17 Oct

Un printemps à Tchernobyl, le nouveau récit de voyage du Breton Emmanuel Lepage

« Dans ce métier, seul à gratter sur ma planche, j’ai souvent l’impression de voir le monde à travers une vitre, d’être « à côté », cette foi-ci le monde, je le sentirai dans ma peau ! Bien sur, c’etait risqué… mais tellement excitant ! J’allais découvrir des terres interdites où rôde la mort ». Ainsi parle Emmanuel Lepage à la veille de se retrouver au coeur des ténèbres, sur les lieux du premier accident nucléaire majeur : Tchernobyl. L’auteur de Muchacho chez Dupuis ou de Voyage aux îles de la désolation chez Futuropolis n’avait que 19 ans au moment de la catastrophe. 19 ans et peut-être une certaine forme d’insouciance. Mais lorsque 22 ans plus tard, en 2008, l’association Dessin’Acteurs lui propose de témoigner par son média, la bande dessinée, du quotidien de tous ces hommes, femmes et enfants qui vivent autour ou dans la zone contaminée, Emmanuel n’hésite pas un instant. Non pas par conviction antinucléaire mais plutôt pour se confronter au désastre. L‘occasion en tout cas pour lui de réaliser pour la première fois un reportage en dessin. « Je ne serai pas seulement témoin du monde mais « impliqué » ! Acteur ! Militant, quoi ».

Et le voilà débarqué au beau milieu de ce désastre, à tenter de dessiner, d’immortaliser, d’imaginer ces 2600 km2 de zone contaminée, ces 3 grandes villes et 86 villages évacués, ces 200 000 personnes déplacées, ces morts, ces malades, ces forêts enterrées…

L’oeil rivé sur le dosimètre qui régulièrement s’affole, Emmanuel pénètre plusieurs fois dans la zone interdite, protégé d’un simple masque en tissu et de gants en plastique. Dans l’urgence, il croque ici un abris bus abandonné et envahi par la végétation, là les réacteurs de la centrale et plus loin les anciennes coopératives agricoles, les cimetières de camions et d’hélicoptères contaminés, les rues et immeubles de la ville de Pripiat… mais aussi les gens, ordinaires, anciens liquidateurs miraculeusement vivants, paysans et autres qui vivent autour de la zone, parfois à l’intérieur.

Un printemps à Tchernobyl, réalisé au retour de cette expérience, n’est pas un témoignage militant, ni journalistique. C’est le témoignage d’un artiste, d’un auteur de bande dessinée qui pensait se frotter à la mort et rencontre finalement la vie. Son dessin évolue avec son idée de Tchernobyl, très noir au début, il prend des couleurs dans les dernières pages. C’est le printemps ici aussi même si la terre est et restera encore longtemps contaminée ! Un regard singulier mais aussi une réflexion. L‘album de 160 pages nous interroge sur la catastrophe et sur ses conséquences mais aussi sur la place d’un artiste comme Emmanuel dans un tel endroit et plus largement dans la société. Un album magnifique et utile pour nous et les générations à venir ! EGuillaud

Un printemps à Tchernobyl, d’Emmanuel Lepage. Editions Futuropolis. 24,50 euros

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L’info en +

Parallèlement à ce récit en bande dessinée, les éditions La Boîte à bulles publient un carnet de voyage réalisé par Emmanuel Lepage et le peintre Gildas Chasseboeuf intitulé Les fleurs de Tchernobyl (17 euros).

16 Oct

Interview d’Alexandre Chenet et Renaud Garreta, auteurs de l’album « Seul autour du monde » à paraître chez Dargaud

On le surnomme « L’Everest de la voile ». Et pour cause, le Vendée Globe, la course autour du monde en solitaire, sans escale et sans assistance n’a rien, absolument rien, d’une promenade de santé. Trois océans à traverser, trois caps à franchir dont le terrible Horn, des milles et des milles de mer à avaler… C’est ce qui attend les 20 skippers inscrits au départ de la prochaine édition le 10 novembre. En attendant de suivre leurs exploits, deux auteurs de bande dessinée, Alexandre Chenet et Renaud Garreta, nous proposent de vivre la course de l’intérieur avec « Seul autour du monde », un album au scénario élaboré, au découpage dynamique et au graphisme ultra-réaliste nerveux. Rencontre avec deux auteurs passionnants et passionnés…

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Bonjour Renaud, bonjour Alexandre, pouvez-vous nous dire pour commencer pourquoi vous avez choisi le cadre du Vendée Globe pour votre récit ?

Renaud Garreta. Parce que c’est pour nous la plus grande course en solitaire au monde. L’Everest de la voile, comme on l’appelle ! Humainement une des plus fortes par sa longueur et surtout sa difficulté.

Alexandre Chenet. Je me souviens la tête de Renaud fin novembre 2008. On était dans un même bureau à travailler sur des choses différentes et il gardait un œil sur ses SMS, voir si quelque chose se passait dans le VG. C’était une tête d’enfant, un grand gamin. Je ne sais pas quelle était ma tête, mais sur mon écran, le site du VG était discrètement ouvert

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Que représente la mer pour vous ? Un des derniers grands terrains d’aventure… ?

R.G. La mer, pour moi, c’est un élément incroyable, un formidable terrain de jeu, j’y vais dès que j’ai cinq minutes pour nager, surfer, kiter, ou naviguer… J’ai l’impression d’y être chez moi ! Et c’est, je pense, effectivement l’un des derniers grands terrains d’aventure, surtout dans le cadre d’un Vendée Globe.

Alexandre Chenet - © Cécile Gabriel

A.C. Je ne sais pas. Je n’y ai jamais réfléchi. Je suis partagé. C’est de longues semaines sur un habitable, en famille, tous les étés, beaucoup de mal de mer, de longues agonies de vomis. Ma sœur m’a dit qu’elle avait réellement crû mourir, un jour où l’on passait le Raz de Sein, certainement dans ce qu’il serait convenu d’appeler tempête, ou “pré-tempête”. Elle devait avoir entre 5 et 8 ans, collée à la bannette de devant, celle en triangle où tu roules d’un côté à l’autre, celle aussi où tu décolles à chaque passage de vagues, et pan !, et pan !, et pan ! Tu ne peux plus bouger, tu ne peux pas te lever pour sortir, tu te demandes quand ça va s’arrêter, et le vacarme de la coque tapant sur la mer, le vacarme des beuglements de ceux et celles restés sur le pont, obligés de hurler parce que sinon on ne s’entend pas… Et puis le huis clos familial, et s’échapper dans ses pensées et dans les livres… Mais la mer, c’est aussi une partie de notre planète, et notre planète m’intéresse. C’est amusant de voir à quel point nous, humain, nous ne nous sommes répandus que sur une toute petite partie et pourtant à quel point nous prenons de la place. Et la mer est bien souvent la voie qui mène là où nous ne sommes pas. Alors je te renvois page 44 sur l’intérêt d’aller où l’on n’est pas. Et puis dans la foulée, en page 45, tu as une petite chose sur les mers du Sud et l’aventure “inhumaine” et surtout tu as un basculement avec la 46… et l’humain. Ce sont des choses écrites face au Cap Horn ou en discutant à la radio avec les Chiliens du poste de surveillance – et de secours – de Punta Arenas. Ah, et dans ta question, tu parles aussi de l’aventure… je crois que j’ai déjà été assez long, non ?

