26 Nov

« Je vois ici de grandes tristesses »

Ce 26 novembre 1914, Jules Mortreux écrit une très longue lettre à son oncle Fernand Bar à Béthune.

Jules est maintenant rétabli. En cantonnement à la 30è Cie au Dépôt de Rodez, le soldat Mortreux fait partie des compagnies de marche. D’ici une quinzaine de jours, Jules sera sur le Front avec « le 276 vers Soissons ou le 76 dans les marécages de l’Argonne ».

Dans sa section composée de soldats ayant déjà vu le feu, les poilus parlent beaucoup des précédents combats, exprimant « un désir de vengeance »

Je vois ici de grandes tristesses, et il vous vient à leur vue un désir de vengeance, que l’on doit avoir une certaine satisfaction à mettre à exécution, espérons encore que nous le ferons honorablement.

Ce 26 novembre 1914, Jules Mortreux a bien compris que la guerre est loin d’être terminée. De la guerre de mouvement, les armées française, britannique, allemande sont passées à une guerre de tranchées.

Mon régiment a énormément souffert ! Malgré cela, il y en a beaucoup ici qui commencent à trouver le temps long, et la grande question du jour est de savoir quand tout cela finira.

 

Jules Mortreux

Jules Mortreux

Fernand Bar

Fernand Bar

 

 

Lettre de Jules Mortreux à Fernand Bar, le 26 novembre 1914

 

 

 

Jules prend tous les jours des nouvelles de la famille à Béthune … avec le décalage dû à la lenteur du courrier. Il suit avec attention les combats dans le Pas-de-Calais.

Dans sa lettre du 26 novembre, Jules Mortreux sait que l’ennemi se trouve à quelques kilomètres, aux portes de Béthune bombardé depuis plusieurs semaines.

 conservons le ferme espoir qu’ils n’entreront jamais dans Béthune


Journal de campagne des frères Mortreux

Ce 26 novembre 1914, les 3 frères Mortreux combattent ou attendent de retrouver le Front avec leur compagnie.

Le plus jeune, l’adjudant Pierre Mortreux du 152è affronte les allemands dans les Vosges dans de très violentes batailles. Le sergent Léon Mortreux du 246è devrait rejoindre le Dépôt de Marjevols. Et le plus âgé, le soldat Jules Mortreux du 276è s’apprête à partir pour Soissons ou la foret de l’Argonne.

Correspondance de guerre, il y a cent ans …

 

Jules – 26 novembre 1914
Rodez- (Aveyron) 276e de Ligne-30e Cie de Dépôt.

Avec un grand plaisir Mon Cher Oncle je reçois aujourd’hui par l’intermédiaire de Berthe ta lettre du 16 Novembre. Je n’ai fait que passer à Coulommiers, car le dépôt de mon régiment étant à Rodez, j’y fus ensuite envoyé.

En effet je fus bien touché, et vais mieux aujourd’hui quoique pas encore bien solide, je n’ai pu supporter les fatigues du début, surtout que, bien qu’étant dans le midi, il fait ici une température très rude, à cause de l’altitude de 750 mètres, neige, pluie, glace, boue etc… Nous sommes à cela logés dans un grand séminaire, sans feu, et couchons sur un peu de paille, avec une couverture. Ceci pour nous habituer à la dure.

Les premières nuits furent blanches, maintenant je commence à dormir et les reins s’assouplissent, malgré les rhumes successifs. Mais tout ceci est encore du pain blanc à côté de la tranchée, ne nous plaignons donc pas !

Je continue mon traitement grâce aux Sœurs de Charité du pays, chez qui je vais 2 fois par jour prendre de la tisane –ad hoc- je leur en suis bien reconnaissant, car s’il nous fallait compter sur la sensibilité des majors, ils n’en ont pas le temps ! Il y a en plus de cela une telle bande de carottiers, que pour être surs de n’être point grugés, ils envoient sans hésitation les malades plutôt que de se croire grugés. Ils n’ont pas tout à fait tort.

N’ayant plus maintenant de maladie visible je ne puis donc songer à rester ici, et fais partie des compagnies de marche qui encadrent, au fur et à mesure la jeune classe, dont il reste d’ailleurs peu ici. Les renforts en cet instant se succèdent rapidement, et je m’attends à partir dans la quinzaine, peut-être aurai-je tout de même le plaisir de te lire encore avant mon départ.

