18 Avr

« Je trouve la Mort gourmande, trop insatiable. » Léon Mortreux

Dans cette correspondance de guerre du 18 avril 1915, Léon Mortreux semble avoir perdu l’espoir de revoir son frère aîné Jules. Les mots, le ton de cette lettre sur papier borduré de noir, toutes les lignes laissent paraître une certaine résignation.

Après la mort de son jeune frère Pierre en janvier à Steinbach, Léon semble déjà faire le deuil de Jules.

Et pourtant, personne n’a encore informé la famille que Jules Mortreux a été tué au combat à Vauquois le 15 mars 1915 … officiellement du moins. Mais les nouvelles des terribles batailles meurtrières de Vauquois en Lorraine sont maintenant connues de tous. Et Léon pressent le pire. Il parle déjà de ce « pauvre Jules qui a toujours été un garçon sensible, émotif et de grande dignité ». Léon parle de Jules … au passé.

Le silence Jules est mortel</p#>

Pour Léon, le silence de Jules est mortel. Jules Mortreux écrivait régulièrement. Il donnait presque toutes les semaines de ses nouvelles, même dans les pires combats contre les allemands comme dans sa dernière lettre du 12 mars sur la butte de Vauquois.

Ce 18 avril 1915, cela fait maintenant plus d’un mois que Léon et toute la famille Mortreux n’ont reçu aucune lettre. C’est long. Trop long.

D’autant plus long, que Léon n’a pas d’informations, ni de l’armée à Paris, ni du Service de Renseignements du 76è régiment d’infanterie.

Léon écrit « Je m’incline devant la dignité, l’Honneur qu’il a su porter bien haut. »
Leon

Je l’admire et le pleure de toutes mes larmes

Léon Mortreux

Léon Mortreux

Fernand Bar

Fernand Bar


Lettre de Léon Mortreux à Fernand Bar, envoyée le 18 avril 1915

Dans cette lettre adressée à son oncle, Léon évoque son prochain départ sur le front. « J’approche mon départ, seulement je trouve la Mort gourmande, trop insatiable. »

 

Correspondance de guerre, il y a cent ans

 

Sergent Mortreux 46ème . 31ème Cie
Fontainebleau, le 18-4-1915

Cher oncle, 

Je suis allé hier à Paris quelques heures espérant apprendre des renseignements qui donneraient espoir de retrouver Jules, mais chez nous pas plus qu’ici pour moi, aucune lettre n’est arrivée du front parlant de l’absent.

J’ai à la Cie ici le sergent qui s’occupe des lettres du 46 en retour et est assez versé dans les rouages du Service de renseignements, il m’a dit que la meilleure chose à faire pour tenter d’avoir des nouvelles est d’écrire au Service de renseignements du 76, au front, ce que j’ai fait. J’attends qu’on me fixe.

D’autre part j’ai écrit à des amis du 46 blessés à Vauquois –antérieurement au 15 mars- (car je n’en connais pas qui ait été atteint le 15) pour demander si près d’eux il n’y avait pas de blessés des 46 et 76ème, évacués après le 15 écoulé.

J’ai eu l’adresse de ces sous-offs en traitement à Agen, Nantes etc… par des lettres que, des hôpitaux, ils ont écrites à des amis, ici, au dépôt du régiment.

Pauvre Jules, il avait bien travaillé, bien peiné pour vaincre les difficultés de la vie et se faire une position parmi les gens qui ne veulent compter que sur eux-mêmes et arriver par le fruit de leurs efforts. Il a toujours été un garçon sensible, émotif et de grande dignité.

A Londres il a beaucoup souffert en silence. La vie a été plutôt ingrate envers lui, je veux dire ingrate avant qu’il ne vienne de lui-même joindre les rangs du 76 car au point de vue de notre admiration, de notre amour et qui sait peut-être a-t-il pu le comprendre lui-même pendant quelques instants, sa vie courte, cruelle … a eu le plus beau couronnement dans l’abandon qu’il en a offert au Pays parmi les ruines entassées de Vauquois.

Je m’incline devant la dignité, l’Honneur qu’il a su porter bien haut. Je l’admire et le pleure de toutes mes larmes. Il est avec Pierre une maille de cette chaîne qui a retenu l’envahisseur, chaîne qui restera fermée car le grand forgeron, le Pays, ne pourra rouvrir les mailles, rendre la vie aux morts, alors que les armes seront déposées et l’existence de la Patrie pour toujours assurée libre, prospère et fière.

Berthe et Papa voudraient que je sois à l’abri du danger, ils vont t’écrire à ce sujet. Ils tremblent pour moi. Tu voudras bien leur donner espoir si tu le juges à propos mais ne t’occupe de rien, d’ailleurs il est trop tard ! J’approche mon départ, seulement je trouve la Mort gourmande, trop insatiable.

J’aurais voulu laisser mon vieux cuir ailleurs qu’à Vauquois où l’on subit mille morts par toutes les conditions affreuses qui y règnent : émanations putrides, vermine etc… Je sais que c’est un peu partout la même chose mais à Vauquois c’est à l’extrême.

J’espère que tu vas bien et Martial mieux et que vous êtes plus tranquilles à Béthune. Merci pour les Petits Béthunois qui m’arrivent régulièrement. Je ne vois plus Neuville, Dussart qui sont à Blois. Je te remercie pour l’offre généreuse que tu me renouvelles, pour l’instant je n’ai besoin de rien.

Nos réformés seront bientôt de parfaits soldats, je ne puis pas du tout te dire si je partirai avec eux. Quelquefois même nous passons des sous- offs à d’autres régiments… mais nous sommes désignés par tour dans chaque Cie et n’avons pas l’option entre le 46 et ces autres corps.

Je t’embrasse de tout cœur et pense beaucoup à toi.
Léon