28 Nov

Le millénaire de la Corporation des bouchers de Limoges

(c) Photothèque Paul Colmar

 

A l’automne 1930, ont lieu les « Fêtes du Millénaire de la Corporation de Saint-Aurélien », sous la présidence des évêques de Saint-Flour, Angoulême, Poitiers, Tulle, Clermont, Le Puy et Limoges – la tradition (en l’absence d’écrits) faisant remonter la fondation de la Confrérie à 930. Les jeudi 23, vendredi 24 et samedi 25 octobre a lieu un Triduum[1] préparatoire pour les seuls confrères, en la chapelle. Le dimanche 26 octobre, une messe de communion est célébrée en la chapelle à 7 heures, puis une messe pontificale à 10 heures en l’église Saint-Pierre-Du-Queyroix et à 15 heures les vêpres pontificales à la cathédrale – le sermon étant prononcé par l’abbé Berger, curé-doyen de Pierre-Buffière. Les chants sont ceux du plain-chant grégorien et ils sont exécutés sous la direction de M. Arlet, Maître de Chapelle à la cathédrale. Les syndics sont alors F. Malinvaud, J. Parot, G. Parot et Cibot-L’Ange. Dans son discours, l’abbé Berger déclare : « La Confrérie, antérieure sans doute à la Corporation (…) parfait dans l’ordre religieux et social l’œuvre de la Corporation. Ici, elles sont l’une et l’autre si étroitement unies qu’elles ne font qu’un. On dit indistinctement : la Corporation ou la Confrérie de Saint-Aurélien. » Il cite le Président de la Corporation affirmant, le 19 avril 1925, au soir de la clôture des Ostensions : « … nous sommes restés attachés à la foi catholique de nos pères. Ils ont eu la sagesse de placer au centre de notre rue la maison de Dieu et la statue de Marie, de mettre dès l’origine, sous la protection de saint Aurélien, leur quartier, leur famille et leur corporation. » Et plus loin : « Il me faut bien avouer, Messeigneurs, que la dévotion de nos bouchers envers leur saint patron n’a pas toujours été conforme, dans ses manifestations, aux règles d’une stricte théologie. Leur esprit chatouilleux à l’endroit de la prééminence de leur glorieux patron, trouve, il me semble, une excuse dans la sincérité même. Pour les vieux bouchers, rien n’était au-dessus de saint Aurélien ; ils le regardaient comme le plus grand saint du Paradis et encore ! L’un d’eux ne disait-il pas un jour : « Ah ! lou brave saint saint Aureillo, si aurio vougu ô sirio lou boun Di » (« Ah ! le bon Saint aurélien, s’il avait bien voulu, il serait le Bon Dieu. » « Quant à saint Martial, il ne fallait pas en dire trop de bien… au Moyen Age, une violente dispute s’éleva entre eux et les Saint-Marceaux au sujet de la place occupée dans le Ciel par leurs patrons. Chaque parti revendiquait la première pour son saint. On allait en venir aux mains quand, très opportunément, un violent orage vint rafraîchir les têtes et obliger les combattants à remettre la partie à un autre jour. » « Porter la châsse de leur patron était autrefois un honneur pour tous. L’on mettait cette fonction aux enchères et il n’était pas rare de voir ces hommes se disputer et payer jusqu’à 70 à 80 francs l’octroi de ce privilège. » Un « Salut » adressé aux évêques présents par le curé de Saint-Pierre a fait l’objet d’un tiré-à-part. On peut notamment y lire : « Messieurs les Bouchers, vous êtes à l’honneur, aujourd’hui, et c’est justice (…) En visitant votre chapelle, parterre constamment fleuri, étincelant de lumière, on voit, on sent, on devine les soins et la vénération dont vous entourez l’insigne relique du deuxième Evêque de Limoges, resté, grâce à vous, si populaire, si aimé, si souvent invoqué dans notre cité des Lémovices. Votre rue, magnifiquement pavoisée, traduit également vos sentiments à l’endroit de votre illustre Patron. » Dans un courrier du 13 octobre, le président de la Confédération française des professions commerciales, industrielles et libérales (Union Economique des Catholiques) écrivait qu’il se joindrait à tous ceux qui viendraient « fêter l’exemple unique d’un esprit de collaboration et d’organisation qui a résisté à tous les changements de régime et à toutes les révolutions dans les idées et dans les mœurs. »

Les bouchers savent faire bonne chère. Au menu du midi du 26, après les hors-d’œuvre, des pâtés friands, du civet de lièvre, des croquettes Saint-Aurélien, des poulets rôtis, de la salade au jambon d’York, de la tarte limousine, le tout bien arrosé. De même un dîner, préparé par le traiteur Grelet, propose-t-il un consommé printanier, du turbot sauce rose, du filet de bœuf périgourdine, de la poularde du Mans rôtie et des cèpes à la bordelaise, du pâté de perdreau en croûte, de la salade, de la glace plombière et des petits fours, accompagnés de Sainte-Croix-du-Mont 1904, de Moulin-à-Vent et de Champagne Cliquot.

Dans son édition du 28 octobre, L’Echo de Paris, journal conservateur et patriote proche de la Ligue des Patriotes de Paul Déroulède, donne l’occasion à l’écrivain Charles Silvestre[2] de rendre hommage à la corporation des bouchers: « Depuis dix fois cent années, à travers les vicissitudes de l’histoire, ses splendeurs et ses déclins, des hommes exerçant un métier rude et nécessaire se sont succédé, sans interrompre leurs travaux ni leur esprit, au même lieu, sur le même roc de la même terre, dans la même ville (…) ils demeurent dans une rue étroite, qui est leur sombre domaine : il ne faut pas chercher là des couleurs exquises, mais au contraire violentes, une odeur qui suffoquerait une jouvencelle sujette aux vapeurs. Les viandes rutilent et se pressent à l’étal dans un mélange qui ravirait les peintres amis de carnages ; les foies de pourpre noire pendent à des crocs, évoquent on ne sait quel supplice ; le sang coule sur les pierres des échoppes. Un ruisseau jaunâtre ne peut laver cette rue étrange que le peuple de Limoges a justement nommée : la rue Torte. Certains soirs, le passant aperçoit des garçons qui rasent le poil d’une tête de veau, nettoient le museau d’un cochon décapité, gardant un rictus sinistre, tandis qu’un patron campe sa chaise au bord de la chaussée, et bien assis, fume sa pipe, comme un maître laboureur au seuil de sa grange. Beaucoup d’échoppes, où l’on prépare des tripes fameuses, d’incomparables langues de mouton fumées, les meilleurs filets-mignons, sont décorées d’une vieille horloge paysanne à gros balancier de cuivre doré, et de quelque commode ancienne. Par la porte entr’ouverte, on voit la salle de famille qui s’ouvre de plain-pied sur les dalles luisantes et rougeâtres. De la naissance à la mort apparaît une merveilleuse application au métier. On ne sait pas assez qu’un tel métier est difficile et qu’il exige autant d’adresse que de force (…) La corporation, puissante dans le passé, garde encore son prestige. Les bouchers de Limoges parlaient librement aux personnages consulaires ; ils avaient une jalouse fierté. Ils étaient les fournisseurs des bonnes fêtes populaires, où triomphe la viande rôtie et le vin rouge. Rien n’abbatit leur esprit d’union, leur « compagnonnage » ; on savait que ces abatteurs de bœufs étaient redoutables et déterminés. Un impie n’aurait pas osé porter une main sacrilège sur une vierge de bois qui protégeait leur fief ; et à plus forte raison il ne fallait pas manquer de respect à saint Aurélien, leur patron. Leurs muscles, leur franc-parler ne déplaisaient pas aux rois comme aux chefs de gouvernement ; depuis longtemps ils avaient acquis une sorte de noblesse, et ce n’est pas en pure moquerie que le titre de princes du sang leur été décerné (…) il reste qu’une telle corporation millénaire a duré à travers les âges pour ses qualités de vaillance, de patience et d’économie, ses vertus familiales et civiques. Elle s’est contentée de bien faire sa rude besogne quotidienne : elle est riche, et l’on sait qu’elle fut toujours secourable aux malheureux. Elle a ses fiertés mais elle n’a pas d’orgueil. Il faut saluer dans son domaine une flamme de tradition et d’amitié, que dix siècles n’ont pas éteinte. »

