 10 à 15 minutes. J’avais l’impression que son emploi du temps était chronométré. Il commençait à 6h 15 et finissait à 20h et ne s’arrêtait pas entre midi et deux ! Je me suis aperçu que ce n’était qu’un homme, malgré cette incroyable puissance  de travail, le jour où je l’ ai surpris en train de dormir en ronflant dans mon dos. J’ai attendu deux ou trois minutes avant d’arrêter de parler et j’ai bougé afin qu’il s’en rende compte et là, très sur de lui, il me dit tout de go :  » Voilà ce que Freud appelait l’attention flottante, c’est là où j’emmagasine tout et surtout ne croyez pas que je dormais !! Bien, cela fait 40 euros, en liquide s’il vous plait. »

25 Sep

D’homme à homme

cowboy

Il est parfois difficile de parler à ses parents même quand on se croit adulte.

Carlos est un immigré espagnol dont la famille est arrivée après la guerre d’Espagne. Il est grand, costaud, plaisante tout le temps. Maçon, il a crée sa petite entreprise. Il a un accent qui sent bon l’huile d’olive, les tapas et la sangria. Il est marié avec Isabelle depuis 30 ans. Elle partage son temps entre comptabilité et  gestion de la maison. Deux enfants, deux beaux hidalgos, cheveux gominés, 28 et 29 ans. (Manuel et Pedro)

Carlos, c’est le râleur ! Il ne sait jamais être calme, il travaille comme un fou, a construit sa propre maison mais ne l’a jamais finie. Il y a toujours des tonnes de gravas, de ciment, de tuyaux quand je vais chez eux. Il me fait rire avec son esprit bougon permanent : un rhume et c’est la fin du monde!

 » Poutadios, Antonio, tou va me soigné sinon je te zigouille la garganta! No rigole pas, je vais mourir ! »

– Mais ce n’est qu’un rhume, Carlos !

– Yo m’en fou, j’ai du trabajo à la casa.

Sa femme, exaspérée, me regarde derrière ses lunettes, finissant une facture.

« Et n’oublie pas la TVA! »

La maison sent toujours l’odeur de cuisine, de friture et la bouteille de Rioja est toujours sur la table. J’ai souvent droit de déguster ce vinaigre réveillant systématiquement mon petit ulcère mais on ne refuse rien à monsieur Don Carlos !

Pedro, le fils ainé, a réussi ses études. Il a fait une école de commerce et, après des stages à Bordeaux, a très vite compris qu’il devait partir loin de cette entreprise familiale où il ne serait toujours que le fils de Carlos et non le commercial de l’entreprise. Il est installé à Madrid et réussit très bien dans une grosse boîte de publicité.

Manuel, avant tout, c’est le beau gosse ! 1m85, il a enchainé échec scolaire sur échec scolaire, a triplé sa seconde et, en désespoir de cause, Don Carlos l’a inscrit dans un CAP de plomberie.

« Tu comprends, il passe son diplôme, je le prends avec moi et il pourra continuer à jouer au foot. On travaille ensemble histoire que je le forme et basta, je repars venger mon padre en finissant ma vie là où Franco nous a chassés ! »

Manuel vient me voir timidement pour que je lui remonte le moral. La vie avec un volcan espagnol n’est pas facile.

« Je suis Tanguy, maman me couche, m’apporte mon petit déjeuner au lit, papa me hurle dessus. Il veut que je sois le plombier le meilleur du monde, le Saunier Duval de Bordeaux. Moi, je n’ai pas du tout envie de faire ce métier et encore moins de travailler avec eux. »

Il est complètement dépressif. Je le connais depuis la naissance et son physique d’Apollon ne correspond pas du tout avec celui du plombier qui bricole.

« Tu veux faire quoi ?

– Danser!

– Danser, toi qui joues au foot? Tu ressembles plus certes à Delon qu’à Ribery mais de là à être danseur……

– J’aime la musique, la danse, le Tango mais, avec Don Carlos, tu joues au foot, tu portes le maillot du Réal de Madrid et tu mets ta salopette!!

– Tu sors souvent en pub le soir?

– Parfois, mais le Vieux m’empêche souvent. Alors, je fais le mur avec la complicité de Maman.