Est-ce qu’il y a un marin qui vous fascine plus particulièrement ? Et quel marin suivrez-vous lors du prochain Vendée Globe ?

A.C. Dans une bonne interview, il faut une polémique. Alors si je dis Tabarly, je me souviens que c’était un militaire. Ah. Un militaire pour faire la guerre ? Y a-t-il d’autres militaires ? Alors bon. Je ne peux pas citer Tabarly. Renaud ?

R.G. Je n’ai pas une fascination pour un marin en particulier, ils font tous des choses extraordinaires, du premier au dernier, même si on ne peut qu’être admiratif devant le palmarès d’un Desjoyaux, des carrières d’un Tabarly ou des frères Peyron.

A.C. C’est pas mal ça de parler du palmarès ou de la carrière, sous entendue sportive. Je m’aligne sur Renaud !

R.G. Sur le prochain Vendée, nous suivrons plus particulièrement Arnaud Boissières, nous avons pu naviguer à son bord, alors, forcément, ça crée des liens.

A.C. Ca c’est bien vrai. On suivra Arnaud. Et puis aussi quand même un peu Le Cam, parce qu’il est roi mais sans cerfs, et puis Le Cléac’h, parce qu’être surnommé Le Chacal, il faut l’assumer, et puis Louis Burton, parce qu’il a franchement une bonne tête, et puis Gutkowski, parce que si on entend souvent son nom dans les médias ça fera peut-être un peu reculer le racisme ordinaire qui règne dans notre pays autour des “gens de l’Est”, et puis Beyou, De Broc, Dick, Sansó, De Lamotte, Gabart, Stamm, de Pavant, Golding, Thomson, Davies, Di Benedetto, Riou et Wawre. J’en oublie un ? Ah oui, Guillemot, mais c’est normal, je le gardais pour la fin, avec Arnaud, c’est le deuxième que je vais suivre de près. Et puis, je citerais Jean-François Coste (1989-1990) et Rich Wilson (2008-2009) pour leur communication pendant leur course que j’ai trouvé vraiment bien, humaine, intéressante, belle. Mais chut, Renaud s’est endormi durant cette trop longue énumération.

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Renaud Garreta - © Cécile Gabriel

Quel regard portez-vous sur le monde de la voile ? Sur ces nouveaux héros ? Sur leur médiatisation ?

A.C. Si tu sous-entends “sport” dans ta question, alors je t’avouerais que je ne suis pas attiré par le sport ou par une dimension sportive en soi. Je prends le fait sportif comme un moyen. Si je navigue, ce n’est pas pour faire du sport, c’est pour aller là où je ne pourrais aller sans naviguer. Si je fais de l’alpinisme, ce n’est pas pour escalader mais pour me retrouver là et dans des conditions que je ne pourrais connaître autrement. Renaud est un vrai sportif, tu aimes le sport pour ce qu’il est en lui-même, non ?

R.G. C’est vrai, la voile est un sport magnifique, très complet, que l’on fasse de la voile légère ou de la grande croisière. C’est bien que ce sport soit un peu plus médiatisé qu’il y a encore quelque temps, si ça peut faire découvrir le monde marin au plus grand nombre. En plus, les héros de cette discipline, n’ont pas la grosse tête, loin de là, il sont très accessibles et c’est un vrai plus par rapport à d’autres sports plus populaires. Et pourtant eux, ce sont vraiment de vrais héros !

A.C. Mmmmh… j’admire Renaud de pouvoir parler comme ça. J’ai l’impression d’être un salopard, un infâme cynique. Par exemple, je ne crois pas à “je me suis surpassé”, on ne peut pas se surpasser, c’est logique, physique, mathématique. Quant on se “surpasse”, c’est juste que l’on se connaît un peu mieux. Et ça, je trouve cela admirable en soi ! Mais donc la notion de héros… Ce sont des hérauts, oui ! Des hérauts du monde maritime, d’une abnégation, d’une foi en ce qui les porte. Et ça j’admire, ça j’aime. Bravo mesdames, bravo messieurs, vous me faites rêver, vos actes me donnent un peu de force pour tenter d’accomplir les miens, les nôtres je l’espère, quels qu’ils soient.

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Comment avez-vous préparé cet album ?

R.G. Nous connaissions déjà un peu ce milieu. Moi, je navigue depuis que je suis gamin. Mais pour le Vendée plus spécifiquement, nous nous sommes pas mal documentés. Nous avons discuté avec des personnes qui comptent dans le monde de la voile, comme Didier Ravon, rédacteur en chef de Voiles et Voiliers, ou comme Denis Horeau directeur de course du Vendée Globe. Et comme dit plus haut, nous avons aussi navigué avec « Cali », Arnaud Boissières, qui est vraiment un mec super, c’était un moment formidable. C’est aussi pour ça que l’on pense à ces sujets, faire de belles rencontres.

A.C. Et cet album est l’addition de nos expériences. De mon côté par exemple, en plus de la voile plaisance, j’ai quelques voyages qui m’ont permis de ressentir des choses, et puis de la montagne. Pour faire vite, je te renvois à patagonia2009.com par exemple.

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Quelles ont pu être les contraintes, les difficultés rencontrées au niveau du scénario et du dessin ?

R.G. La contrainte scénaristique, c’est de trouver un point de vue, un angle, et sur un sujet sportif, ce n’est pas évident.