[1] Espace de trois jours où l’on célèbre une seule fête.

[2] Charles Silvestre est un romancier d’inspiration régionaliste né à Tulle le 2 février 1889 et mort à Bellac le 31 mars 1948. Ami de Charles Maurras, il collabora à l’Action française. Ses romans ont pour cadre habituel les confins du Limousin et du Poitou.

25 Nov

N’oublions pas les deux tableaux d’Henri Varenne sur le site de l’ancien buffet de la gare de Limoges

Détail de l’un des tableaux (collection particulière): le viaduc de Rocherolles (ci-dessous dans les années 1920). C’est un pont-rail permettant le franchissement de la Gartempe par la ligne des Aubrais – Orléans à Montauban-Ville-Bourbon, sur le territoire des communes de Folles et de Bersac-sur-Rivalier dans le département de la Haute-Vienne.

 

Il y avait, sur le site de l’ancien buffet de la gare de Limoges-Bénédictins, un triptyque du peintre Henri Varenne. L’un des tableaux du peintre avait disparu – comme bien des choses, y compris des boiseries! dans cette gare… – et l’on dit, sans certitude, qu’il serait à l’hôtel de ville de Limoges… mais où?

Il subsistait encore, il y a environ un an, deux autres tableaux. A qui appartiennent-ils? A la S.N.C.F.? Si oui, je suggère qu’ils soient déposés par elle au Musée des Beaux-Arts de Limoges. L’un d’eux représente le viaduc de Rocherolles. En fait, il s’agit de paysagesque l’on peut admirer sur les itinéraires de la Compagnie Paris-Orléans.

Henri Frédéric Varenne est un sculpteur et décorateur français, né le 3 juillet 18601 à Chantilly (Oise), mort à Paris et inhumé à Tours (Indre-et-Loire) en 1933. Il a réalisé la statuaire de la gare des Bénédictins.

 

 

Quand le baptistère de Limoges sera-t-il enfin mis en valeur?

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Sans doute originaire d’Orient, saint Martial serait arrivé en Limousin vers la fin du IIIème siècle ou au début du IVème siècle, accompagné par Alpinien (réputé exorciser les possédés) et Austriclinien. Il se serait ensuite fixé dans la cité dont il aurait converti la population au christianisme, devenant le premier évêque de Limoges – le siège épiscopal étant attesté en 475. C’est à ce moment qu’aurait été construite une ecclesia primitive, sans doute sous l’actuelle cathédrale. En 2005, une fouille archéologique a permis la découverte d’un des plus vastes baptistères des Gaules (290 m2), composé d’une salle hexagonale de plus de dix mètres de diamètre – au centre de laquelle se trouvait une piscine baptismale de forme circulaire – et de six pièces périphériques quadrangulaires ouvrant sur l’hexagone central. Ce monument fut transformé en église dans le courant du haut Moyen Âge.

Les éléments protégés sont : les vestiges de l’église et du baptistère en totalité, situés dans le sol de la place Saint-Etienne (non cadastré, domaine public) et dans le sol de la parcelle EO 72 : classement par arrêté du 23 juin 2009. Le site est propriété de la commune.

Depuis sa redécouverte, le site du baptistère est à l’abandon et la végétation rudérale prend de plus en plus d’importance. C’est particulièrement regrettable, car la cristallisation des ruines et une signalétique adéquate permettrait d’ouvrir les lieux aux Limougeauds et aux touristes venant visiter la cathédrale et son quartier, ainsi que le Musée BAL. (A noter également: un boulodrome – ancien – sous des arbres qui mériterait un toilettage). Un lien pourrait d’ailleurs être fait avec la mise en valeur des ruines du site de l’abbaye Saint-Martial, dans le quartier du Château.

Il me semble que l’équipe municipale d’Emile-Roger Lombertie, qui semble sensible aux questions patrimoniales, pourrait prendre la mesure de cette urgence, treize ans après la fouille.

 

Reconstitution 3D du baptistère de Limoges. Elle a été réalisée par Cyril Lachaud . Site de la cathédrale de Limoges.

 

Voir ci-dessous un article scientifique de Julien Denis:

https://www.persee.fr/doc/galia_0016-4119_2006_num_63_1_3291

Voir un article complémentaire:

https://www.hades-archeologie.com/operation/le-baptistere/

 

 

11 Nov

Images de la guerre de 14-18 à Limoges (cliquer pour agrandir)

Champ de Juillet, départ du 63ème RI de Limoges, le 5 août 1914, garde et drapeau

Toutes les photos sont extraites de: Laurent Bourdelas, Histoire de Limoges, Geste Editions, 2014 (c) Paul Colmar

Hôpital militaire au lycée Gay-Lussac, Limoges

Hôpital militaire de l’Ecole normale d’institutrices, Limoges

Hôpital militaire – remise de décoration, Ecole Montalembert, Limoges

Hôpital militaire, 5 boulevard des Petits Carmes, Limoges

Cuisine d’hôpital militaire, soldats et infirmières, Limoges, 2 novembre 1914

11 novembre 1918, annonce de l’armistice, la foule rue du clocher à Limoges. Hommage aux soldats américains (il y avait un hôpital militaire américain dans la ville)

11 novembre 1918, annonce de l’armistice, la foule carrefour Tourny (à gauche: église St-Pierre, à droite: Nouvelles Galeries). Hommage aux réfugiés belges.

13-14 septembre 1919, retour des troupes. Passage devant le monument des morts de la Haute-Vienne de la guerre de 1870, Limoges.