-Tu sais que tu as 28 ans, Manuel. Tu dois t’affirmer, communiquer avec Carlos (facile à dire quand on est médecin, moins quand on est un papa comme moi).

– Je sais mais j’ai peur de lui (il se met à pleurer) et puis je n’arrive pas à lui dire …

– Quoi ?

– Que je suis homo! »

En me disant cela, je vois un éclair dans ses yeux, un éclair de bonheur de partager enfin son secret avec moi, son complice d’un jour, son médecin de toujours.

« Dis lui !

– Impossible, il est anti homo, anti danseur, anti musique, anti moi quoi!

– Tu veux que je lui parle ?

Un sourire lumineux !

– Oh oui, Doc je veux, je veux vite, je veux revivre « .

 

Bon, Antoine, tu as peut être parlé un peu vite. Il va falloir trouver les mots, les bons pour faire comprendre à Don Carlos que son fils n’est pas comme lui, et surtout pas comme il voudrait qu’il soit.

Les cas gênants je les traite toujours en fin de journée quand le tumulte de la journée s’apaise. Je reçois » mon dernier rendez-vous ».  C’est celui où je discute et prends mon temps. Je peux faire passer des messages parce que je suis calme et détendu.

 

« Olà, Don Carlos !

– Arrête de faire le stupide, je suis inquiet. Pourquoi tu m’as fait venir, j’ai le crabe ? (traduction internationale de cancer)

– Non, rien de grave, je veux te parler de Manu.

– Il est malade?

– Non au contraire tout va bien, très bien.

– Tu me fais venir à ton cabinet, le soir tard, alors que je dois livrer un chantier pour me dire que mon branleur de fils va bien ! Tou té fou de moi !!(reprenant son accent hispanico-béglais)

– Il va bien physiquement mais moralement, ce n’est pas la grande forme.

– Il va nous faire une petite déprime, le chouchou de sa maman. Il a tout pour être bien, il loge chez nous, on le protège, on lui paye son CAP etc, etc…

– Il voudrait te parler, il n’y arrive pas !

Carlos devient tout calme, tout mal à l’aise, comme s’il sortait son habit de méchant, de père autoritaire.

– Mais qu’il est stupide ce Manuel, je peux tout entendre, je le sais très bien ce qu’il a à me dire.

– Tu penses à quoi ?

– Que je n’aurai jamais un petit fils pour reprendre la boutique, qu’il ne jouera jamais au Réal et que je vais devoir manger avec son petit copain.

-Tu savais ?

– Bien sûr que je sais mais cela me chamboule un peu.

– Tu sais, il va être heureux que tu lui parles. Aujourd’hui, il est vraiment mal.

– Mais qu’il est bête, ce Manu, je l’invite avec toi ce soir (au diable le chantier) avec son copain et il verra bien qui est Don Carlos !

 

Le repas dans le restaurant espagnol fut fabuleux : sangria, paella et coming-out !

 

 

 

24 Sep

Deux têtes, un seul coeur

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C’est une famille classique : lui, commercial dans la grande distribution, elle, fonctionnaire. Deux enfants : 14 et 16 ans. Petit pavillon de banlieue, un rythme minuté, identique chaque semaine. Un week-end en famille : bricolage pour papa, sport pour les enfants, lecture pour la maman. Ils ont l’air heureux sans avoir besoin de sortir.

Je suis leur médecin depuis la naissance du premier. Je participe à l’évolution de cette famille « modèle » en soignant les petits bobos et les pathologies classiques.

Jean est l’homme emphatique, toujours stressé, toujours bien habillé, la cravate et le costume bleu marine, en uniforme. Elise, c’est l’épouse, la maman parfaite. Elle partage son temps entre le bureau et les taches ménagères. C’est l’abnégation au service des autres. Autant j’ai donné quelques fois des petits hypnotiques à Jean pour son sommeil autant je n’ai jamais eu besoin d’aider Elise. Elle est trop fatiguée le soir, elle s’effondre sur le canapé une fois les enfants couchés.

Il faut dire que Jean part le lundi midi sur toutes les routes de France (17 départements) et ne rentre que le vendredi soir.

Un jour, Elise vient me voir car elle est soucieuse pour son fils aîné qui réclame son papa.

« Il n’est là que le week-end et encore il passe son temps devant les matchs de rugby ! » (je ne suis donc pas tout seul, ouf !)