A.C. On a cherché, on a multiplié les pistes. À un moment, on s’est dit “C’est bon, c’est celui-là”. Le résumé était : un huis clos, un homme seul, un bateau et la mer pour seuls décors, pas de communication avec l’extérieur. Tu as pu lire l’album, tu peux voir que finalement, on ne s’est pas tant éloigné de cela, même si c’est tout de même assez différent, non ? L’enjeu était de proposer ce qu’il se passait dans la tête d’une personne, seule, trois mois en mer. Forcément c’est une proposition, c’est une vision, c’est la nôtre, ce n’est pas la moyenne de ce que peuvent vivre les skippers du VG, c’est un humain, différent de tous les autres comme chacun nous sommes différents. Mais j’ai presque envie de dire qu’il n’y a pas d’invention, il y a du ressenti et du vécu.

Et de mon point de vue, proposer à Renaud des contraintes aussi austères que celles-là, au moins il y avait un challenge pour nous porter.

R.G. Graphiquement, il fallait trouver un traitement qui mette bien en valeur les éléments. J’ai donc choisi la couleur directe, qui permet de bien travailler les volumes et la lumière.

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On ne voit ni le départ, ni l’arrivée. Pourquoi ce parti pris ?

R.G. Notre angle pour raconter cette histoire, c’est un huis-clos, le skipper, son bateau et les océans, comme le principe de la course, alors il nous paraissait intéressant qu’il n’y ait pas de vue à terre, ou vraiment le strict minimum (une seule case pour l’arrivée de l’un des premiers concurrents).

A.C. Et paf, c’est ce que je disais, Renaud a relevé le challenge. Et puis toujours cette envie d’être dans l’introspectif plutôt que dans le démonstratif.

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Pourquoi avez-vous choisi un « Coubertiniste » plutôt qu’un favori, un « vrai » héros ?

A.C. Si tu “fictionnes” sur du réel, une petite règle tacite est de laisser l’Histoire dans le même état que celui dans lequel tu l’as trouvé en arrivant. En tout cas c’est une règle que je me fixe. Donc si tu prends un skipper “remarquable” dans l’une ou l’autre édition du VG, tu es tenu d’être dans le vrai factuellement. Ce n’était pas notre parti pris. Et puis on voulait interroger cette dichotomie qui est, pour faire court, la vision du grand-public, l’aventure, et la réalité de la plupart des skippers, la course. Je pense qu’on propose un personnage qui évolue par rapport à son avis tranché du début “c’est avant tout l’aventure”. Par bien des aspects, il n’y aurait pas, ou moins, d’aventure s’il n’y avait pas la course. Inversement, tous les skippers disent “c’est tout de même l’aventure”. Alors l’un enrichit l’autre, on a essayé de ne pas opposer ces deux aspects, plutôt de les interroger…

R.G. L’idée, ce n’était pas de raconter la course du vainqueur, mais plutôt de s’attacher à comprendre ce que peuvent venir chercher ces hommes et ces femmes, skippers dans cette épreuve qui n’est pas comme les autres, même si c’est forcément un peu différent pour chacun d’eux.

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La mer est bien sûr omniprésente, quasi enveloppante dans l’album. On sent que vous l’avez traité comme le deuxième personnage de ce livre, le bateau passant au troisième plan…

R.G. Si vous l’avez ressenti comme ça, tant mieux, c’était un peu l’idée. La mer, c’est l’élément ultime, jamais la même, toujours en mouvement, vous la parcourez, vous essayez de la dompter, mais c’est toujours elle qui décide de vous amener de grandes joies comme de grandes peines.

A.C. Je ne sais combien il y a de cases dans l’album. Renaud a dessiné presque autant de mer que de cases. Je suis sidéré de ne jamais ressentir une seule redondance. Je trouve ça beau et fort. C’est Renaud.

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Vous le savez, un film va être tourné pendant la course avec François Cluzet. Selon vous, quels sont les points forts de la BD par rapport au cinéma pour ce genre de récit ?

R.G. C’est bien qu’un film se fasse, ça fera découvrir cette course au peu de monde qui ne la connaît pas encore. Le cinéma, c’est un support formidable, vous avez le son, ça bouge, et dieu sait que c’est important pour ce type de sujet, après, il y a l’histoire, et je ne connais pas celle du film. La BD permet, elle, une plus grande liberté, je pense. C’est un travail peut-être plus personnel, vous n’avez pas besoin de gros moyen financier, d’une énorme équipe et moins de contraintes techniques.

A.C. Le champ de la bande dessinée est extrêmement large et riche. Ces dix ou vingt dernières années, on a notamment pu découvrir des albums intervenant dans des domaines insoupçonnés dans les décennies précédentes. On peut faire une bande dessinée centrée sur un personnage. On peut faire une bande dessinée qui ne soit que dans l’introspectif. On peut tout faire en bande dessinée. J’ai la sensation qu’en cinéma ce n’est pas le cas. Enfin si, c’est également le cas. Mais une bande dessinée, quelque soit le sujet abordé, à un coût de réalisation à peu près identique à une autre du même nombre de pages. En cinéma, on est dans des logiques qui me semblent différentes. La capacité financière joue un rôle important dans la création.

Avec Renaud, nous avons essayé de faire un album tout public, avec des éléments de départ assez difficiles à manier, l’introspection, la solitude (qui est très différent du terme “solitaire”, beaucoup des skippers du VG sont solitaires mais absolument pas en solitude), l’unicité du lieu et du personnage, l’enfermement, voir l’étouffement. Je ne sais pas si nous aurions pu le tenter en cinéma. Et puis on peut proposer des scènes où dans la réalité, le skipper ne prendrait pas sa caméra pour filmer, et où dans le cinéma de fiction, on ne s’attarderait pas. La notion du temps d’un plan de cinéma ou d’une case, l’ellipse de ces deux médiums de création, ne fonctionne pas du tout de la même manière, n’est pas perçue de la même façon.

En tout cas, j’attends avec impatience de voir ce que va donner le film, et pour en savoir un peu, je crois que nos deux projets sont bien différents.

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Quels sont vos projets ?

R.G. Je suis sur une nouvelle série qui sortira en 2013 chez Dargaud, cette fois dans l’univers des courses moto, ça s’appelle Warm Up. Sur cette série, je suis au dessin, à la couleur et au scénario. Sinon, je travaille toujours sur Insiders et sur le Maître de Benson Gate, avec Fabien Nury. Les deux prochains épisodes devraient paraître prochainement.