13-14 septembre 1919, retour des troupes. Boulevard Victor Hugo, Limoges.

04 Nov

Gay-Lussac, un lycée d’écrivains et de poètes à Limoges

à gauche: Pierre Bergounioux revient au lycée de sa prépa (à droite, son compatriote Pierre Laumond qui enseigna en Lettres supérieures)

(c) L. Bourdelas

 

Le Limousin est une région où, depuis les troubadours, on écrit beaucoup et nombreux sont les poètes, romanciers, diaristes, dramaturges, historiens ou critiques et journalistes qui en sont originaires[1]. Gay-Lussac ayant été longtemps le lycée de Limoges, il est logique que nombre de ces littérateurs soient passés par ses salles et ses couloirs. Leurs écrits ou le simple fait qu’ils y aient usé le fond de leurs pantalons contribue à en faire un établissement littéraire et à lui conférer une identité particulière. La place manque ici pour faire toute l’histoire des écrivains du lycée, déjà amorcée[2] et être exhaustif, mais on peut toutefois citer quelques noms qu’il conviendrait de ne pas oublier. Je place ce petit exercice de commémoration sous les auspices bienveillants de Pierre Delage, qui enseignait les lettres classiques et modernes lorsque j’étais élève, pour le plus grand plaisir intellectuel de ces ouailles, qui écrivit des ouvrages sur l’histoire régionale et un magistral Lycée Gay-Lussac cinq siècles d’enseignement (Le Puy Fraud éditeur).

Georges Fourest, né à Limoges le 6 avril 1864, acquit une excellente culture classique au lycée, puis suivit des études de droit à la faculté de Toulouse, puis de Paris, mais n’exerça pas son métier d’avocat (se déclarant lui-même «avocat… loin la Cour d’appel»). Fréquentant les cercles symbolistes et décadents, poète du Chat Noir, il collabora à plusieurs revues. Il se targuait de pouvoir « incague[r] la pudeur » et « convomi[r] le bon goût ». Il est l’auteur de deux recueils de poèmes, nourris entre autres des œuvres de grands auteurs (Corneille, Racine, Hugo), parodiés de manière burlesque, voire gaillarde. Il se place ainsi dans la lignée de Rabelais et des poètes du début du XVIIe siècle (d’Assoucy, Saint-Amant, Guillaume Colletet, etc.). La négresse blonde et Le Géranium ovipare sont toujours édités par Corti. Fourest contribua également à des revues limousines, comme Limoges Illustré. Il mourut à Paris, au 24, rue de Milan, le 25 janvier 1945. Quittant le Limousin, il avait écrit : … la campagne toujours me sembla monotone et bête (…) je sais une chose plus belle que le Chant du départ, c’est le départ des champs ! ». En 2017, Yannick Beaubatie, grand exégèse de Fourest, a publié deux recueils (délectables) posthumes du poète aux Editions du Lérot. S’il repose dans la 65ème section du Père-Lachaise à Paris, une rue porte son nom à Limoges, une autre à Isle.

Parmi d’autres, saluons la mémoire de Robert Aladière (dit Adeiléria), qui publia en 1925 Le Barbare, un roman d’amour et de sang au temps de la guerre de l’indépendance des Gaules, autour d’Alésia, de Limoges, et dans une Italie où s’agitent déjà les Romains de la décadence. Il poursuivit dans la veine historique avec Sous le regard d’Horus, une peinture de la civilisation hellénistique sous Cléopâtre et les aventures d’une prêtresse de Vénus-Astarté. L’écrivain, fondateur du Cercle d’escrime de Limoges, disparut en 1928.

Jean-Marie-Amédée Paroutaud, né à Limoges en 1912 et mort en 1978, avocat, professeur, écrivit divers textes d’apparence fantastique, à mi-chemin entre le roman noir et le roman réaliste, dont un captivant roman kafkaïen, camusien : La Ville incertaine, qu’il faut absolument découvrir. Robert Savy lui avait rendu hommage : « … il aimait l’amitié, la joie d’être ensemble : ses condisciples du Lycée Gay-Lussac, et ceux qu’il honorait de son amitié l’ont souvent vérifié. »

Robert Giraud (1921-1997) passa son enfance et sa jeunesse à Limoges, où il écrivait des poèmes.  Résistant, arrêté par les nazis, enfermé à la prison du Petit Séminaire de Limoges, il échappa à la condamnation à mort grâce à la libération de la ville par les forces de Georges Guingouin. En 1944, il devint rédacteur en chef du journal Unir, issu de la Résistance, et gagna Paris avec l’équipe rédactionnelle qui comprenait notamment le journaliste et futur éditeur René Rougerie. Presque toute l’équipe d’Unir repartit pour Limoges dès la fin du journal, tandis que Robert, que désormais l’on appelait Bob Giraud, s’installa dans la capitale, au 5 de la rue Visconti, près de la rue de Seine[3]. Il devint écrivain des rues, de la nuit et des clochards, lexicographe spécialiste de l’argot, ami de Doisneau, auteur, entre autres ouvrages, d’un magnifique Vin des rues. C’était aussi l’ami d’Antoine Blondin, que l’on croisait de temps à autre à Limoges, entre la capitale et Linards.

Au XXe siècle, les deux grandes figures tutélaires de la poésie limousine – et bien plus que cela – sont sans doute Georges-Emmanuel Clancier – G.E.C. –, devenu « parisien », poète reconnu édité par Gallimard, et Joseph Rouffanche (né en 1922 à Bujaleuf, professeur qui enseigna au lycée et donna le goût de la poésie à nombre de ses élèves). Le premier, habité par le « désir de vivre en poésie », écrit une œuvre « du minéral, de l’eau, des nuages, du ciel », qui chante l’être aimé et le souvenir de l’enfance, la révolte, « un lyrisme inspiré par la mémoire et le contemporain. » Le second, reconnu plus tardivement, sans doute parce que resté à Limoges, a publié notamment chez Seghers et Rougerie. En 1984, il a cependant obtenu le prestigieux Prix Mallarmé. Divers colloques universitaires (aux actes desquels je renvoie pour une étude plus approfondie) ont été consacrés à ce lyrique poète de l’émerveillement auquel ont rendu hommage Clancier, Soupault ou Bachelard. C’est l’universitaire Gérard Peylet, ancien du lycée, qui les organisa. De même que Michel Bruzat, metteur en scène, directeur du Théâtre de La Passerelle à Limoges, ancien élève de Rouffanche à Gay-Lussac, adapta des textes de celui-ci sur scène. Chacun le sait, Georges-Emmanuel Clancier n’est pas qu’un poète de grand talent, c’est aussi un romancier, auteur notamment de la saga Le Pain Noir, publiée entre 1956 et 1961, qui raconte la vie d’une famille pauvre, les Charron, dans une ferme du Limousin entre 1870 et la fin de la Première Guerre mondiale, sur un fond de luttes sociales et morales. Oserais-je écrire que chaque Limougeaud devrait avoir lu ce livre, adapté en feuilleton télévisé en huit épisodes de 90 minutes, réalisé par Serge Moati et diffusé du 20 décembre 1974 au 3 février 1975 sur la deuxième chaîne de l’ORTF ? Les souvenirs d’enfance, d’adolescence et de jeunesse publiés par Clancier sont également captivants. Ainsi, dans L’écolier des rêves, dès la première page, raconte-t-il sa rentrée, en octobre 1924, avant même d’avoir atteint l’âge de 11 ans, en sixième B, comme boursier de la République. Suivent de savoureux passages.