Je reçois quelques jours après le fiston. L’enfant sympa avec de l’acné juvénile : il veut une crème pour ne pas être appelé « calculette » à cause des boutons sur son visage.

J’en profite pour lui parler de sa famille et bien sûr de son papa. En fait, c’est le mythe, mon père ce héros ! Il lui pardonne les samedis, allongé sur le canapé devant la télé et se réjouit de la victoire de Toulouse sur Clermont -Ferrand (normal). Il a une admiration sans faille pour celui qui arpente la France entière pour vendre des biscuits d’apéritif. Il aime son charisme, sa générosité et lui reproche juste son absence qu’il sait involontaire.

Il est plus dur avec sa maman qui joue le mauvais rôle.

« Elle ne cesse de me crier dessus… fais ta chambre, arrête de toucher les boutons, va travailler au lieu de de jouer à la console. »

La petite sœur est une jeune ado avec bagues dentaires et sac Hello Kitty. Pour elle, la vie est un long fleuve tranquille.

Un jour, je reçois un coup de téléphone d’un jeune qui veut venir me voir très vite. Je lui demande son nom et il hésite, bafouille et me dit :

« On dira que je m’appelle X….. »

Me précisant qu’il n’habite pas à Bordeaux et qu’il ne peut venir que le week-end, je lui donne rendez-vous le samedi suivant.

C’est le dernier rendez-vous, il est midi. Je vois arriver un jeune à l’accent très Sud-Ouest, très chantant qui sent bon le rugby et la saucisse.

« Voilà, je veux vous parler mais je vous demande de ne jamais le dire à personne.

– D’accord, qu’il y a t’il de si grave ?

– Soignez-vous monsieur Dupuy ?

– Pourquoi? et quel prénom ? Tu sais des Dupuy il y en a beaucoup à Bordeaux.

– Jean Dupuy, marchand de cacahuètes.. »

A son ton et son humour d’arachide, je sens bien qu’il y a une grosse colère en lui.

« Tu as quel âge ?

– 14 ans depuis hier.

– Pourquoi me demandes- tu cela?

– Parce que c’est mon père !!! »

Dois-je lui avouer que je le connais, qu’il a déjà deux enfants dont un du même âge ? Dois-je me retrancher derrière le secret médical ?  Au vu de mon trouble, il rajoute :

« Je sais que vous êtes son médecin, j’ai vu vos ordonnances dans sa poche. » (et il me les présente)

Je suis désemparé et lui pose des questions un peu bâtardes vu le contexte .

« Tu le vois souvent (prouvant en disant ça que j’admets connaître son papa ou, tout au moins, monsieur Jean Dupuy)

– Oui, toute la semaine. Il arrive le lundi à 14 heures, travaille beaucoup mais dort tous les soirs à la maison.

– Il connaît ta maman depuis longtemps ?

– Bien sûr, depuis 17 ans au moins (la rencontre avec Elise date de 19 ans ! )

En fait cet ado courageux vient de comprendre que son papa a sûrement une double vie mais ne semble pas en connaître tout le contenu. Cela veut dire aussi que notre Jean d’arachide a rencontré dans une autre ville deux ans plus tard une autre femme que la sienne et a construit un autre foyer.

Devant tant de doutes, je me permets de poser des questions beaucoup plus précises.

« Connais-tu sa vie à Bordeaux ? Sais-tu s’il est avec une femme ?

– Je me doute qu’il vit avec quelqu’un car, son excuse d’être dirigeant de rugby toute l’année et partir en tournée l’été pendant 3 semaines, il n’y a que maman pour le croire. Sinon je ne sais pas où il est le week-end sauf qu’il vient vous voir comme médecin référent…

– Tu as des frères et sœurs ?

– Une ! »

C’est incroyable, ce Jean a une double vie complète : deux foyers, deux femmes trompées, deux fois deux enfants ! Que faire pour ce jeune ado complètement perdu qui vient me demander mon aide ? Dois-je parler au papa? Je me pose des millions de questions et lui n’attend qu’une réponse, que je lui dise qu’il n’a pas tort.

J’ai pris son numéro de téléphone et j’ai promis de me renseigner Je lui demande aussi s’il veut que je parle à son papa?