A.C. En écriture, j’ai quelques projets en cours. En prenant un peu de recul, ils abordent tous, par un aspect ou un autre, la réflexion sur des expériences vécues, la solitude, le rapport de soi à l’autre. Et en ce qui concerne les voyages, il y a beaucoup d’envie. Il y a beaucoup de pistes. Je peux vous en lâcher quelques unes, ça entretient l’envie, mais laquelle se réalisera ? Certainement une autre. Je propose de rejoindre le Spitzberg à la Nouvelle-Zemble, en kayak, à deux ou en solitaire, suivre le parcours inverse des rennes qui ont colonisé le Svalbard en dérivant sur des bouts de glaçons. Partir de Tokyo, en vélo, rejoindre le Nord, puis passer d’île en île dans les Kouriles en rencontrant les pêcheurs pour faire du stop, puis débarquer au Kamtchatka et rejoindre Petropavlovsk en ski de rando. Le copain avec qui j’aurais bien tenté cela vient d’avoir un enfant, ça va être difficile d’y partir bientôt. Ou sinon construire un bateau, par cœur pour Damien, et tourner autour de l’Antarctique, joindre ces îles perdues, en gravir les sommets. Sinon j’ai encore quelques autres envies, mais cela se mûrit lentement, petit à petit, jusqu’à ce que cela devienne comme une nécessité d’y aller. Et puis bien sûr, le budget à trouver. Tu penses que France 3 serait intéressé par un partenariat ?

Merci beaucoup Alexandre et Renaud et bon vent comme dirait notre Pernoud national…

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Interview réalisée par mail le 10 octobre 2012 par Eric Guillaud à lire également ici

© Toutes illustrations Chenet et Garreta – Dargaud


14 Oct

Fatale, de Ed Brubaker et Sean Phillips : le polar à la sauce fantastique

Il y a des jours où on ferait mieux de rester couché ou au pire de se casser une jambe. Malheureusement, Nicolas Lash ne pouvait logiquement pas manquer l’enterrement de Dominic Raines, son parrain. Qui plus est parce qu’il en était l’exécuteur testamentaire. Sous une pluie battante, Nicolas Lash assiste donc à la mise en terre en compagnie d’une petite dizaine de personnes. Et parmi celles-ci, une jeune femme qui se fait appeler Jo. Une jeune femme mystérieuse du genre fatale. Sous le charme, Nicolas Lash ne devra pas attendre bien longtemps pour la retrouver sur son chemin. Au péril de sa vie…

Sean Phillips au dessin et Ed Brubaker au scénario forment un tandem de choc déjà récompensé par un Eisner Award en 2007 pour sa série Criminal. Suivront Incognito et aujourd’hui Fatale, un récit aux frontières du polar et du fantastique. Sean Phillips est aussi connu en France pour sa « production » franco-belge. C’est lui qui a inauguré la série 7 chez Delcourt avec Sept Psychopathes, scénarisé par Fabien Vehlmann. Il a également dessiné un tome de la série concept La Grande évasion à paraître le 24 octobre avec au scénario Herik Hanna. Son titre : Void 01. Son trait sombre et épais colle à la perfection à ce genre de récits. Sean Phillips est un petit génie qu’il est impératif de connaître ou de découvrir au plus vite ! EGuillaud

La Mort aux trousses, Fatale (tome 1), de Ed Brubaker et Sean Phillips. Editions Delcourt. 14,95 euros.

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L’info en +

Sean Phillips sera présent au festival Quai des Bulles de Saint-Malo du 26 au 28 octobre.

12 Oct

Interview d’Alain Dodier à l’occasion de la sortie du 23e album de la série Jérôme K. Jérôme Bloche, « Post Mortem », et de sa venue à la 25e Heure du livre au Mans

Dodier – D.R.

30 ans d’aventures, 23 albums, des centaines de planches, des milliers de cases et un héros qui crève la page, à la fois unique et ordinaire, un anti-héros répondant au doux nom de Jérôme K. Jérôme Bloche, détective privé de son état, un look à la Bogart avec imper et chapeau mou, un solex pour les longs trajets et des intrigues à lire le soir bien au chaud sous la couette… Aux manettes, quelqu’un qui lui ressemble, Alain Dodier, l’un des piliers de la bande dessinée franco-belge, un auteur discret qui aime son personnage, son métier, les gens. Rencontre…

Bonjour Alain Dodier. Bon, autant vous le dire tout de suite, vous êtes un de mes auteurs préférés. Si si ! Comme pour des milliers, voire des millions de personnes, donc rien d’original. Passons…. Tout de même à ce sujet, quelles relations entretenez-vous avec vos lecteurs ? Les avez-vous vus grandir, vieillir, se renouveler, se reproduire ? Personnellement, ça me fait drôle de voir ma fille de 7 ans se jeter sur vos albums aujourd’hui…

A.D. Merci. Je ne suis jamais aussi heureux que lorsque j’apprends que des enfants lisent mes Bd. Alors, être lu par des enfants ET des adultes, là c’est le top !.

23 albums, 30 ans d’aventures. N’avez-vous jamais eu envie de prendre la fuite, de tout faire exploser, de partir pour des îles lointaines, de lancer un western ? Ou une série de science fiction ?

A.D. Je préfère laisser le western ou la science fiction à plus compétent que moi . Mon

domaine, c’est le quotidien et je trouve qu’il y a suffisamment à faire puisque, par définition, le quotidien change tous les jours.

Rassurez-nous, il y a quand même des changements en 30 ans d’aventure ?
A.D. L’avantage d’une série, c’est qu’elle permet d’installer des personnages sur la longueur et de les étoffer petit à petit.

Et d’un point de vue graphique ?
A.D. Il y a évolution, c’est certain . Mais attention de ne pas confondre évolution et progrès : ce qu’on gagne d’un côté ( trait plus maitrisé, meilleure lisibilité ) on le perd de l’autre ( perte de spontanéité, encrage moins “généreux” ). Mais tout ceci se passe à l’insu de l’auteur. De la même façon qu’on ne sent pas vieillir.

Sincèrement, pensiez-vous que votre personnage irait aussi loin ?

A.D. Je ne me suis jamais posé ce genre de question : un pas devant l’autre, c’est l’idéal pour avancer.

crayonné © Dodier

J’ai l’impression que pour nous lecteurs, il y a quelques chose de rassurant dans cette « stabilité » ? Un espèce de cocooning scénaristique ? Un peu comme si on était en famille. Et pour vous ?

A.D. Idem pour moi. J’espère faire le genre de bouquin qu’on a envie de retrouver le soir, sur sa table de chevet, au moment du coucher.