Sa parente Agnès Clancier, née à Bellac en 1963, ancienne élève du collège Donzelot (conçu comme une annexe du lycée) puis du lycée Gay-Lussac et de l’E.N.A., haut-fonctionnaire, est une romancière et poète de talent, éditée par diverses maisons, comme par Gallimard ou Arléa. En 2014, elle a laissé affleurer une partie de ses souvenirs dans Karina Sokolova et trois ans plus tard, avec Une trace dans le ciel, livré un beau portrait de l’aviatrice limougeaude Maryse Bastié et quelques belles pages sur Limoges.

Un grand écrivain français – briviste – est passé, en prépa, avant l’E.N.S., par Gay-Lussac : Pierre Bergounioux. Il a écrit : « … tout ce qui a pu m’arriver, par la suite, se déduit des dix mois passés à Gay-Lussac. Je n’ai plus rien fait que transférer, si loin que mes pas m’aient conduit, les habitudes contractées, une bonne fois pour toutes, entre ses quatre murs. Si quelque chose m’amuse et m’effraie, les deux, c’est de voir le vieux monsieur que je suis devenu obéir aveuglément à l’injonction qu’un adolescent lui adresse, de Limoges, du fond du temps. »[4] Il faut lire le reste de son témoignage pour comprendre comment Gay-Lussac peut être, à sa manière, inspirant.

Les murs du lycée sont aussi imprégnés des souvenirs du passage, au XXe siècle, de poètes de grand talent comme Alain Lacouchie, Gérard Frugier, du plasticien et auteur Max Grandjean, de l’auteur de polars limousins Franck Linol, de la romancière Anne Lagardère, qui y enseigna, comme la poète et philosophe Ingrid Auriol, ou encore Patrick Mialon, critique d’art, écrivain, qui a écrit des livres profonds et référencés. Souvenirs vivaces (ou présence actuelle) aussi des nombreux historiens : Alain Corbin, Michel Kiener, Vincent Brousse, Philippe Grandcoing ou Anne Manigaud, pour ne citer qu’eux. Peut-être le sont-ils aussi par cette année d’hypokhâgne qu’y accomplit la poète et écrivain Marie-Noëlle Agniau qui, dans son livre Capture, a rendu un si bel hommage au Limousin, sa région d’adoption.

Et surtout, il faut espérer que sont actuellement assis sur les chaises de notre vieux bahut les futurs auteurs de demain qui, pour certains d’entre eux peut-être, affrontent déjà la page blanche…

 

[1] L. Bourdelas, Du Pays et de l’Exil Un abécédaire de la littérature du Limousin, Les Ardents Editeurs, 2008.

[2] L. Bourdelas, « Des écrivains à Gay-Lussac », Bulletin des Anciens de Gay-Lu, 2012.

[3] Olivier Bailly, Monsieur Bob, Stock, « collection Écrivins », 2009.

[4] L. Bourdelas, Histoire de Limoges, Geste Editions, 2014.

29 Oct

Jubés, portes ou arcanes de Guillaume Couffignal, fondeur d’art et artiste limousin

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(escalier)

Plus qu’à l’âge du bronze, Guillaume Couffignal nous plonge au cœur du Moyen Âge, avec ses sculptures qui évoquent des portes ou des jubés, ces tribunes d’où l’on faisait la lecture de l’épître et de l’Evangile, mais qui cachaient le célébrant aux yeux des fidèles, instituant une séparation entre l’initié et les profanes : le chancel. Jube, Domine, benedicere : « Daigne, Seigneur, bénir », chantait-on avant la lecture de l’épître.

Selon l’endroit où l’on se trouve pour contempler les œuvres d’airain, percées de hautes ouvertures pouvant laisser passer la lumière, on est le profane ou l’initié – celui qui a accès à l’arcanum, la chose cachée et secrète traquée par les prêtres, les poètes ou les alchimistes. C’est donc bien un voyage initiatique que nous propose l’artiste. Arcane, arc-boutant, arc-doubleau ? Ne demeurerait ici que l’essentiel, une fois tout effondré. Ce qui résiste à la ruine, ce qui seul demeure. Comme à l’abbaye de Beauport, en Bretagne, comme à Jumièges, en Normandie, que Maurice Leblanc associa à La Comtesse de Cagliostro (Balsamo, autre initié). Comme, différemment, à Stonehenge, que selon certaines versions primitives de la légende arthurienne, Merlin édifia à l’aide de la magie et de géants africains qui l’aidèrent à transporter les pierres depuis la plaine de Salisbury.

Corinthiens, 3:14 : « Si l’œuvre bâtie par quelqu’un sur le fondement subsiste, il recevra une récompense ». Le premier initié, bien sûr, est le sculpteur. Il est comme Hiram de Tyr, le bronzier que son roi envoya auprès de Salomon pour travailler au Temple. C’est le fils de la lumière, l’homme aux trois vertus : la sagesse, l’intelligence et la connaissance.

Plus que des portes ouvrant sur un possible mais incertain paradis, différentes aussi du miroir d’Alice, les portes de Guillaume Couffignal sont plutôt celles que Janus ouvre et ferme cycliquement, comme le font aussi Jean l’Evangéliste et Jean le Baptiste – les portes solsticiales. Nous sommes, dans le réel de la matière, entre le passé qui n’est plus et l’avenir qui n’est pas encore ; c’est la manifestation tangible du présent. Toucher ce bronze, c’est vivre l’instant présent. Ne négligeons pas l’enseignement d’Euripide : « L’instant présent est à nous, le reste est à la fortune. » C’est peut-être aussi ce dont se souvenait Charles Baudelaire : « J’ai longtemps habité sous de vastes portiques (…) C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes. » La révélation ne serait ni d’un côté, ni de l’autre, mais au milieu. C’était celle de l’Ecclésiaste (קהלת Qohelet) 3, 1-12 : « Ainsi, je le sais, le seul bonheur pour eux [les humains], c’est de se réjouir et de profiter de la vie. » Car après, viendra le temps du Sheol (שאול), le séjour des morts.