Si je renforce le 276 j’irai vers Soissons, si c’est pour le 76, dans la forêt (je ferais mieux de dire) les marécages de l’Argonne.

Ma section est entièrement composée de soldats ayant déjà vu le feu ; je préfère cela car ainsi je serai avec des troupiers expérimentés, ce qui est un grand avantage.
J’ai déjà d’ailleurs tellement entendu de récits de témoins oculaires, qu’elle est à moitié faite. Si j’exprimais un regret ce serait celui d’avoir peut-être plus à craindre la pluie que les projectiles, enfin, qui sait, peut-être quelques bonnes nuits de tranchées feront disparaître tout cela !

J’ai suivi avec grand intérêt les détails que tu me donnes sur Béthune, tu dois commencer maintenant à t’habituer, mais conservons le ferme espoir qu’ils n’entreront jamais dans la ville. Mais que devient Francis ? Personne n’a entendu parler de lui ! Léon guéri, va retrouver son dépôt, après une convalescence à Paris. Pierre est parti pour les Vosges la semaine dernière.

On a demandé récemment au bataillon les soldats parlant Anglais, pour être envoyés comme interprètes à l’armée Anglaise je pense, je me suis fait inscrire, si le poste est plus dangereux, il peut, je pense m’éviter en partie l’humidité de la tranchée, de plus si l’on se fait casser la figure c’est au moins pour 52 francs par semaine au lieu de 0.25, c’est encore une petite consolation.

Toi qui te trouves au centre de ces braves, tu pourrais peut-être me dire, car tu peux certainement causer avec des officiers dont la majorité cause français, où mieux avoir accointance avec des interprètes et me dire leur rôle. Peut-être alors irais-je par là, te serrer la main. On est souvent employé je pense comme agent de liaison.

Le dernier jour de mon séjour à Paris, je suis passé par hasard Avenue Daumesnil et suis entré voir après le Général Laithiez. Il était là (bien qu’ayant donné ordre de ne voir personne) étant venu de Montauban, faire une cure à Enghien. Il doit être reparti maintenant, et m’a envoyé une carte en me demandant des nouvelles de toi, de Léon, et de moi, et m’annonçant le décès de l’adjudant Léon. Il doit en faire des discours !

Papa et Berthe s’étant inquiétés un peu tard de leurs moyens d’existence, je désire à l’instar de Léon et Pierre leur venir en aide, j’ai donc laissé entre les mains de Berthe un petit papier qu’elle emploiera au moment opportun l’autorisant à retirer pour moi 100 francs sur mon livret, je crois qu’il n’en reste guère plus.

Plein d’espoir toujours, de bonne volonté et de courage, je t’embrasse bien mon cher oncle, en espérant avec toi que ce coup de torchon se terminera sans trop de souffrances et de larmes.

Mon régiment a énormément souffert ! Malgré cela, il y en a beaucoup ici qui commencent à trouver le temps long, et la grande question du jour est de savoir quand tout cela finira. Chacun émet son avis, le mien est qu’il n’en est pas un seul de bon car c’est une question … sans solution surtout maintenant où les événements n’ont vraiment pas l’air sur certains points de se dérouler bien vite, et la guerre de tranchées, étant un moyen de longueur, peut-être le seul à employer du reste, il nous faudra beaucoup de patience et nous avons encore du travail sur la planche !

Allons donc résolument sur la grand route où l’on nous conduit, sans nous préoccuper de ce qui nous attend au bout. Ne réfléchissons pas, ce serait au détriment de la machine, et tout dépend du bon fonctionnement de celle-ci.

Je vois ici de grandes tristesses, et il vous vient à leur vue un désir de vengeance, que l’on doit avoir une certaine satisfaction à mettre à exécution, espérons encore que nous le ferons honorablement. 

Mais je déraille et je m’égare, il ne me reste plus mon cher oncle qu’à te souhaiter bonne chance aussi puisque tu es dans la zone dangereuse, et en attendant de trinquer à la victoire, toute l’affection de ton neveu.

Jules Mortreux