Jérôme K Jérôme Bloche est un détective privé mais un détective privé un peu spécial, un détective de quartier, de proximité. Comme France 3 est une télévision de proximité ! Et vous qui vous définissez souvent comme l’alter ego de votre personnage, seriez-vous aussi un auteur de quartier, dans le sens humain, proche du quotidien, des gens ?
A.D. C’est vrai que j’aime la vie de quartier, le plaisir d’échanger quelques mots avec les voisins dans le hall de l’immeuble, de rencontrer des gens en faisant mon marché. Peut-être tout simplement parce que je suis un gens, moi aussi.

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lire la chronique de l’album Post Mortem ici

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On parlait plus haut de « stabilité ». Pourtant, à chaque nouvelle aventure, vous parvenez à vous renouveler et à nous surprendre. Comment fait-on pour trouver de nouvelles idées, de nouvelles intrigues ?
A.D. Trouver une nouvelle idée de scénario me demande beaucoup de temps et d’efforts . Ca ne vient pas tout seul, malheureusement . Mais quel bonheur quand, après 2-3 mois de recherche obstinée, l’idée finit par tomber, lumineuse, évidente, simple !

Post Mortem est le 23e album de la série. Il y a une intrigue policière forte mis on y parle aussi de famille, de culpabilité, de maladie, de solidarité. Des thèmes graves abordés avec légèreté. C’est ça aussi la marque JKJ Bloche ?

crayonné © Dodier

A.D. Je ne décide pas de traiter à priori d’un thème, mais quand l’idée se fait jour, comme par magie un thème se dégage. Ce qui permet de donner une orientation à l’histoire ! Mais le but premier est de distraire le lecteur.

Est-ce que le Fauve d’Angoulême obtenu en 2010 a changé quelque chose dans votre vie et dans celle de votre personnage ?

A.D. Un prix comme celui-là a quelque chose de rassurant pour un auteur : le sentiment que sa grammaire est comprise et partagée. Idem pour les séances de dédicaces, dans la rencontre avec les lecteurs.

Quel a été votre premier coup de cœur BD et quel a été son influence sur votre travail ?
A.D. Franquin, Uderzo, Morris, Tillieux, Herman, Tibet, De La Fuente, Jiji, Peyo, Jijé, Mézières… Je peux en citer des dizaines et des dizaines d’autres ! Tous les auteurs BD des années 50, 60 et 70 m’ont apporté quelque chose, à commencer par le bonheur de les lire.

Post Mortem © Dodier/Dupuis

Vous sentez-vous plus dessinateur que scénariste ou l’inverse ?
A.D. je me sens plus dessinateur. Je suis un dessinateur qui adore faire ses scénarios.

.Jérome K Jérome Bloche : est-ce vraiment que du bonheur ?

A.D. YES !

.Quels sont vos projets ?

A.D. Faire le 24ème Jérôme dont le scénario est déjà prêt. Il ne me reste qu’à le dialoguer pour, enfin, recommencer à dessiner.

Merci beaucoup Alain Dodier

Interview réalisée par mail le 11 octobre 2012 par Eric Guillaud. © toutes illustrations Alain Dodier – Dupuis

10 Oct

Post mortem, la nouvelle enquête de Jérôme K. Jérôme Bloche par Dodier

Et revoici Jérôme K. Jérôme Bloche avec une nouvelle enquête sur les bras. Et un revenant sur les bras ! Dans le rôle du revenant, le père de Babette, que tout le monde croyait mort depuis des lustres. Il ne l’est pas manifestement et débarque dans leur vie sans prévenir, à la recherche d’un toit et d’un repas chaud. L’effet de (mauvaise) surprise passé, Babette réagit et met ce père non désiré dehors. Jérôme, lui, à d’autres soucis en tête. Certaines paroissiennes de l’église Notre-Dame de Clignancourt ont reçu une lettre anonyme leur intimant l’ordre de remettre un chèque de plusieurs centaines d’euros au curé de la paroisse pour la restauration de l’orgue. Sous peine de voir divulguer quelques-uns de leurs péchés capitaux…

30 ans pile poil de vie commune. 30 ans à partager leurs aventures, d’abord dans le journal Spirou puis en album. C’est beaucoup. C’est énorme. Et malgré toutes ces années, pas l’once d’un nuage, d’une fâcherie, d’une trahison. Alain Dodier aime Jérôme K. Jérôme Bloche comme au premier jour. Et l’inverse est sûrement vrai ! Un scénario simple mais parfaitement ficelé, un graphisme agréable et des personnages attachants, ce nouvel opus est une franche réussite, confirmant Jérôme K. Jérôme Bloche comme l’une des meilleures séries de l’univers… et au-delà ! EGuillaud

Découvrez l’interview de l’auteur ici.

.Post mortem, Jérôme K. Jérôme Bloche (tome 23), de Dodier. Editions Dupuis. 12 euros.

07 Oct

Après « Amato », Denis Lapière et Aude Samama signent « A l’ombre de la gloire » ou le destin croisé de deux gloires des années 30

Victor Perez et Mireille Balin ! Ces deux personnages ne vous disent peut-être rien. L’un et l’autre ont connu leur heure de gloire dans les années 30. Victor Perez dans la boxe en devenant champion de France puis champion du monde de poids mouche en 1931. Mireille Balin en jouant les femmes fatales au cinéma, notamment dans Pépé le Moko ou Gueule d’amour. Peu de points communs entre le pauvre juif tunisien d’un côté et la belle parisienne blanche et catholique de l’autre. Pourtant, leurs chemins vont se croiser un soir de fête. Ils s’aimeront un temps, sincèrement, puis reprendront chacun le cour de leur vie avant d’être finalement rattrapés par la guerre et de connaître une fin tragique…

A l’Ombre de la gloire est une histoire authentique, le portrait croisé de deux êtres radicalement différents, pour ne pas dire opposés, simplement réunis par cette recherche obsessionnelle de la gloire, l’un à la force de ses poings, l’autre par la douceur de ses formes. Le scénariste Denis Lapière à qui on doit quelques albums majeurs comme Le Bar du vieux français, L’Impertinence d’un été ou encore Page noire , s’est appuyé sur les biographies réelles de Victor Pérez et de Mireille Balin pour construire le squelette de cette histoire, imaginant, inventant les incontournables parts d’ombres. La mise en images est signée Aude Samama. Cette jeune femme a déjà travaillé avec Denis Lapière sur l’album Amato en 2009 (Futuropolis) et avait déjà fait forte impression par sa technique, peignant directement sur la planche, sans crayonné, et par les ambiances qu’elle parvient à créer, notamment ici sur les combats de boxe. Un récit d’une très grande sensibilité ! EGuillaud

A l’Ombre de la gloire, de Denis Lapière et Aude Samama. Editions Futuropolis. 20 euros

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Pour aller plus loin, je vous conseille la lecture de l’interview réalisée par l’express.fr et la consultation du site de Aude Samama

06 Oct

En exclusivité, l’interview de l’Argentin Jorge González pour son album « Chère Patagonie »

Argentin d’origine, espagnol d’adoption, Jorge González s’est fait connaître en France avec « Bandonéon » paru chez Dupuis il y a deux ans. Il revient avec « Chère Patagonie », un ouvrage de 280 pages d’une densité dramatique et d’une richesse graphique tout à fait exceptionnelles. Rencontre…

Jorge González (D.R.)