21 Oct

La naissance de la Confrérie Saint-Aurélien

Boudeau, chapelle Saint-Aurélien, Limoges (c) Bfm Limoges

 

Régine Pernoud, qui a livré une magistrale Histoire de la bourgeoisie en France, a bien expliqué que « l’esprit d’association qui anime partout l’esprit des villes et des métiers a une origine essentiellement religieuse et se traduit par des institutions qui tendent à renforcer encore ce caractère religieux. Car le bourgeois au XIIIème siècle fait presque toujours partie d’une confrérie fondée dans un but de piété. »[1] Les bouchers de Limoges ont leur confrérie, l’abbé Berger écrit « La Confrérie, antérieure sans doute à la Corporation (…) parfait dans l’ordre religieux et social l’œuvre de la Corporation. Ici, elles sont l’une et l’autre si étroitement unies qu’elles ne font qu’un. On dit indistinctement : la Corporation ou la Confrérie de Saint-Aurélien. » Pour limoges, ville d’environ 10 000 habitants, on a dénombré l’existence d’au moins 74 confréries (dont 32 consacrées à un saint), dont certaines connues par de simples mentions sans date ; plusieurs ont même fusionné. Sara Louis écrit qu’ « il n’y a pas d’histoire de Limoges possible pour la fin du Moyen Âge sans aborder les confréries tant ces dernières sont présentes dans l’espace et les différentes formes de sociabilité. » Elle rappelle également que « la confrérie est avant tout affaire de laïcs, elle est créée par et pour les laïcs. »[2] Son travail montre des confrères au recrutement « urbain, masculin et bourgeois », qui permet de « mettre en place des actions de secours mutuel » (en cas d’ennuis financiers, de maladie, de décès) et de charité chrétienne. La confrérie représente « aussi grandement un ordre social et moral ».

En 1851, voici ce qu’écrivait Maurice Ardant à propos de la chapelle des bouchers dans Saint-Pierre-du-Queyroix de Limoges. Notice historique et descriptive sur cette église : « cette chapelle placée dans la rue Torte ou Tortueuse était une annexe de la paroisse de Saint-Cessateur, elle fut consacrée à saint Aurélien, successeur immédiat de saint Martial et 2ème évêque de Limoges ; nos annales manuscrites racontent que Marcus Aurelius Cotta, prêtre païen de Rome, envoyé par l’empereur pour empêcher les progrès du christianisme dans les Gaules, fit fouetter de verges et emprisonner saint Martial : tué d’un coup de foudre, il fut ressuscité et converti par cet apôtre, qu’il remplaça dans son siège épiscopal. Cette église reçut en 1315, les reliques de saint Cessateur, autre évêque de Limoges, que transféra Régnault-de-la-Porte ; elle fut rebâtie en 1471 par Jean Barton-de-Montbas Ier. » La confrérie n’a donc pu apparaître qu’après 1315 – mais, note Michel Toulet, « existait incontestablement en 1411, année de la première mention de cette confrérie, dans le testament du prêtre Emeric le Blanc. »[3]

Saint Aurélien Cotta aurait vécu au IIIe siècle. Il est dit qu’il succéda à Saint Martial au poste d’évêque de Limoges et qu’il contribua à évangéliser le Limousin. Geoffroy de Vigeois fait d’Aurélien le successeur du Saint comme second évêque de Limoges. La légende rapporte que l’empereur romain, inquiet des progrès du christianisme, aurait envoyé en Aquitaine un prêtre du culte païen connu pour son zèle et son éloquence, Aurelius Cotta. Celui-ci, arrivé à Augustoritum, se serait violemment opposé à Martial. Selon une anecdote très légendaire, l’évangélisateur irrité aurait demandé à Dieu de frapper son persécuteur par la foudre, ce qui se serait immédiatement réalisé. Martial, se repentant aussitôt, aurait demandé et obtenu le retour d’Aurelius à la vie; ce dernier se serait alors converti au christianisme. Aurelius, devenu par son baptême Aurélien, fut désormais le fidèle disciple de celui qu’il avait pourchassé. Il mit son zèle et son éloquence au service de la foi du Christ. Au décès de l’évangélisateur du Limousin, c’est donc tout naturellement que l’ancien prêtre des idoles païennes fut élu évêque. Aurélien aurait présidé ainsi durant cinq ans aux destinées du diocèse de Limoges, jusqu’à sa mort[4]. Comme l’écrivit Jean-Loup Lemaître, « la vie des saints limousins… histoire ou légende ? Telle est la question que se pose celui qui entreprend la lecture d’une passion, d’une vie de saint ou d’un recueil de miracles. Les récits hagiographiques ont souvent mauvaise réputation, car ils sont truffés de lieux communs, d’histoires répétitives ou invraisemblables (…) Les récits limousins n’y échappent pas, mais l’on peut aussi voir le réalisme voisiner avec le fantastique (…) pour l’homme médiéval, le clerc, il s’agit simplement de textes qui doivent être lus (legenda), dans le cadre de la liturgie de l’office (…) ce récit pouvait également être lu au réfectoire, pendant le repas. »[5] L’historien a montré – après d’autres – comment la « légende aurélienne » avait contribué au mouvement de la Paix de Dieu, imposée en 994 par l’évêque Hilduin : du scriptorium de l’abbaye Saint-Martial de Limoges, alors dirigée par le chantre Roger, émane en effet une Vita prolixior de saint Martial attribuée à Aurélien, qui est « une image du présent projetée dans un « âge héroïque » (…) En peignant le passé avec les traits d’un présent idéal, les auteurs de la Vita ont cherché à ratifier son but : l’avènement d’une société stable et pacifique vers laquelle tous devraient tendre. » Une entreprise devant déboucher quelques années plus tard (1031) sur la légende de saint Martial apôtre et une vie apocryphe qui eut un succès immense, au moins jusqu’à la fin du XVIIIème siècle. En tout cas, l’importance d’Aurélien ne pouvait faire aucun doute au Moyen Âge, surtout pour les bouchers qui décidèrent de placer leur confrérie et la chapelle de leur rue sous son égide. D’ailleurs, Bernard Gui, prieur au couvent des Dominicains de Limoges – où il reçut le pape Clément V en 1306 – qui établit un Catalogue des saints qui ornent les églises du diocèse de Limoges (1305-1307), mentionne Aurélien (et son compagnon André) dès la première partie de son livre, à la suite de Martial, Valérie, sa mère Suzanne, le duc Etienne et son écuyer Ortaire, Alpinien, Austriclinien et quelques autres. Bien entendu, c’est la possession des reliques qui entraine et justifie le culte des saints, l’origine limousine ne venant qu’en second lieu[6]. La relique, c’est le saint lui-même. Le corps d’Aurélien fut solennellement élevé de terre le 15 février 1316 dans l’église Saint-Cessateur de la ville et conservé ensuite par la corporation des bouchers dans la chapelle qui porte son nom – la seule dans le diocèse à porter ce vocable. La fête principale de saint Aurélien était fixée au 8 mai (puis au 10 à la fin de l’Ancien Régime) et l’on fêtait le 15 février la translation de ses reliques. On sait que le buste d’argent qui devait accueillir une part des reliques portait, en langue limousine, la date et le nom du donateur : « Hel. Amielh de la Porta me feys far l’an 1365. » Le chef du saint fut mis dans une châsse qu’un inventaire de 1723 décrit comme étant « de cuivre en émail… à l’ouverture de la porte (et) l’image de saint Pierre, de l’autre costé les figures de saint Aurélien et saint Cessateur. »[7] On invoquait le saint par temps d’orage et l’étymologie populaire lui valait d’être aussi invoqué pour les guérisons des maux d’oreille et de la surdité.

