28 Fév

Communion privée

Thomas Joubert. Silhouette arrogante et regard mélancolique

Thomas Joubert. Silhouette arrogante et regard mélancolique

Samedi 27 février 2016. Les bulletins météos n’exagéraient pas. Ils annonçaient depuis plusieurs jours un épisode cévenol majeur pour la fin de la semaine, c’est un déluge qui est tombé sur le département de l’Hérault toute la journée. Au pied du Pic Saint-Loup, au domaine de Lacan où la famille Vangelisti élève ses toros, on a été sur le point d’annuler la cérémonie taurine prévue de longue date pour cette matinée. Mais la piste a tenu le coup. Et un des invités, Adrien Salenc, était venu tout exprès de Madrid pour cette opportunité…

La pluie était glacée, je n’ai pas eu le cœur de me glisser dans un burladero ou de monter sur la plateforme au dessus des corrales. Je suis resté dans le salon, la cheminée fonctionnait bien et j’ai filmé le spectacle par la fenêtre.

Les 3 novillos (deux d’origine Jandilla, un d’origine Daniel Ruiz) toréés et mis à mort par Thomas Joubert, Andy Younès et Adrien Salenc avaient comme principale qualité de ne présenter aucun défaut. Pour chacun des trois toreros, cette matinée était une étape majeure dans la préparation. Adrien est élève de l’école taurine de Juli en Espagne, cette année sera sûrement sa dernière dans la catégorie « sans chevaux ». Andy commence dans quelques semaines une saison de novillero dans les arènes d’importance : Valencia pour les Fallas, puis Arles pour Pâques pour commencer. Ses premiers « résultats artistiques » détermineront la suite.

Quant à Thomas Joubert, depuis qu’il ne s’annonce plus sous le pseudonyme de Tomasito, mais qu’il revendique dans l’arène son prénom de baptème et son nom d’état civil, il assume de mieux en mieux son personnage. Silhouette arrogante, visage mélancolique et tauromachie académique.

Le lundi de Pâques, à Arles, c’est son premier contrat pour 2016, il va se cogner les toros de Pedraza, à coup sûr les plus costauds de la feria, pas nécessairement les moins maniables. Sa préparation? Huit toros « en privé », c’est à dire à l’abri des regards. En privé, mais en habit de lumière, histoire d’arriver pour sa première corrida comme s’il en avait toréé quatre.

Son toro, d’origine Jandilla, était sans vice. Il semblait soupeser le pour et le contre avant de charger la muleta. Et quand il fonçait, on sentait de la rage. Thomas a pris le dessus petit à petit. Il a fini par trouver le bon rythme.

La pluie redoublait. Le souffle du novillo s’accordait à celui du toro. Une communion privée. Et un parfum de solennité au pied du pic Saint-Loup.

 

JJ

 

 

25 Fév

Il y a 110 ans, à Borox…

Portrait de Domingo Ortega par Ignacio Zuloaga (Musée de Las Ventas, Madrid)

Portrait de Domingo Ortega par Ignacio Zuloaga (Musée de Las Ventas, Madrid)

Il y a 110 ans, le 25 février 1906, naissait à Borox, province de Tolède, Domingo Ortega, un des toreros majeurs du vingtième siècle. Encore analphabète à l’âge de 15 ans, il se paya des leçons avec ses premiers cachets et devint l’ami, au faîte de sa carrière, des intellectuels de son temps comme Ortega y Gasset. Sa tauromachie rigoureuse, presque aussi austère que les paysages de sa terre natale, se caractérisait paraît-il par son temple.

Quand il se préparait pour l’alternative (il la prit en 1975), Luis Francisco Esplá passait beaucoup de temps à tienter dans la ganadería Hernández Plá. C’est là qu’il a rencontré, à plusieurs reprises, le maestro Ortega. Esplá avait 16 ou 17 ans et Domingo Ortega près de 70 (et non 80, comme l’affirme Esplá). Quand la vache était bonne, le maestro descendait en piste et donnait quelques passes.