« Bandonéon » il y a deux ans, « Chère Patagonie » aujourd’hui, vos deux derniers livres publiés en France parlent de votre pays d’origine, l’Argentine, et de son histoire. Votre travail ne serait-il pas guidé par une certaine forme de nostalgie, de mélancolie ?

Jorge González. Il m’est impossible de ne pas ressentir, de ne pas réfléchir au lieu que j’ai quitté, à la vie que je ne vivrai jamais, du moins au quotidien. Résider dans un autre pays m’a, bien sûr, placé dans le rôle du spectateur vis-à-vis de mes racines et des racines des miens, et soudain je me suis vu fouiller là-dedans, à questionner mes vides. C’est un fantôme qui m’accompagne quotidiennement, la vie semble être un « non-lieu » et quand, en plus, tes repères se sont évaporés, tout devient plus complexe. De toute manière, avant d’arriver en Europe, je dirais même depuis mon enfance, j’ai une certaine facilité à fréquenter la mélancolie. Il y a une tristesse permanente qui circule autour des habitants de Buenos Aires et qui reste à jamais en eux.

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Peut-on savoir pourquoi vous vous êtes installé en Espagne ? En quelques mots, pouvez-vous revenir sur votre parcours ?


J.G. Je suis arrivé en Espagne il y a environ 18 ans. J’aimais l’idée de voyager (sans grande intention précise) et, en même temps, j’imaginais, à travers les revues que nous lisions à Buenos Aires, ce qui, une fois à Barcelone et à Madrid (la même langue aidant), serait le mieux pour présenter mes rares pages et essayer de vivre de ce que je croyais être la seule chose que j’avais entre les mains. J’ai mis du temps à trouver l’opportunité, au-delà d’un livre jeunesse que j’ai pu illustrer. Ce fut avec « Hard Story », sur un scénario de Horacio Altuna, que je me suis consacré totalement à la BD. Dès lors, j’ai complété mes projets avec des travaux publicitaires, ceux qui me faisaient vivre. Plus tard, je suis allé à Angoulême et j’ai pu projeter deux albums avec Glénat (« Le Vagabond » et « Hate Jazz »). Des années plus tard, j’ai gagné en Espagne le prix FNAC-Sins Entido avec « Fueye » (en France « Bandonéon »), et c’est à ce moment qu’a commencé ma relation avec Dupuis.

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Vous sentez-vous aujourd’hui plus Espagnol qu’Argentin ? Quel regard portez-vous sur votre pays d’accueil qui vit aujourd’hui une grave crise économique ?

J.G. Où que je vive, je ne cesse de me sentir Argentin, à ceci près, c’est vrai, que l’expérience de vivre dans un lieu qui n’est pas le tien te pousse à t’adapter et à développer d’autres aptitudes. C’est très étrange d’être dans un lieu que tu apprécies pour de nombreuses raisons, mais auquel tu n’appartiens pas. La langue aide à maintenir cette illusion. Au début, tu as l’impression que c’est un pays avec lequel tu as des points communs mais, après quelques mois, tu te découvres dans un monde très différent et dans un contexte européen dont tu sais peu de choses.

Je pense à toutes les crises que j’ai vécues dans mon pays et à toutes celles qu’a vécues l’Amérique latine : l’attitude face aux problèmes et la manière de les résoudre est toujours différente. Quoi qu’il en soit, chaque pays, chaque continent avance selon sa propre inertie. Et je ne crois pas qu’on regarde beaucoup autour pour apprendre, reprendre ou inventer d’autres chemins. L’Espagne doit trouver ses propres outils pour récupérer tout ce qu’elle est en train de perdre, peut-être devra-t-elle se briser, se rompre pour comprendre comment elle est arrivée là où elle en est arrivée.

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On vous présente comme un auteur contemporain incontournable, un virtuose du dessin. Il y a quelques années, on vous comparait à des gens comme Mattoti. Depuis, votre dessin a évolué. Comment qualifiez-vous aujourd’hui votre propre style ? Et de qui vous sentez-vous proche ?

J.G. Mon apprentissage visuel dans la préadolescence a commencé avec José Muñoz, Horacio Altuna, Juan Giménez, Moebius, Mattotti, Jordi Bernet, etc… Ce fut ma première impression, et c’est celle qui persiste en moi aujourd’hui. À la longue, j’ai découvert les précurseurs de cet art comme Herriman, McKay et Frank Robbins, et tout naturellement, je me suis imprégné petit à petit de la nouvelle génération (Ware, De Crecy, Blutch…) et d’autres domaines artistiques. Mon style est lié depuis un moment à ma manière d’être et de faire de « l’autothérapie », en privilégiant les esquisses, le trait le plus spontané et immédiat, et en redonnant du sens à « l’erreur ». Tout ce que nous faisons est autobiographique. Il peut se déguiser de mille manières, mais nous nous y retrouvons toujours tels que nous sommes, avec notre multitude de « moi » : ce qui se voit et ce qui ne se voit pas (les bruits, les odeurs et les atmosphères personnelles qui ne peuvent se décrire ni correspondre à un sens).

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Plus largement, quelles sont vos influences graphiques mais aussi picturales, cinématographiques… ?

J.G. En peinture : Goya, Van Gogh, Hopper, Ensor, Rothko, Turner… Au cinéma : Tarkovsky, Welles, Cassavetes, Fritz Lang, Buñuel, Scorsese, Herzog, Lynch… La photographie est arrivée tardivement entre mes mains : Berenice Abbott, William Klein,

Weegee… Dernièrement, je m’intéresse plus au théâtre, à comprendre les structures narratives et à lire des auteurs qui écrivent des dialogues incroyables comme Manuel Puig, Philip Roth, etc.

