17 Jan

Il n’a jamais mis les pieds sur un bateau mais dessine et raconte la mer comme personne : rencontre avec Chabouté à l’occasion de la sortie du premier volet de Moby Dick chez Vents d’Ouest

Quelques jours d’été, Zoé, Pleine Lune, Sorcières, Henri-Désiré Landru, Terre Neuvas, Construire un feu, Un peu de bois et d’acier… Christophe Chabouté est l’auteur d’une bonne vingtaine d’albums, une œuvre sensible, racée, poétique et graphiquement sublime. Malgré tout l’homme reste modeste, accessible et les deux pieds sur Terre. Et s’il vous fallait une preuve, alors je pourrais vous raconter la drôle d’aventure qui m’est arrivée en préparant cette interview. Un soir, un peu fatigué je pense, une mauvaise manipulation sur mon ordinateur a pour effet d’envoyer prématurément mes questions et mes notes sur le web à la vue de tous. Au réveil, je découvre un message de Christophe Chabouté qui en se promenant sur le net est tombé sur ces fameuses questions, s’est empressé d’y répondre et de me les renvoyer. C’est bien la première fois qu’un auteur répond à mes questions avant même que je les lui pose. Magique !

table a dessin
J’ai lu quelque part que vous détestiez les interviews. J’ai lu aussi quelque part que vous étiez quelqu’un de gentil et de modeste. Et c’est l’image que j’ai de vous ! Comment fait-on pour vendre un livre dans ces conditions ?
Chabouté. Mon métier n’est pas de vendre des bouquins, mon métier est de raconter des histoires du mieux que je peux, d’embarquer des gens dans l’univers que je dessine, de leur donner envie de tourner les pages du livre qu’ils sont en train de lire et de préférence avec enthousiasme, curiosité et plaisir…
Je ne sais pas surenchérir sur quelque chose que j’ai déjà raconté, en remettre une couche. Je l’ai raconté avec l’outil « images narratives », je ne veux pas et ne sais pas le raconter autrement. Je fais ce boulot parce que je peux le faire dans l’ombre, en retrait… et d’un coup on se retrouve à la lumière. Il faut alors raconter et expliquer ce qu’on a voulu faire, dire, pourquoi et comment. Je passe environ un an à suer sur un bouquin, à décortiquer une histoire pour la réassembler, à essayer de trouver la meilleur manière de raconter, de faire passer une émotion. Je finis sur les genoux et ensuite, après ce marathon, on me demande de raconter à nouveau et de résumer ce que j’ai voulu dire avec cette fois l’outil que je maitrise le moins : la parole.
Parce que ce qui est important pour moi, c’est le livre et l’émotion que j’arrive peut-être à mettre dans ses pages, la petite musique que le lecteur entendra peut-être dans mes cases muettes. Je suis plus à l’aise pour raconter avec les images et du texte au dessus des dessins (ou pas) qu’avec les mots. Si le livre se défend de lui même et embarque le lecteur, c’est que j’ai bien fait mon travail !
Modeste, je ne sais pas. Quand j’entends dire que mes bouquins plaisent ou quand je rencontre des lecteurs qui ont aimé mes histoires, je repars à chaque fois en marchant à un mètre au dessus du sol et fier comme un pou. Je suis très flatté qu’on me considère comme quelqu’un de gentil, ce qui ne m’empêche pas d’être complètement ours et totalement imbuvable à certains moments (mais en général, je me cache derrière ma table a dessin dans ces moments-là !)
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Vous êtes gentil et modeste mais quand même responsable et coupable d’un bon nombre de BD qui figurent au rang des indispensables. Ne pas connaître l’œuvre de Chabouté aujourd’hui, c’est comme ignorer l’œuvre de Pratt ou de Chaland hier. Êtes-vous pleinement conscient d’avoir créé un style, un univers reconnaissable entre tous ?
Chabouté. Je préfère ne pas prendre conscience de trop de choses et ne pas trop me poser de questions à ce sujet… Je suis très flatté que vous me parliez de Pratt, d’œuvre, de style ou d’univers…  mais chaque fois que j’attaque un nouveau livre j’ai l’impression de tout remettre sur le tapis. C’est tellement dangereux de se mettre à la table à dessin en croyant être étayé par ses précédents livres. C’est la meilleure manière de fausser la sincérité que l’on pourrait mettre dans ce que l’on va raconter. Je préfère m’acharner sur ce que j’ai à faire plutôt que de me retourner sur ce que j’ai fait…
© Chabouté - Le découpage