Au Moyen Âge, l’habitude avait été prise de sortir les reliques pour les montrer – ostendere – et les porter en procession afin de se protéger de divers dangers : épidémies, invasions, catastrophes naturelles, incendies… ainsi de celles de saint Martial, qui avait donné à Limoges sa devise : « Dieu gart la ville et saint Martial les gens ». Un lien fort unissait les saints et ceux qui les vénéraient, habitants, confréries, quartiers. Au XIXème siècle, la tradition orale voulait que la rue de la boucherie ait échappé aux incendies de 1167 et 1200 et qu’Aurélien n’y ait pas été étranger. D’une manière générale, les confréries limougeaudes participent toujours aux grandes fêtes en formant des cortèges.

 

 

 

[1] R. Pernoud, Histoire de la bourgeoisie en France, I. Des origines aux temps modernes, Seuil, 1981, p. 106.

[2] « Les confréries à Limoges à la fin du Moyen Âge (XIIIe-XVe siècles), Confréries et confrères en Limousin du Moyen Âge à nos jours, Pulim, 2009, p.41.

[3] « La confrérie Saint-Aurélien aux risques de la ville de Limoges (XVIe-XXIe siècles), Confréries et confrères en Limousin du Moyen Âge à nos jours, Pulim, 2009, p. 87.

[4] Site Nominis.

[5] « Les saints limousins, leur culte et leurs reliques au Moyen Âge », Légende dorée du Limousin les saints de la Haute-Vienne, Cahiers du Patrimoine, 1993, pp. 39-40. Les autres citations de J.L. Lemaître proviennent du même article.

[6] Le prénom Aurélien ne semble néanmoins guère porté en Limousin avant la fin du XVème siècle.

[7] J. Decanter, « Saint Aurélien de Limoges », Légende dorée du Limousin les saints de la Haute-Vienne, Cahiers du Patrimoine, 1993, pp. 126-127.

14 Oct

La ruine de tout le reste

[exceptionnellement, quelques souvenirs très personnels de La Bourboule à l’occasion de mes cures dans les années 60]

Summer of love.

C’était loin de Limoges, Haight-Ashbury, à San Francisco ! Est-ce que j’avais seulement entendu ça, sur le transistor de mes parents :

« If you’re going to San Francisco,

be sure to wear some flowers in your hair…

If you’re going to San Francisco,

Summertime will be a love-in there. » ?

Nous vivions dans le quartier de la cathédrale et j’allais à l’école des Pénitents Blancs. Le premier jour de maternelle – j’étais en culottes courtes et j’avais une blouse bleue avec un macaron Astérix et un cartable rouge écossais –, la maîtresse avait dessiné au tableau une locomotive à vapeur comme celle que conduisait mon père Jean-Marie. Françoise, ma mère, avait arrêté de travailler pour s’occuper de moi. J’étais comme un petit coq en pâte et, en plus, j’étais le roi de la rhinopharyngite.

« La rhinopharyngite est une infection très fréquente des voies respiratoires, et plus précisément du rhino-pharynx, la cavité qui s’étend des fosses nasales jusqu’au pharynx. Elle est causée par un virus qui peut se transmettre d’une personne à l’autre par l’intermédiaire de gouttelettes contaminées (par exemple lorsqu’une personne tousse ou éternue, ou encore au contact de mains ou d’objets contaminés). Plus de 100 virus différents peuvent être à l’origine d’une rhinopharyngite. Les symptômes de la rhinopharyngite, similaires à ceux du rhume, persistent habituellement entre 7 et 10 jours. Très fréquente chez les jeunes enfants dès l’âge de 6 mois, elle apparaît surtout en automne et en hiver. Un enfant peut présenter entre 7 et 10 épisodes de rhinopharyngite par an. »

Déjà, la maladie me tenait chaud et je m’y tissais un confortable cocon pour me tenir éloigné du monde extérieur. Au large de la Bretagne, le Torrey Canyon déversait des tonnes de pétrole, et mon père roulait en 2 CV grise. Quand il était là le week-end, nous partions en excursion avec maman et mamie – Rose – à travers la campagne limousine et nous pique-niquions. Je ne sais plus qui me parla un jour du trésor de Toutânkhamon.

Il fallait s’asseoir sur des gradins dans le hall de l’école et attendre les mamans. J’aimais bien être à côté de Marie-Laure, elle était jolie et gentille. En rentrant, dans la rue, nous criions « Pompidou des sous ! Pompidou des sous ! », mais je crois que je ne savais pas qui était Pompidou. Un jour, mon père prononça deux mots mystérieux : « Georges Séguy ». Quand il partait travailler, il me disait : « Je pars faire mon petit tour de persil » ; je l’imaginais au milieu de grands brins, hauts comme des arbustes verts. C’est sans doute à cette époque que j’ai commencé à avoir envie de vomir les matins, à l’idée de partir à l’école. Cela allait durer jusqu’à la fin de la cinquième au collège Pierre Donzelot. A l’époque, on ne savait pas trop ce qu’était un élève intellectuellement précoce, alors j’ai tout eu pour tenter de diagnostiquer mon problème, à l’ancien hôpital général, des radios de l’estomac à l’effrayant électroencéphalogramme (j’avais des électrodes sur la tête pour mesurer l’activité électrique de mon cerveau). Finalement, on m’a prescrit des petites pilules rondes, blanches et sucrées sous la langue ; ça ne servit à rien, mais c’était presque aussi bon qu’un malabar, sans décalcomanie à faire sur le bras. Françoise Dorléac est morte brûlée vive dans sa Renault 10 sans que je le sache. Light my fire. Salvatore Adamo chantait Inch allah. La guerre durerait six jours. En fin d’après-midi, sur Europe 1, il y avait Salut les Copains.

Le docteur Leblois a conseillé à mes parents de m’envoyer en cure thermale à La Bourboule, pour mes problèmes « d’Eau – Air – Aile ». J’étais là, mais je n’ai pas tout compris. Quelques semaines plus tard, nous avons fait en deudeuche la route qui va de virage en virage jusqu’au Puy-de-Dôme. Je n’ai aucun souvenir de notre arrivée, de notre installation, ni même de la ville. Peut-être un rendez-vous avec un médecin généraliste – une femme blonde – dans sa belle maison, mais c’est très incertain. En revanche, la première fois dont je me rappelle très bien, c’est le brouillard. Maman m’accompagne jusqu’à une grande salle, je crois qu’elle m’attend à l’extérieur, mais j’ai oublié, une dame en blouse blanche m’oriente à travers la vapeur d’eau jusqu’à un banc où je m’assois. Je distingue d’autres gens, des adultes peut-être. Je n’ai pas peur, j’éprouve simplement cette impression d’étrangeté humide.