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De même, au niveau de l’écriture, quelles sont vos livres de chevet ?

J.G. J’ai beaucoup de mal à me limiter à quelques-uns. J’aime lire des essais et de la philosophie. Des auteurs comme Nietzche, Ciorán, Lao-Tsé, Foucault, Krishnamurti. Les « Nine Stories », de Salinger et « El perseguidor », de Cortázar. « La Conjuration des imbéciles », de Toole. « Poemas y Antipoemas », de Nicanor Parra, le « Martin Fierro », tout Borges, la poésie de Oliverio Girondo, tout Roberto Arlt… et, ces dernièrs temps, tout ce qu’a écrit Roberto Bolaño, en particulier « 2666 ».

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Lire la chronique de l’album

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La musique tient une importance considérable semble-t-il dans votre vie et dans votre production. Le tango dans « Bandonéon », le jazz dans « Hate jazz »… Quelle musique vous a accompagné tout au long de la création de « Chère Patagonie » ?

J.G. Ce sont mes amis de Sensorial qui ont créé la musique de l’album. Il me semble que leur composition organique cadre parfaitement avec chaque page. Elle est intégrée à l’application pour l’iPad. [voir le site de l’auteur, ndlr].

De toute manière, quand je dessine, j’écoute toute sorte de musique, la radio argentine et aussi le silence de temps en temps.

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Vous mettez en scène dans l’album des indiens, des colons, des missionnaires, des pionniers, des anarchistes, des commerçants… Vous évoquez le massacre du peuple indigène, le mouvement syndicalo-anarchiste, le massacre de Trelew, la répression de la junte militaire, le conflit mapuche et même les prémices du football… Quelle est votre intention initiale ? L’important pour vous est de raconter une fiction ancrée dans le réel ou de parler du réel à travers une fiction ?

J.G. « Chère Patagonie », selon moi, est un album qui traverse un état d’âme, le mien, une manière de ressentir une atmosphère précise. Au fur et à mesure que l’album avance, la narration s’intensifie. J’essaie de l’amener vers des situations surréalistes (grâce à Hernán González) et de voir comment tout se pourrit et se complexifie. Elle se fait plus extrême, traverse le Buenos Aires de 2001, où n’importe quelle histoire devient possible. Le délire fut tel qu’il a culminé dans quelque chose d’aussi surréaliste que le « Corralito » (1) bancaire. La réalité et la fiction s’entrelacent à tel point qu’elles se confondent, et on ne sait pas de façon certaine quelle est l’une ou l’autre.

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L’atmosphère générale de « Chère Patagonie » est singulièrement âpre, sombre, inquiétante, parfois hermétique. Pourquoi ce parti pris ? Pouvez-vous nous dire un mot de la technique employée pour le graphisme et les couleurs ?

J.G. Tout découle de mes envies de décrire cette atmosphère intérieure qui m’accompagne. « Chère Patagonie » fut une intuition et un grand prétexte pour me raconter. J’utilise des crayons à papiers, des cires, des pastels gras, et je me sers, à la fin, de Photoshop pour fusionner le noir et blanc et la couleur.

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Comme « Bandonéon », « Chère Patagonie » comporte deux parties distinctes. Et comme dans Bandonéon, la deuxième partie met en scène un retour au pays, ici celui de Alejandro Aguado, écrivain. Pouvez-vous nous parler de cet homme qui est aussi le scénariste de cette partie de l’album ? N’y a-t-il pas un peu de vous-même dans ce personnage ?

J.G. Je connaisssais Alejandro Aguado par Internet. Nous avons des goûts communs et, au fil du temps, nous avons échangé. Quand l’idée de « Patagonie » était déjà bien lancée, son histoire personnelle m’est venue en tête et ça m’a semblé naturel de lui offrir un espace. Son histoire me semble fascinante, je me reconnais en elle et m’y projette sans effort. J’ai organisé son scénario pour qu’il fonctionne avec le reste de l’album … J’aime ce choc, entre des moyens et des intentions narratives différentes. J’ai besoin de raconter des choses qui ont à voir avec une réalité tangible et documentée, qui se raconte avec un code identique à celui du « carnet de voyage ». Je trouve intéressant le contraste qui se produit entre les parties du livre.

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Graphiquement, cette deuxième partie est très différente. Les planches sont destructurées. Vous utilisez différentes techniques… Que souhaitez-vous provoquer chez le lecteur ?

J.G. Les dessins et l’écriture sont faits d’une manière qui n’a rien d’organisé. C’est une autre de mes façons de travailler, plus immédiate, qui n’a pas besoin d’être structurée en vignettes, quelque chose de plus « peint » et rapide. Je pense que les personnages ne peuvent pas communiquer entre eux et connaître déjà une partie de l’histoire, en se regardant avec objectivité et distance ; cela c’est le temps qui l’apporte. Les personnages de la première partie parlent au présent. Le dernier chapitre est un regard plus « objectif » sur un événement historique à travers une expérience réelle qui est arrivé à Alejandro Aguado et dans laquelle apparaît, par exemple, sa grand-mère Elizabeth, qui est présente dans toutes les parties de la fiction. Je pense que cela a à voir avec une esthétique plus de « carnet de voyage », quelque chose de plus personnel et immédiat, comme si quelqu’un te racontait une histoire tout en prenant un café et qu’il déborde.

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Quel a été l’album ou la rencontre décisive qui vous a amené à la bande dessinée ?

J.G. Sans aucun doute, « L’Éternaute » de Solano Lopez et Oesterheld. Il s’agit d’un livre que j’ai lu quand j’étais tout petit, peut-être prématurément, mais ce fût comme une « balle dans le foie » [un choc, ndlr], c’est mon point de départ. Au cinéma, il m’est arrivé la même chose avec « Apocalypse Now ».

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Quel regard portez-vous sur la BD contemporaine ?

J.G. Il y a beaucoup d’auteurs qui s’orientent vers la voie de l’expérimentation, l’exploration et le risque et c’est elle qui m’intéresse le plus, surtout dans l’attitude, au-delà des styles. Impossible de ne pas être surpris avec chaque livre de Chris Ware, de Blutch et de de Crécy. Et, heureusement, l’envie de raconter des histoires ne se perdra jamais.

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Quels sont vos projets ?