© Chabouté – Le découpage

Le noir et blanc ainsi que les silences sont votre signature. En quoi vont-ils si bien à vos BD ?
Chabouté. Le noir et blanc sert les histoires que je raconte. C’est l’outil idéal pour mettre une ambiance en place, pour créer une atmosphère.
Par contre, si mes histoires demandent de la couleur ( ce qui a été le cas pour quelques-uns de mes albums), alors je l’utilise sans hésiter. J’utilise les outils qui servent au mieux les histoires que je veux raconter, noir et blanc ou couleurs, dialogues ou pas, grosse pagination, tout est fonction de ce que l’histoire demande…
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Est-ce évident aujourd’hui de vendre une BD en noir et blanc à un éditeur ?
Chabouté. Pour un jeune auteur, ce ne doit pas être facile, ce n’était déjà pas évident il y a 15/20 ans… Merci Tardi, Pratt, Baudoin, Comes et j’en oublie ! Mais le « roman graphique » fait de plus en plus partie des formats courants en BD.
© Chabouté / Vents d'Ouest

© Chabouté / Vents d’Ouest

A l’occasion de la sortie de l’adaptation de « Construire un feu » de Jack London, vous déclariez que l’essentiel était de retrouver l’âme de l’auteur. Comment justement fait-on pour garder cet âme ? Avez-vous une recette magique ?
Chabouté. Je n’ai heureusement pas de recette, j’ai envie d’adapter ou de raconter ce qui me fait vibrer. « Construire un feu » m’a littéralement scotché et donné l’envie de mettre en images une histoire où il ne se passe à priori… rien ! Tenter de retranscrire en images la puissance du texte de Jack London a été un super exercice. Je pense que la moindre des choses, même si on met sa « patte » dans l’adaptation, si on se l’approprie, c’est de respecter l’âme de l’auteur, l’âme du livre, essayer d’aller vers ce qu’il voulait dire…
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Quand avez-vous lu « Moby Dick » pour la première fois ? Et qu’avez-vous alors ressenti ?
Chabouté. C’est surtout, petit, le film de John Huston qui m’avait marqué et bien entendu l’interprétation de Gregory Peck (en plus, je l’avais vu en noir et blanc ). Plus tard, j’ai lu le roman et j’avais l’impression de faire partie de l’équipage. Comme eux, je n’avais qu’une hâte : c’était de voir enfin cette satanée baleine. J’ai été marqué aussi par les conditions de pêche et de vie à bord, le quotidien… Marqué aussi par l’emprise terrible qu’avait ce capitaine sur ses hommes !
© Chabouté / Vents d'Ouest

© Chabouté / Vents d’Ouest

Qu’est-ce qui vous a amené précisément à adapter aujourd’hui le roman d’Herman Melville ? Quel a été le déclic ?
Chabouté. Le défi de s’attaquer à un monument… La mince frontière entre l’acharnement et la folie d’Achab… Raconter avec des silences une grande partie de ce qu’a raconté Melville avec des mots et tenter d’en dire autant. Et puis j’ai l’océan tout autour de moi, je respire de grandes bouffées d’iode tous les jours et quand j’ouvre la fenêtre de mon atelier, par grosse houle, j’entends les vagues se briser sur la plage, ça aide !
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N’était-ce pas un véritable défi au vu des quantités d’adaptations existantes aussi bien en film qu’en BD ou en livres jeunesse ? 
Chabouté. On prend toujours un risque quand on attaque un nouveau bouquin, on se met (d’une certaine manière) en danger. Dans un livre précédent, j’avais décidé de raconter une histoire de plus de 380 pages où le personnage principal était un simple banc. Et pour corser l’affaire, j’avais fait le choix de ne pas mettre une seule ligne de dialogue. Si on ne prend pas de risque on ne fait plus rien, et puis chacun met sa patte personnelle dans une adaptation, c’est ce qui en fait le charme. Tout à déjà été raconté, c’est la manière de raconter qui diffère !
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Le défi fait partie je crois de vos carburants ?
Chabouté. C´est tellement facile de s’endormir sur ce que l’on sait faire ou ce qui rassure, éviter de se répéter, tourner en rond, raconter ce qu’on a déjà raconté, il faut se bousculer pour aller chercher dans d’autres directions et c’est encore plus vrai quand on travaille seul.
© Chabouté / Vents d'Ouest

© Chabouté / Vents d’Ouest

Vous travaillez toujours seul. Votre liberté aussi est un « carburant » ? 
Chabouté. Un carburant, je ne sais pas. La liberté est un énorme confort de travail, je peux changer d’avis au dernier moment sur certains détails, bousculer une histoire… Je n’ai pas de compte à rendre.
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Quelle a été la principale difficulté que vous ayez rencontrée pour cette adaptation ?
Chabouté. Élaguer le roman sans tomber dans l’adaptation classique. Ne pas rendre Achab théâtral mais plutôt humain, fragile, vieux, montrer ses faiblesses… et surtout faire rentrer les 800 pages du roman dans les 2 fois 120 pages des albums.
© Chabouté