En dehors de cette brume matinale, il y a les gargarismes. Au début, je ne sais pas exactement comment il faut faire, je crois que j’avale l’eau. J’ai toujours cet album illustré publié par Blanchard à Paris en 1949 : Bibiche et ses cousines. Je crois  bien que l’histoire se passe à La Bourboule : « Quand on a soif ici, c’est normal, on va à l’établissement thermal. 25 g d’eau, c’est formel, un gramme de plus serait mortel ! Tout joli fait sa cure, il a une bonne nature. Faire la queue pour boire de l’eau qui n’est ni fraîche ni bonne, vraiment ces grandes personnes ont des goûts qui vous étonnent ! » C’est vrai, en fin d’après-midi, il faut revenir aux Grand Thermes pour boire un verre d’eau tiède, bicarbonatée, chlorurée sodique et arsenicale, pleine de Magnésium, de Lithium, de Bore et de Fluor. Ce n’est pas facile, mais on s’habitue.

Ce que j’aime bien, à La Bourboule, c’est qu’il y a un manège de bateaux sur l’eau, un grand parc dominé par des séquoias, un théâtre de Guignol, et puis des boutiques où l’on peut acheter des cartes postales et surtout des minéraux, en plus du Journal de Nounours. Une musique bizarre passe par les fenêtres entrouvertes, A Wither Shade of Pale. Alors que des enfants semblent être en cure sans leurs parents, sans doute dans des sortes de pensions, pour moi ce sont aussi des vacances en Auvergne. Au-dessus de la ville, il y a Charlannes, où nous allons parfois nous promener. Le Grand Hôtel, qui accueillait la clientèle chic des années trente est fermé, l’ancien funiculaire a disparu. Par une fente dans la porte, j’aperçois un téléphone ancien en cuivre, mais il n’y a plus personne au bout du fil. Aucune ombre ne passe, aucun fantôme. Je regarde vers la Banne d’Ordanche, Murat-le-Quaire, Saint-Sauves et la Dordogne qui se perd au loin.

 

 

Hush !

Le 13 mai 68, je ne m’en souviens pas. C’était un lundi, le jour anniversaire de la naissance d’Alphonse Daudet, dont on me lisait Les lettres de mon moulin. Mais, ça non plus, je ne le savais pas. Il y avait une certaine fébrilité à la maison, dans la rue, et, à la radio, des mots qui revenaient sans cesse : « grève générale », « Sorbonne », « Quartier latin », « C.R.S. ». Mon père ne travaillait plus, il manifestait. C’était bien, il ne conduisait plus de train, il rentrait les soirs. Nous allions voir l’un de ses collègues à Saint-Priest-Taurion, à la campagne. Un jour, ils gravirent les marches du campanile de la gare des Bénédictins pour y accrocher un grand drapeau rouge. Des gens disaient qu’il n’y aurait bientôt plus d’essence ; comment allions-nous faire ? Car des voyages s’annonçaient : La Bourboule et puis Bidart, au Pays Basque. Le 22 mai, à la radio, ils ont affirmé que dix millions de salariés ne travaillaient pas. D’autres mots enrichissaient mon vocabulaire : « Révolution », « gauchistes », « syndicats ». Dans son grand appartement, Patricia, douze ans, longs cheveux, chemisier blanc et jupe plissée, me jouait du piano. C’est elle qui m’offrit le vinyle de Johnny Halliday, Souvenirs souvenirs. L’amour était bleu.

Allions-nous tous les jours à l’école ? C’était à celle du boulevard Saint-Maurice, près de la cathédrale ; j’étais en Cours Préparatoire avec Monsieur Lambret, un instituteur barbu et en blouse. Une épreuve m’attendait, avant de partir en cure. Une opération sous anesthésie générale. Je me souviens du bloc opératoire, du masque sur le nez, de quelqu’un qui compte : 1… 2… 3… Au fur et à mesure, je voyais les points de suspension puis je m’endormis. Au réveil, mes parents m’offrirent une aventure de Lucky Luke par Morris, Le pied tendre. L’arrivée dans le Far West de Waldo Badmington – un Anglais accompagné par son majordome Jasper – qui trouve rapidement ses marques. Et ce fut la convalescence à La Gaillardie, près de Ladignac-le-Long, la propriété à la campagne des parents de Patricia et de sa sœur Liliane. Une pisciculture. Je me souviens des truites qui venaient à la surface de l’eau chercher les morceaux de pain que je leur donnais. J’étais en pyjama, avec mon pansement. Nights in white satin. Une nuit, avec les filles, nous descendîmes en escaladant le balcon de la chambre et par une échelle, nous embarquâmes sans lumière autre que celle de la lune et des étoiles sur le grand étang. Il y avait le bruit des rames, des frôlements d’ailes, le chant d’une hulotte.

Pour la deuxième année, nous partîmes à la Bourboule. Il faisait frais au Clos Vert, la maison près de la Dordogne. Mon père avait amené du charbon de Limoges pour le poêle. Après tout, avec ses locomotives, il avait l’habitude ! A nouveau, ce furent les gargarismes, le brouillard et le verre d’eau tiède. Je me souviens de l’église Saint-Joseph en lave blanche agglomérée de matériaux volcaniques et du pont sur le Vendeix avec son parapet orné de mosaïque, tout comme la façade de la pâtisserie. J’ai retrouvé dans mes archives une vieille feuille typographiée, sur laquelle on peut lire : «  Maisons d’enfants de La Bourboule – La Chrysolithe (rue Voltaire) ; François et Suzon (avenue de Charlannes) ; Blanche Neige et les 7 nains (rue de Metz) ; Les Mésanges (avenue du Maréchal-Leclerc) ; Les Pinsons (rue Kembs) ; Les Roitelets (avenue d’Alsace-Lorraine) ; L’Île aux enfants (rue Henri-Pourrat) ; La Marjolaine (rue Kembs) ; La Pastourelle (rue Henri Pourrat) ; Les Cascades (avenue d’Alsace-Lorraine) ; Les Iris (avenue du Général-Gouraud) ; Les Hirondelles (rue de Quaire) ; Les Poussins (avenue d’Angleterre) ; Nono Nanette (rue Berthelot) ; Domaine du Fohet (lieu-dit du Fohet) ; Tza-Nou (rue Vercingétorix) ; Volcana (rue Voltaire) ; Le Secret (avenue des Roches). » Mais je ne sais pas si elle date de l’époque de mes cures ou de l’une des nombreuses fois où je suis retourné là-bas.

