08 Déc

« Les journaux ont parlé dernièrement de 25 à 30 obus par jour sur Béthune »

Ce mardi 8 décembre 1914, Léon Mortreux écrit à son oncle à Béthune. Le Sergent Léon Mortreux se languit toujours à Vimoutiers. Dans cette lettre envoyée à Fernand Bar, il raconte que les départs sur le Front sont retardés à cause du changement de tactique des armées. Impatient de repartir affronter l’ennemi, Léon veut en finir avec cette guerre qui ne fait que débuter.

Depuis novembre 1914, les armées françaises, britanniques et allemandes ont changé de stratégie militaire. De la guerre de mouvement, le conflit s’est installé dans une guerre de tranchées. Les mouvements de troupes sont moins nombreux.

Toujours ironique dans ses courriers, Léon Mortreux évoque le mois d’août 1914, les marches en campagne, « les patelins traversés en riant … on changeait de sites, on mourrait dans des champs ensoleillés ». 

Il évoque même les bons moments ! … l’exploration des poulaillers et des caves.

Et puis qu’est ce qui fait le « soldat », si ce n’est un vieux fond de canaillerie qui vit en nous et nous incite à profiter vite car demain !

Ironique, lucide sur ce qui l’attend, Léon craint de voir cette guerre de tranchées s’éterniser pour s’installer dans « un état de paix armé à minimum d’hostilités »

Léon Mortreux

Léon Mortreux

Fernand Bar

Fernand Bar

Lettre de Léon Mortreux à Fernand Bar, le 8 décembre 1914

« Quels canards racontent ces journalistes ! Il faut cependant reconnaître qu’ils ont parfois un réel mérite à chercher à leurs sources les sujets de leurs narrations »

 


Pourquoi nos contrées du Nord souffrent davantage 

A Béthune, les obus allemands ont fait de nombreuses victimes et d’importants dégatsLéon Mortreux espère que sa contrée du Nord se relèvera vite de cette guerre après avoir souffert plus que d’autres. Dans l’attente de partir sur le Front, il continue de « pivoter » au Dépôt de Vimoutiers. Il écrit et lit beaucoup les journaux, les « canards » comme il les nomme, pour s’informer sur l’évolution de la guerre près de Béthune.

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Les journaux ont parlé dernièrement de 25 à 30 obus par jour sur Béthune, mais sans grand dommage, est-ce que cette ration journalière continue à vous être servie et pouvez-vous enfin dormir ? 

Ce 8 décembre 1914, Léon ne sait pas que depuis début décembre l’armée allemande s’éloigne à une quinzaine de kilomètres de Béthune pour s’enterrer dans les tranchées.

Correspondance de guerre, il y a cent ans …

8.12.1914
Cher oncle,

Et me voici encore à Vimoutiers ! Comment se fait-il ? C’est parce que les luttes sur le front sont moins meurtrières et qu’on n’expédie pas de blessés pour nous remplacer.

A tous égards ne nous en plaignons pas et en ce qui me concerne les nouveaux tissus de cicatrisation qui couvrent ma blessure ne pourront pas gagner en force et en élasticité du fait de mon séjour qui se prolonge ici. 

C’est en donnant crédit à un rapport « de cuisine » que j’avais cru me voir désigné à partir le 27 novembre ou le 1er décembre, or il n’y a pas eu d’évacuation de Vimoutiers depuis le 17 novembre !

Notre médecin n’est prévenu que la veille par Argentan quand il doit mettre en route un convoi de convalescents pour faire place à ceux qui arrivent prendre leurs places ici ; entre le départ et la nouvelle fournée il y a juste le temps matériel de changer les draps.

C’est dire qu’Argentan n’est pas loin de Vimoutiers et qu’il règne ici au moins une propreté élémentaire.
Je ne puis donc essayer de t’indiquer une date pour mon départ crainte de me tromper à nouveau ; j’aimerais apprendre par une lettre que tu adresserais ici que tu es toujours bien portant, ma foi si je suis parti quand ta missive parviendra à V., on me la fera suivre.