 

Luis Francisco raconte…

Je respecte énormément les anciens. Ils constituent un puits d’expérience. Il y a la légende. Mais c’était surtout la chance de voir un artiste de près de 80 ans se mouvoir en public : c’est très émouvant. Je ne ressentais pas ce qu’on ressent en voyant des personnes âgées, une sorte de piété. C’était tout le contraire. Il se dégageait de lui une impression de splendeur, de force, de connaissance, de solidité devant la vache. Le tout avec une lenteur stupéfiante. En résumé, j’étais dans l’admiration absolue. Il était impeccablement vêtu, il portait des jambières de cuir. Comme il était frileux, il portait toujours les gants. Il fumait le cigare. Je crois même l’avoir vu toréer avec le cigare à la main. Il maniait la muleta et on aurait dit que la vache en était éblouie. Il marchait dans l’arène avec une lenteur absolue. Il lui manquait juste un cendrier pour déposer ces cendres de temps à autre. C’était magique, Domingo Ortega.

 

 

 

19 Fév

Un jour avec Vicente Soler

La Vierge du Rocío. Elle est andalouse. Vicente, le Valencian, la vénère.

La Vierge du Rocío. Elle est andalouse. Vicente, le Valencian, la vénère.

Vicente Soler, 21 ans, fils de Vicente Soler, est torero. Comme papa. Dans quelques jours, le 3 mars à Castellón, il sera consacré matador de toros. Comme papa.

Ils vivent à Burriana ou Borriana, selon qu’on prononce le nom du village en castillan ou en valencian. C’est au bord de la mer, dans la huerta, la plaine fertile de Castellón. Pour aller chez eux, on traverse les vergers d’orangers.

Personne ne dit que Vicente est le futur Enrique Ponce. Surtout pas lui. Il affirme avec un immense orgueil que sa place est parmi les toreros destinés à affronter à longueur d’année les corridas impossibles. C’est ce qu’a fait son père sans toucher la gloire, ils savent tous les deux pourquoi. Ils ne commettront pas les mêmes erreurs. Vicente marche sur les pas de son papa. Mais il ira beaucoup plus loin.

Vicente s’adresse à sa famille, à ses amis et aux gens de la rue en valencian. Mais quand il est question de toros, Vicente père et Vicente fils ne parlent qu’espagnol.

Il soutient « à mort » le Barça. Même si Barcelone a aboli la corrida.

Il ne se voit pas vivre ailleurs qu’en pays valencian, mais il vénère la Vierge des andalous, celle du Rocío. Il garde dans son portefeuille, entre la carte d’identité et les billets de banque, un morceau de Son châle dûment béni.

En quittant La Vall Duixó, capitale de l’orange, de l’espadrille et des toros de rue, une petite route de moins en moins carrossable s’élève au milieu des vergers en terrasse. On arrive à la finca « Los Amigos », propriété du papa, qui est par aileurs directeur de l’école taurine de Castellón.

IMG-20150312-WA0003Sur ce bout de terrain en pente raide, il élevait anciennement du bétail brave, mais c’est fini. Maintenant, il ne garde plus ici que des moutons, quelques chevaux, des poules. C’est le quartier général de Vicente junior qui prépare méticuleusement son rendez-vous du 3 mars. Du VTT et des courses dans la montagne. De la tauromachie de salon. Des vaches et des novillos qu’il torée dans la petite arène qu’une mince cloison sépare de la bergerie. Ce bétail est offert par les gens du village qui suivent pas à pas son entraînement.

J’ai passé avec Vicente une de ces journées taurines qui vous regonflent l’afición pour un bout de temps. L’émotion que donne un novillo du Conde de la Corte aux charges approximatives. Le vin qui rape un peu, mais en boit-on de plus amical ? La table saturée d’envie de passer un bon moment ensemble. Les rumeurs sur les cartels pas encore annoncés mais que tout le monde commente déjà.

Le bonheur ordinaire du mundillo…

Dans la voiture du retour, la radio a passé une chanson de Silvia Pérez Cruz, une catalane qui flirte avec le flamenco. C’est troublant, une voix si claire au milieu de la nuit. J’ai décidé de la poser sur la faena accidentée de Vicente avec le novillo du Conde de la Corte. La vidéo est à voir ici.

Joël Jacobi