J’avais vu une affiche du Chemin de fer d’Orléans, imprimée à Paris par Lemercier, sur laquelle La Bourboule était écrit tout en largeur, en haut et en rouge. On y voyait un dessin de la ville au pied des montagnes, mais surtout celle dont j’avais du mal à détacher les yeux, une allégorie de la source bienfaisante, femme vêtue à la romaine, cheveux bruns dans lesquels était fichée une opulente fleur rouge, pieds nus, versant l’eau d’un cratère vers la coupe de deux jeunes enfants dont je me demandais pourquoi ils étaient nus. Derrière les fesses rebondies du garçon de droite, qui portait un carquois plein de flèches, on pouvait lire : « Source Choussy Perrière Eau Arsenicale Type la plus reconstituante des Eaux Minérales Saison 25 mai – 1 octobre 9h de Paris ». En train, toute une aventure, mieux que notre périple en Deux Chevaux. Je n’ai jamais compris pourquoi ma grand-mère m’avait dit que je croiserais peut-être Buster Keaton ou Sacha Guitry. A la radio, on parlait désormais de la victoire des « Gaullistes ». Je trouvais que les Grands Thermes ressemblaient vraiment à une cathédrale. La Dordogne était comme un torrent ; si j’avais été Davy Crockett, j’aurais enfilé ma veste de trappeur, pris ma carabine et je l’aurais descendue en canoë, sous le regard éberlué des castors. Mais il fallait être rentré à 17 heures pour ingurgiter le verre d’eau tiède.

Cette année-là, après La Bourboule, nous sommes partis en vacances à Bidart, au pays Basque. Grandes vagues et chasse à la baleine – du moins dans mon souvenir. En septembre, nous avons déménagé de l’appartement du quartier de la cathédrale vers une maison, 35 rue du Bas Chinchauvaud, près de la gare des Bénédictins. Mon père s’était rapproché du dépôt. Une nouvelle vie commençait, je fis ma rentrée à l’Ecole de La Monnaie, rue Aristide Briand, en ayant toujours envie de vomir les matins, et je commençais à assister au catéchisme de l’église Saint-Paul-Saint-Louis, ce qui me plut beaucoup. Adam et Eve, Moïse, Jésus… j’adorais toutes ces histoires. Surtout racontées par le père Gaston Dutertre, un jésuite qui dévalait la rue à toute allure en Deux Chevaux. Le jeudi après-midi, dans la salle du patro, il installait un projecteur, les bobines, et nous regardions les aventures de Tintin. En plus, au caté, il y avait les filles et c’était bien, car l’école n’était pas mixte. Je ne sais plus si mon père et ses copains ont réussi leur révolution.

 

 

Sugar, Sugar 

Ma mère chantait car toutes ces années étaient musicales. Je crois d’ailleurs qu’il n’y a plus eu de musique après – du moins je ne m’en souviens plus. Couché sur le dos dans ma chambre, au milieu des figurines de cowboys, d’indiens et de soldats de la Guerre de Sécession, je lisais et relisais Tom Sawyer. Je n’avais pas de frère, alors j’imaginais que c’était Huckleberry Finn. Mes parents m’avaient abonné à Pif gadget – c’était mon père qui assemblait les gadgets. Sur l’un des murs, il y avait un poster d’Eddy Merckx, le coureur cycliste belge. J’entendais de nouveaux mots dans les conversations et à la radio : « Viêt Nam », « napalm », « Viêt Cong », « Nixon ». Cela revenait tout le temps et s’entremêlait à la musique. Let The Sunshine In, Les Champs-Élysées, Le métèque. Ma mère préparait des cataplasmes chauds dans des torchons, qu’elle posait sur ma poitrine. Rhinopharyngite for ever. René Juge, le coiffeur de la rue Aristide Briand, décorait sa vitrine avec des attaques de châteaux-forts devant lesquelles nous nous agglutinions en sortant de l’école. Lorsqu’il me coupait les cheveux, la clope au bec – dont les cendres brûlantes faisaient des trous dans sa blouse –, il m’abandonnait de longues minutes sur le fauteuil pour aller dans son arrière-boutique classer sa collection de minéraux et d’objets archéologiques, puis il revenait me parler de ses ancêtres, « des bouchers de Limoges ».

A la récré, on jouait au ballon prisonnier et à la guerre. A la maison, il y avait enfin un poste de télévision, en noir et blanc. Je me souviens des Chevaliers du ciel, de Daktari, avec le lion Clarence et la guenon Judy, de Flipper le dauphin et de Thibaud ou les croisades. Après chaque épisode, je sortais dans le jardin pour me battre contre les Sarrazins avec mon glaive de bois. En classe, il fallait faire des multiplications et des divisions, apprendre les conjugaisons, faire des dictées, de la lecture, déclamer des récitations. Je me perdais dans la contemplation des cartes géographiques accrochées au tableau, dans la scène représentant le village gaulois (étonnant, cela ne ressemblait pas exactement à Astérix), je regardais arriver et partir les trains par la grande fenêtre donnant sur les voies. Nous étions presque tous fils de cheminots. Les maîtres commençaient chaque journée en inspectant la propreté de nos mains et en écrivant une phrase de morale qu’ils nous commentaient.

Ce fut la dernière année à La Bourboule. Mon père m’y fabriqua un tomawak dont j’abatis le tranchant de pierre sur le front du jeune voisin. C’était forcément un ennemi. Je pus constater qu’une blessure à la tête saigne beaucoup, avant d’aller boire mon ovomaltine.

C’était la routine : gargarismes, brouillard, verre d’eau tiède à 17 heures. Promenade au parc Fenestre, kiosque à musique, petite sieste sur l’herbe, manège, promenade devant le casino Chardon et ses façades ornées de mosaïque, et toutes les promenades à travers le Massif du Sancy, les fleurs, les burons et les vaches, les grandes étendues sauvages où je rêvais de voir s’enfuir les rhinos féroces. C’était Le chemin de papa.

Mais il y avait encore tellement de rivières à traverser et je ne le savais pas.

Le 10 août 1969, le jour de ma fête, Rose m’a réveillé. Nous sommes descendus dans la cuisine où mes parents tenaient Tex, un chiot épagneul breton sur la table en formica. Et puis nous sommes partis en vacances à Bugeat, en Corrèze, où un jour, j’ai regardé le stylo Bic 4 couleurs avec lequel j’écrivais un poème et je me suis dit que si je le lançais de toutes mes forces, lui aussi il pourrait bien voler jusqu’à la lune. J’ai arrêté d’écrire et je suis sorti chanter Voici le soleil, voici le soleil… Petite chérie, les sourires refont leur apparition sur les visages.

 

Good Times And Bad Times.

 

 

 

 

Laurent Bourdelas, 3 février 2018

(Le titre est emprunté à Marcel Proust)