« Faites comme vous voulez, mon père c’est mon dieu. J’ai peur de le perdre. En disant cela, il emploie les même mots que son frère jumeau inconnu ! Cette situation est folle, deux familles réunies par un homme génial sûrement, menteur certainement!

Un jour, Jean vient me voir, abattu. Il vient de se faire licencier pour faute grave. N’arrivant pas à subvenir à la gestion de ses deux familles, il a triché sur des factures.

« Ce n’est pas pour le licenciement que je vais mal, Doc, c’est pour ce qui va suivre. »

Il se met à me raconter toute son histoire, un amour fou pour Elise, ses deux enfants puis la tentation, en étant jamais chez lui la semaine, une maîtresse qui se transforme en amour. Il n’arrive pas rompre, il aime éperdument les deux femmes. Un jour, elle lui annonce qu’elle est enceinte, il ne veut pas la priver d’une maternité, il cède, repousse tous les jours l’annonce et se retrouve dans un « confort familial » à deux têtes.

Aujourd’hui, il ne peut plus mentir à tout le monde. Il paraît si sincère que je n’ose lui dire quoi que ce soit.

Simplement, je pense à ce livre d’Emmanuel Carrère, « l’Adversaire » et j’ai peur.

Je n’arrive pas trouver les mots, moi si bavard.

C’est lui qui va traduire ma pensée. « J’ai deux solutions : soit je me flingue, soit je dis tout ! »

Il a tout dit à tous, à ses quatre enfants, à ses deux femmes, à ses deux belles familles.

Il a retrouvé du travail et la vie continue ….

 

22 Sep

Monsieur et Madame Heureux

drmaison_couple La tête et les jambes…et quelles jambes ! Il y a parfois des situations, des portraits qui prêtent à rire. Pourtant si je n’avais pas mon esprit carabin coquin pour me protéger, je ne ferais que pleurer.

Quand je les vois arriver la première fois à mon cabinet, je me demande bien comment je vais faire pour garder mon sérieux.

Ils s’appellent Claude tous les deux et, pour les différencier, lui on l’appelle Coco. Très fier il rajoute Coco, comme mon perroquet du Gabon, en moins bavard ! Elle, c’est la tête ! Elle a une maladie génétique type myopathie et son handicap n’est, si on peut dire, qu’orthopédique. Elle lit Nietzche, Camus et Saint Augustin.

Tous les jours elle répète à son mari la phrase qu’elle a gravé dans son salon : »Aime et fais ce qu’il te plait ! » Il lui répond tous les jours : « Facile Madame intello, moi je ne sais ni lire ni écrire et j’ai des jambes en X » .

Coco, depuis la naissance, a une anomalie congénitale. Il est limité intellectuellement et a une malformation des jambes avec deux pieds bots. Cela dit, il a une volonté féroce et aide sa femme pour la mobilité. Elle aime à plaisanter et dit souvent : « Au royaume des aveugles les borgnes sont rois, alors bouge toi, le grand « . Grand, il est: 1m94 !

Sans l’offenser et avec beaucoup de tendresse je peux l’appeler mon Quasimodo préféré. Ils me disent souvent, nous ne sommes pas des handicapés, nous sommes Monsieur et Madame Différents en référence aux livres d’enfants, (Monsieur Distrait, Madame Etourdie, Monsieur Lent etc…)

Ils ne m’appellent que très rarement pour des visites à domicile. Ils veulent venir comme tout le monde. En toute franchise, cela ne m’arrange pas vu le temps…

Elle m’explique : « Nous venons chez le docteur une fois par mois. C’est notre sortie mensuelle ».

« Le matin où je viens vous voir je me lève plus tôt. On se lave la tête quand on vient voir son toubib chéri!  Et se laver les cheveux avec deux mains fermées on en gaspille du shampoing! Puis je prépare le petit déjeuner du grand et je le réveille sinon il dort jusqu’à 11h. Il ne mange pas, il dévore!  Soupe, fromage, charcuterie et son petit verre de rouge.

– Tous les jours ?

– Parfaitement, Monsieur Différent,  c’est aussi Monsieur Glouton.

– Vous savez, il est très vite midi et on part chez vous vers 13 h ».

Je comprends ce temps vu celui qui leur faut pour descendre de la voiture et  venir jusqu’à ma salle d’attente.