Les journaux ont parlé dernièrement de 25 à 30 obus par jour sur Béthune, mais sans grand dommage, est-ce que cette ration journalière continue à vous être servie et pouvez-vous enfin dormir ou sommeiller car il faut enfin admettre que l’ennemi s’est décidé à mettre une sourdine à l’orchestre.

J’espère aussi que les vivres ne vous font plus défaut ?
Que sont devenues, à part toi, les grosses légumes de Béthune, Viez, Campion, etc… et à St-Pol ton ami Rodez ?

Puisque tu m’as donné leurs différentes adresses j’ai écrit à Fruges et à St-Aignan. Martial m’a répondu pour mon oncle Auguste disant que ce dernier souffrait de cystite mais heureusement allait mieux. Il me dit qu’il m’envie de pouvoir servir le pays alors que lui, dans les circonstances douloureuses que nous traversons, lui est inutile.

J’aurais désiré avoir quelques détails sur la vie là-bas, sur H. Bracq et son tout jeune fils mais l’écrivain était arrivé au bout de ses 4 pages et ne m’en a rien dit. Aucune nouvelle de Pierre, soit directement ou par Paris ? Jules continue de pivoter à Rodez en attendant qu’on l’appelle sur le front. Nous correspondons facilement.

Jugeant mon départ d’ici imminent j’avais comme à toi conseillé aux Parisiens de ne pas m’écrire, je les prie maintenant de reprendre la bonne habitude de la correspondance bi-hebdomadaire. As tu de leurs nouvelles ? Je ne puis t’en rien dire car il y a plusieurs jours que je ne les ai lus ainsi que Flore.
Point de détails sur mon oncle Paul et sur nos jeunes sœurs. J’ignore où ils sont ? As tu toujours Dussart le camarade de Marie Delelis à laquelle je souhaite bonne continuation de courage et de santé ?

Ici vilain temps humide, pluies fréquentes, et vous à Béthune ? J’ai des ouvrages sur le 1er Empire et chaque matin je parcours des journaux (3 ou 4 pour me faire l’opinion). Quels canards racontent ces journalistes !

Il faut cependant reconnaître qu’ils ont parfois un réel mérite à chercher à leurs sources les sujets de leurs narrations, absolvons les donc de leurs calembredaines passées devant le témoignage de leur héroïsme présent.

Je voudrais apprendre par eux et par toi que l’ennemi est enfin évacué de l’Artois et la Flandre française. Quelle triste guerre que cette guerre de tranchées, ça s’éternise et va devenir presque un état de paix armée à minimum d’hostilités.

Enfin consolons-nous en pensant que si l’on agit ainsi c’est que c’est le bon moyen, nous avons des chefs capables. Et pourquoi sont-ce nos contrées du Nord qui en souffrent davantage ? C’est parce qu’entre toutes elles sont les plus capables de se relever. Voilà ce que je me dis.

J’ai tout de même eu la veine de venir au bon moment de la campagne quand on bougeait, on traversait les patelins en riant ; puis l’exploration des poulaillers et des caves – j’ai fait comme les camarades – sainte Excuse priez pour nous – avait son charme, plus que ça, même.

On changeait de sites, on mourait dans des champs ensoleillés. Et puis qu’est-ce qui fait le « soldat » si ce n’est un vieux fond de canaillerie qui vit en nous et nous incite à profiter vite car demain ! En somme je ne suis jamais si bien convaincu que tout est à tout le monde que ce mois d’août dernier.

Je conclus avec nos pères et nos amis anglais « qu’honni soit qui mal y pense » mais la guerre en tranchées… pas intéressante. Ça ne fait rien, contentons-nous de ce qu’on a et en attendant qu’on m’y envoie le plus vite possible je t’embrasse de tout mon cœur.

Ton neveu reconnaissant.
Léon