J.G. En ce qui concerne la BD, je dessine un scénario de Gani Jakupi intitulé « Retour au Kosovo », que Dupuis va également éditer. En attendant, je prépare avec mon ami Hernán González un autre livre de son propre cru : « Llamarada ». C’est sur le football argentin, depuis ses origines jusqu’à nos jours. Il s’inscrit un peu dans la logique de mes albums précédents sur le plan de la narration « chorale ». Je suis également en train d’illustrer des sonnets de Pedro Mairal, un auteur argentin, intitulés « El Gran Surubí ».

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Merci à Jorge González. © toutes illustrations Jorge González / Dupuis.

Interview réalisée par mail en septembre 2012 par Eric Guillaud

Traduction de Danielle Beaudry et remerciements à Adriana Flores

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(1) Corralito, mot qui désigne les mesures économiques restrictives prises par le gouvernement argentin pendant la crise de 2001


03 Oct

Christian Lax clôt sa trilogie consacrée au vélo avec « L’Ecureuil du Vel’d’Hiv »…

Paris, le 14 mai 1940. La capitale n’est pas encore occupée par les forces nazies mais ce n’est plus qu’une question de jours. Redoutant une cinquième colonne du Reich, les policiers français reçoivent l’ordre de rassembler au Vel’d’Hiv toutes les femmes allemandes réfugiées sur le territoire. Déjà le Vel’d’Hiv ! Deux ans plus tard, l’endroit est à nouveau le théâtre d’un épisode peu glorieux de l’histoire de France. Des milliers de Juifs, hommes, femmes et enfants, sont arrêtés, encore une fois par la police française, parqués dans des conditions terribles, avant d’être finalement déportés. C’est la fameuse Rafle du Vel’d’Hiv. Une véritable profanation pour les amoureux du lieu comme Sam Lancelin, l’un des meilleurs pistards de l’époque, surnommé L’Ecureuil par le public populaire du Vélodrome. Sam Lancelin n’accepte pas ce à quoi il assiste. Son frère non plus ne peut accepter. Eddie Lancelin, infirme, laissé de côté par un père drogué au jeu, veut lui aussi réussir. Comme son frère. Il se tourne vers le journalisme et travaille bientôt pour la presse de l’ombre, fustigeant les Nazis sous le pseudonyme de « L’Ecureuil »…

C’est le destin de ces deux jeunes frères plongés dans la période sombre de l’Occupation que nous raconte ici le scénariste et dessinateur Lax. C’est aussi, après L’Aigle sans orteils (2005) et Pain d’alouette (2009), une nouvelle histoire consacrée au vélo et plus précisément aux pistards de ce Vel’d’Hiv ô combien mythique pour tous les amoureux de la petite reine avant que son nom soit finalement associé à la tragédie du génocide juif. Un récit émouvant et passionnant, un graphisme à la Lax, racé, incisif, en tout point adapté à ce genre de récits historiques ! EGuillaud

L’Ecureuil du Vel’d’Hiv, de Christian Lax. Editions Futuropolis. 15 euros

L’info en +

Dans la première éditions de cet album, un cahier graphique avec commentaires et illustrations inédites de l’auteur nous invite à découvrir les coulisses du Vel’d’Hiv, les courses, le matériel des pistards…

01 Oct

Les Petites gens, un album de Vincent Zabus et Thomas Campi

C’est un quartier ordinaire. Avec des gens ordinaires. Des gens qui vivent et parfois survivent comme ils peuvent. Des petites gens en somme, avec leurs peurs, leurs blessures, et parfois même leurs rêves un peu fous. Tenez, Monsieur Armand par exemple, le libraire du coin. Depuis des années, il aime sa voisine mais n’ose lui déclarer sa flamme. Alors, il a préparé une lettre qu’il se décidera peut-être un jour à lui faire parvenir. Et que dire de ce petit Louis qui s’assoit tous les jours devant la porte du cimetière, où repose sa mère, sans jamais oser y rentrer ? Et de cette pauvre Lucie ? Des années et des années de ménage au noir et du jour au lendemain plus rien, plus de travail, plus un centime en poche et une logeuse qui réclame ses loyers. Non, ces gens là n’ont à priori rien d’extraordinaire. Pourtant, leur quotidien est surprenant pour qui sait observer…

Une chose est certaine, le scénariste Vincent Zabus, lui, à le sens de l’observation très développé. Il aime les gens, ça se sent, et il aime les regarder, les approcher, les comprendre, dépasser les apparences pour révéler la vérité,  leur vérité. Auteur chez Dupuis du « Monde selon François » et de « Agathe Saugrenu », Vincent Zabus est un explorateur de l’humanité, du quotidien, des sentiments. Avec cette histoire magnifiquement mise en images et en couleurs par l’Italien Thomas Campi, il pose un regard tout en finesse et en tendresse sur la vie. Un très très bel album ! EGuillaud

Les Petites gens, de Vincent Zabus et Thomas Campi. Editions Le Lombard. 14,99 euros (en librairie le 5 octobre)

Le site de Thomas Campi

26 Sep

Choker, un Blade Runner à la sauce Ben McCool et Ben Templesmith

Les affaires de Johnny « Choker » Jackson ont beau être florissantes, son ex-boulot de flic lui manque sacrément. Aussi, lorsque le patron de la police locale, Milton Ellis, lui propose de récupérer son insigne, son arme et dans le même temps sa licence d’emploi de la brutalité, il lui était forcément difficile de refuser. Adieu l’agence Jackson Investigations, retour au bercail et tant pis si l’uniforme est désormais un peu trop juste pour lui. On s’encroute vite dans le civil ! Tant pis aussi si son nouvel équipier, une équipière, a plus d’une tueuse que d’une représentante de la loi. Mais voilà, il y a un petit service en contre-partie. Johnny Jackson est chargé de traquer Hunt Cassidy, un baron de la drogue qui vient juste de s’échapper de la prison. Et ce n’est vraiment pas un cadeau…

Après le loup-garoutesque Bienvenue à Hoxford, Ben Templesmith nous revient avec un polar, glauque, déjanté, violent à souhait et légèrement futuriste signé de l’Anglais Ben McCool. Le scénario est en béton armé et, visuellement, Ben Templesmith nous régale une nouvelle fois avec des planches d’une esthétique impeccable et bluffante, un graphisme alliant dessin et peinture le tout retravaillé numériquement et rehaussé de couleurs vives. Une touche de beauté dans un monde de brutes ! EGuillaud

Choker, de Ben Templesmith et Ben McCool. Editions Delcourt. 14,95 euros