D’abord, il y a l’arrivée dans le parking. Elle a une vielle Twingo avec commandes au volant. Des petites erreurs de manettes et la pauvre Renault ressemble à la voiture du jeu des Milles Bornes marquée accident ( j’adorais jouer à ce jeu petit..) Après dix bons aller-retour pour prendre une place normale et non d’handicapés, Coco descend en premier, déplie sa carcasse d’un pas chaloupé genou contre genou, pieds disposés un intérieur, l’autre extérieur, bras à l’horizontale pour équilibrer le tout. Sourire aux lèvres, il fait le tour de la voiture pour ouvrir la porte de Madame (12 minutes) Claude pose ses jambes sur le goudron (5 mn) Coco se penche non sans se prendre très souvent le coin de la portière dans la tête (2 mn) et essaye de tirer Madame en dehors de la voiture.

La chute est fréquente et il se relève en éclatant de rire et en répétant:  » Aime et fais ce qu’il te plait » c’est ça, merci Saint augustin. Je l’aime peut être mais elle m’emmerde, Madame l’intello! Ensuite, une fois extirpée de la voiture, il lui tend un bras sans même attendre qu’elle déplie le sien. Ils s’avancent en une marche en canard s’en savoir qui retient l’autre. 23 minutes plus tard, ils arrivent dans mon bureau.

Elle a toute sa « vie médicale  » dans son sac Auchan  me disant à chaque fois :  » Vous connaissez mon cas mais … »

Lui semble heureux. C’est une sortie distrayante et reposante pour lui.  » Docteur, elle me tue Madame Intello, je dois me lever tôt (11h…) je dois nourrir Pepito et GaÏa

– Qui?

– Les deux chats, le gros noir au ventre qui pend et la petite minus zébrée.

– Arrête le grand, si on est venu aujourd’hui c’est grave, laisse moi parler ! Voilà Docteur, je sais ce que vous allez me dire mais j’ai bien réfléchi et le grand aussi d’ailleurs, nous voulons un enfant !!

A ce moment précis je ne sais pas si c’est sérieux ou si c’est un trait de l’humour habituel de Claude .

– Alors, Docteur, mon âge est il un problème pour ce désir sans nom de maternité?

– Quel âge ?

– 45 ans ! (je m’aperçois en fait que je ne le savais pas pouvant lui en donner facilement dix de plus )

– Qu’en pensez vous Coco ? Il rit :  » Aime et fais ce qu’il te plait ! quand Madame veut, elle a ! Alors un de plus ou pas !

– Un de plus ?

– On a quand même Pepito et Gaîa!

– Arrête toi, je te parle d’un enfant, un vrai un bébé d’ amour qui te ressemblera, qui aura tes beaux yeux bleus et qui sera gentil comme toi.

– oui mais peut être des jambes en x et un cerveau de poulet ..

– T’inquiète pas mon chéri, il sera le plus beau bébé du monde.

Cette scène devant moi me trouble: un amour si grand entre deux êtres et une folie d’avoir un enfant en étant handicapés comme eux ! Ils me demandent mon avis et, moi simple généraliste, je dois donner une réponse : oui, non, feu vert, feu rouge.

Ai-je le droit de dire que c’est inconscient, qu’il faut penser à l’enfant, à son avenir, aux moqueries de l’univers scolaire?

Et pourtant je suis sûr qu’il sera un être adoré, protégé. Combien de bambins ont des parents « normaux » qui agissent en monstres, en égoïstes. Ils ne donnent pas le dixième du potentiel d’amour que les deux Claude pourraient donner.

Je n’ai pas eu besoin de traduire ma pensée, Claude l’a comprise.  » Je sais, on est des vieux maboules, moi j’ai la tête, lui a des pauvres jambes mais on a quelque chose que d’autres n’auront jamais : on a du coeur et on s’aime.

J’ai tout fait pour les aider. Ils ont passé des heures et des heures en consultations de fécondation in vitro, en dossier d’adoption. Ils n’ont jamais eu d’enfant mais, pendant ces années de quête de bonheur maternel, ils n’ont pas vu qu’ils étaient différents.

Aujourd’hui, ils vont bien, clopin-clopant, ils promènent Thimbou, leur nouveau Labrador.

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