© Chabouté

Vous êtes d’origine Alsacienne je crois et vous vivez aujourd’hui sur l’Ile d’Oléron. C’est l’océan qui vous a attiré ? Quel rapport entretenez-vous avec lui ?
Chabouté. j’ai atterri par hasard à Oléron ne pensant pas y rester et j’ai découvert l’océan ! Grosse claque, fascinant et terrifiant à la fois. Belle rencontre. Je me suis rendu compte que l’océan est une mine pour l’imagination comme peut l’être une balade en forêt en pleine nuit, un cocktail qui mêle trouille, attirance et envoutement.
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Vous allez rire mais je n’ai jamais mis les pieds sur un bateau
« Terre Neuvas » et « Tout seul » hier, « Moby Dick » aujourd’hui, on sent que vous êtes très à l’aise avec cet univers, tant d’un point de vue narratif que graphique…
Chabouté. C’est gentil ! Et vous allez rire mais je n’ai jamais mis les pieds sur un bateau, j’ai un mal de mer terrible et je me sens mieux avec les deux pieds bien posés sur le sable.
© Chabouté / Vents d'Ouest

© Chabouté / Vents d’Ouest

Comme toujours dans vos albums, vous laissez le silence s’installer et rythmer le récit. C’est important pour vous de laisser le lecteur puiser dans son imaginaire, de ne pas le contraindre à un rôle « passif » ?
Chabouté. Dans la bande dessinée, je peux raconter toute une histoire sans une ligne de texte, ce que je ne peux pas écrire je le dessine, ce que je ne peux pas dessiner je l’écris, mélangez tout ça et rajoutez-y l’espace blanc entre les deux cases : l’ellipse où l’imagination du lecteur va se loger. Souvent, un silence bien placé ou bien distillé peut faire beaucoup de bruit. Je m’applique à laisser des portes ouvertes pour que le lecteur s’y engouffre, j’essaye de lui laisser beaucoup de latitude tout en le guidant évidement mais je lui laisse « de la place » afin qu’il puisse s’approprier l’histoire.
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un silence bien placé ou bien distillé peut faire beaucoup de bruit
Qu’est-ce qui vous inspire dans la vie ?
Chabouté. Tout ! Tout ce qui m’entoure, le quotidien, l’aventure qui peut démarrer au coin de la rue, l’importance du futile, le coté fantastique que peut engendrer une situation banale suivant le point de vue dans lequel on se place… Tout est matière à histoire, il suffit, je pense, d’arriver à ouvrir grand ses yeux et ses oreilles pour faire le plein de matière première.
© Chabouté

© Chabouté

En tant que lecteur, vous sentez-vous plus proche de la littérature ou de la BD ?
Chabouté. Après 8 à 10 heures de boulot quotidien (si si !) à « faire » des images, je préfère évidemment lire un roman et laisser courir l’imagination, je n’ai pas envie d’images toutes faites. Et je lis des bandes dessinées qui sont en général complètement à l’opposé de mon univers.
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Quel est votre livre de chevet ?
Chabouté. Ma bibliothèque !
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Quel est votre coup de cœur du moment ?
Chabouté.
– Le dernier Flao « kililana song » , le dernier Baru « canicule », le dernier Bezian « docteur radar » (quand je serai grand , je serai eux ! ils sont vraiment fort !)
– Un essai sur le blues : « philosophie du blues – une éthique de l’errance solitaire » de Philippe Paraire
– Le dernier album de Kelly Joe Phelps : « Brother sinner and the whale », de la guitare slide magique, j’écoute ça en boucle depuis un moment déja…
– Le film de Philippe Le Guay « Alceste à bicyclette »,
– Ma fille de 10 ans qui fait des progrès énormes en crawl
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Quel est votre coup de gueule du moment ?
Chabouté. Je préfère parler de choses positives et sympas plutôt que d’alimenter la connerie ambiante.
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Un mot ou trente sur vos projets…
Chabouté. Terminer le livre second de Moby Dick. Et pour le reste, je ne parle jamais de mes projets à venir tout simplement parce que je préfère garder l’énergie que je vais y mettre intacte.
Lorsque le livre est terminé, il appartient au lecteur et moi je m’éclipse, je l’efface de ma tête pour repartir ailleurs… Mais tant qu’il est dans un recoin de ma tête et en partie sur ma table à dessin, je me le garde !
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Merci Chistophe

Interview réalisée le 16 janvier par Eric Guillaud

Retrouvez la chronique de l’album sur notre blog dédié BD, plus d’infos sur l’auteur ici