12 Mar

« J’ai vu tant de fois passer la mort à mon nez que l’on finit par avoir pour elle une sorte d’indifférence » la dernière lettre de Jules Mortreux

Cette correspondance de guerre du 12 mars 1915 est la dernière lettre de Jules Mortreux reçue par la famille.

Les combats sont terribles à Vauquois. Déjà 10 000 morts. L’ennemi allemand « se cramponne aux ruines ».

Cela fait plus d’un mois que Jules Mortreux combat les allemands pour reprendre la butte de Vauquois. Après 7 attaques, la 8è était la bonne. Jules Mortreux et son régiment se reposent après avoir pris pied sur le village. Vauquois est « une montagne de cadavres ».

Dans sa dernière lettre, Jules Mortreux raconte ses journées dans le bruit incessant des fusillades et des crapouillots extrêmement meurtriers. « Quelle hécatombe des deux côtés. »

Mais l’essentiel, écrit Jules, est « que nous nous en soyons tirés à bon compte et que ça continue, car nous repartons cette nuit dans la même direction pour continuer le travail. »

Jules Mortreux à Vauquois

Nous allons probablement continuer la lutte nuire pour nuire, et à la baïonnette, ce n’est pas le plus gai de la pièce

Dans la neige, le froid, la boue, les soldats sont éreintés. « Nous souffrons tous des pieds trop longtemps restés comprimés dans des chaussures trempées qui quelquefois gelaient la nuit. »

Entre les attaques successives, les deux camps s’enterrent dans des tranchées et des kilomètres de galeries. Dans sa lettre du 10 mars 1915 envoyée à son frère Léon, Jules évoquait la « guerre de taupes »

Vidéo des amis de Vauquois

Jules Mortreux

Jules Mortreux

Fernand Bar

Fernand Bar

 

Lettre de Jules Mortreux à Fernand Bar, envoyée le 12 mars 1915

« Toujours sans nouvelles de Pierre ! Qu’en penser ? »

 

 

Dans cette lettre comme dans les précédentes, l’inquiétude de Jules grandit pour son jeune frère Pierre Mortreux. A juste raison. Jules ne sait toujours pas que Pierre a été tué en janvier lors de la bataille de Steinbach en Alsace.

Pourtant, son oncle Fernand, son frère Léon, sa famille savent depuis un mois que Pierre est mort. Les correspondances de guerre se suivent, mais dans toutes les lettres que la famille envoie à Jules, pas un mot sur la mort de Pierre.

La famille ne veut pas ajouter la douleur de la perte d’un frère à l’horreur des combats meurtriers que mènent Jules à Vauquois.

En fait, Jules ne saura jamais que son jeune frère est mort à la guerre en Alsace.

Correspondance de guerre, il y a cent ans …

Courcelles – 12 mars 1915

Mon cher oncle,

Me voici pour quelques heures en repos à quelques kilomètres en arrière de Vauquois d’où nous revenons de faire l’occupation du village, où, après 7 assauts nous sommes enfin arrivés à prendre pied.

Je crois t’avoir dit que j’assistais à celui du 17 février, j’y étais encore au suivant, le 28, qui réussit enfin. Cela nous coûta environ une 10 000 hommes, et ce n’est pas fini.

L’ennemi se cramponne aux ruines avec l’énergie du désespoir et ce sera dur, très dur, de l’en faire lâcher.

Nous nous battions là au milieu d’une montagne de cadavres sous le bruit incessant de la fusillade et des crapouillots (qui ne sont ni plus ni moins que des obus lancés à courte distance et extrêmement meurtriers). On ne sait plus quoi inventer pour te casser la figure.

J’ai vu tant de fois passer la mort à mon nez que l’on finit par avoir pour elle une sorte d’indifférence, encore avant-hier un de mes amis fut tué d’un obus alors que je conversais avec lui, tu vois que ce n’était pas loin !

Si encore nous avions un peu de beau temps, mais pluie, neige, gelée, boue, et ce temps est notre plus terrible ennemi ; combien nous aspirons après un petit rayon de soleil !

Nous sommes arrivés au cantonnement dans un piteux état, de vrais paquets de boue ! et fourbus !

Qu’une botte de paille nous a semblé bon, ainsi que de pouvoir enfin se débarbouiller et boire quelque chose de chaud, ce qui ne nous était pas arrivé depuis une quinzaine où nous avions rarement fermé l’œil, étant l’objet de continuelles attaques de jour et de nuit.

Quelle hécatombe des deux côtés, c’est fabuleux.

Enfin l’essentiel est que nous nous en soyons tirés à bon compte et que ça continue, car nous repartons cette nuit dans la même direction pour continuer le travail, qui est loin d’être terminé.

J’espère toutefois qu’il nous coûtera un peu moins cher maintenant, car à ce train là, et vu la distance à parcourir encore jusqu’à la frontière on se demande qui le fera ?

Nous souffrons tous des pieds trop longtemps restés comprimés dans les chaussures trempées, qui quelquefois gelaient la nuit, je suis épaté moi-même de me voir encore debout, et surtout ne souffrant pas trop de mes rhumatismes. Je me demande à quoi attribuer cela ?

Je m’habitue à cette vie de sauvage, et à l’odeur du sang, et malgré mes idées pacifiques j’ai même peut-être un peu le tort, comme ailleurs, de m’emballer un peu.

Mon lieutenant me faisait appeler  tout à l’heure pour me dire qu’il avait constaté ma conduite, et que si je le désirais il me nommerait caporal à la prochaine relève. Je lui ai répondu que sa satisfaction me suffisait, et que je ne tenais pas au galon, ayant assez de ma responsabilité personnelle. D’ailleurs le grade de caporal, comme celui de sergent n’est d’aucun avantage en temps de guerre, au contraire !

J’ai appris hier avec joie le succès des Anglais dans vos régions, et souhaite qu’il se continue rapidement afin de nous amener une paix,  universellement désirée.

Nous sommes tous éreintés, tant par l’affreuse température que par la lutte incessante, et le foyer, pour ceux qui conservent l’espoir d’y retourner, semblera vraiment un paradis !

Il n’y a plus dans mon régiment un seul poilu du début de la Campagne, ni même de la classe 14 qui a fondu d’un seul coup. Nous attendons d’ici peu la classe 15, que vaut-elle ?

Les dépôts de mon régiment n’étant plus à même de fournir il est maintenant à moitié composé de gars du midi qui ne valent pas cher. Où donc est passé tout ce monde ??

Il est vrai que mon régiment a énormément souffert, car, jouissant d’une excellente réputation (ce qui est un honneur) il a toujours pour mission de réparer les gaffes des autres, ce qui est un inconvénient. Une tranchée est-elle perdue, on vient chercher le 76, en automobile, si ça ne va pas assez vite à pied, et à ce petit jeu, on s’use !

Enfin, mon cher oncle nous ferons notre possible pour aller plus loin, tant mieux si la veine veut bien encore me suivre, c’est sur elle seule que nous devons compter.

Au revoir, mon cher oncle, c’est le moment de nous dire cela avec confiance, je te quitte pour apprêter mon harnachement et garnir mes cartouchières (chacun 200 cartouches) ce qui prouve qu’on va avoir à s’en servir.

Nous allons probablement continuer la lutte nuire pour nuire, et à la baïonnette, ce n’est pas le plus gai de la pièce.

De tout cœur et tout affectueusement je t’embrasse.

Toujours sans nouvelles de Pierre ! Qu’en penser ?

Jules