28 Déc

Clap de fin à La Passerelle avec la formidable Marie Thomas dans Le retour aux souches de Sol/Marc Favreau

Voilà, c’est fini, chantait Jean-Louis Aubert à la fin des années 1980 pour solder l’aventure du groupe Téléphone – c’était l’époque de la naissance du Théâtre de La Passerelle à Limoges. Aujourd’hui, la chanson pourrait accompagner la grande mélancolie qui nous gagne au moment où Michel Bruzat ferme définitivement le rideau de fer de son bel écrin non loin de la gare des Bénédictins… Dernier spectacle à voir absolument, qui exprime si bien l’esprit de ce lieu unique : Le retour aux souches du québécois Marc Favreau (1929-2005) dans lequel Marie Thomas interprète avec brio Sol, le clown clochard.

            A deux pas, la fête foraine bat son plein : c’est la tradition, avant d’entrer assister au spectacle de fin d’année à La Passerelle, jeter un œil sur les manèges et les attractions multicolores, entendre se mêler musique, paroles racoleuses des bateleurs, les coups secs des tirs à la carabine, les cris aux voitures tamponneuses. Joie populaire, avant de s’engouffrer dans l’étroit couloir où s’entassent recueils de poésie, livres, affiches, photos, objets divers, coups de cœur du maître des lieux accumulés depuis 37 années (et il y en a d‘autres en coulisses qui participent à donner une âme si particulière au théâtre). A l’accueil, Michel Bruzat, à la caisse, les indispensables Evelyne ou Dolores (qui signa tant de beaux costumes), au placement Franck Roncière, toujours pertinent éclairagiste-créateur de lumières, souvent en marinière et la casquette vissée sur la tête. On trouve son siège, plus ou moins confortable, on regarde l’étoile de sciure en espérant qu’aucun spectateur ne viendra la déranger – et pourtant si ! Dans la salle, de nouvelles têtes, des habitués déjà nostalgiques, des comédiens vus sur ces planches : Philippe Lavaud, Yann Karaquillo ou Gilles Favreau…

Et c’est parti pour un Retour aux souches plein de poésie et de profondeur, interprété par une comédienne exceptionnelle de force et de justesse : Marie Thomas, que Bruzat a mis en scène ici une vingtaine de fois. La langue de Sol, le clown clochard de Marc Favreau, c’est la quintessence du jeu avec les mots (ah ! la carte de crédule…), c’est le mot pour un autre cher à Jean Tardieu, le triomphe du lapsus révélateur, le libre cours au néologisme à la Michaux, c’est un texte fourmillant d’inventivité lexicale, que l’on imagine difficile à dire – une véritable prouesse pour l’actrice qui excelle dans cet exercice et sait si bien dialoguer avec une simple fleur de tournesol. On sourit et rit en permanence de ces acrobaties verbales qui, sans peser, offrent une critique presque radicale de la société de consommation, des petits ou grands travers humains, évoquent l’amour, le monde à hauteur d’enfant (soumis aux injonctions contradictoires des adultes), s’apitoient du sort réservé à la nature asphyxiée d’engrais chimiques et de pesticides. Suivre, écouter Sol, avec son petit chapeau de rien du tout, c’est aspirer à l’émerveillement, à l’humanité, et même à la simplicité, c’est se dire que le monde pourrait être tellement plus beau si on le voulait vraiment. Mise en scène par Michel Bruzat, Marie Thomas est parfaite dans le rôle, avec sa voix de petite fille, sa logique en apparence illogique, et l’amour des mots d’une langue française en perdition pour cause – entre autres raisons – d’univocité et de perte du second (troisième ?) degré.

On repart heureux – il n’y a rien d’autre à dire. Et l’on s’illusionne à croire que l’on reviendra encore 37 ans.

 

08 Déc

Notices pour servir à l’histoire du théâtre en Limousin (33): La Passerelle (1987-2023)

Dans les coulisses de La Passerelle (c) L. Bourdelas

 

En 1987, Michel Bruzat crée le Théâtre de La Passerelle dans un ancien entrepôt de fourreur, au 4-6 de la rue du Général Du Bessol, près du Champ de Juillet. Grand sportif (tennis, champion de tennis-de-table, rugby) grâce à son père Roger – représentant en vins –, élevé aussi par Odette, une mère qui donnait des cours de piano (Chopin et Debussy au hit-parade !), il monte des pièces au lycée Gay-Lussac et consacre sa maîtrise de lettres à « La place de l’acteur dans la société ». Dès 1965, il suit les cours de théâtre au conservatoire de Limoges – élève de Jean Dorsannes et de Jean Pellottier. Il fut élève de Pierre Valde (1907-1977), qui joua d’ailleurs La Dévotion à la croix d’après Pedro Calderón de la Barca, dans une adaptation d’Albert Camus, au Grand Théâtre de Limoges en 1967. Nous avons vu qu’il participa aussi à l’aventure du C.T.L. de Laruy. En 1977, il est de l’aventure des Tréteaux du Limousin, réunissant Andrée et Max Eyrolle, Alain Labarsouque, Dominique Basset-Charcot, Patrick Michaelis, Jean-Louis Verdier, Katia Henkel. « Nous partions de rien. Avant les années 1970, le Limousin était théâtralement une quasi jachère. Nous jouions à La Visitation et partout en région, dans les villages, les petits lieux. C’était la folie ! C’était la galère ! C’était magnifique ! »[1] Jeune professeur d’E.P.S., un temps encouragé par Jacques Alméras, directeur du C.R.O.U.S., il mobilise ce qu’il peut d’argent et de bonnes volontés pour monter son propre théâtre – Odile Monmarson, Dominique Basset-Chercot, Dolores Alvez (son épouse), Fernando Lopes Fadigas. Comme Caunant l’avait fait rue du Temple, le voici devenant terrassier pour accomplir les travaux nécessaires.

Dans son petit théâtre aujourd’hui disposé en arène, il a réalisé avec talent de nombreuses mises en scène d’auteurs allant de Tchekhov à Voltaire, de Molière à Diderot, de Gogol à Sophocle, de Beckett à Philippe Léotard, de Copi à Genet. Formateur en milieu scolaire et au Conservatoire, il a su faire émerger plusieurs comédien(n)es sur la scène locale et nationale, qui ont continué ou non à se produire avec lui – et parmi les plus talentueux : Flavie Avargues, Yann Karaquillo, Marie Thomas, Nadine Béchade… Il a également ouvert son théâtre à divers créateurs : musiciens, conteurs, danseurs, poètes. Bruzat est d’ailleurs très attaché à la poésie et à ceux qui l’écrivent, comme Jean-Pierre Siméon, directeur artistique du Printemps des poètes, dont il a adapté des chansons ou des textes comme le Stabat mater furiosa avec Angélique Ionatos. Dès les années 80, le directeur de La Passerelle avait proposé un beau montage de textes du grand poète limousin Joseph Rouffanche (Prix Mallarmé, édité notamment par René Rougerie) sous le titre La Cicatrice ne sait plus chanter – Rouffanche avait été son professeur au lycée Gay-Lussac de Limoges.

Homme révolté, sans doute, Bruzat a toujours évoqué la possibilité de repartir sur les routes mais il est en fait très bien dans son théâtre, rendez-vous d’un public exigeant, désireux à la fois d’être ému, bouleversé jusqu’aux larmes mais aussi prêt à rire et à réfléchir – qu’il soit assis, selon les époques, sur des coussins, des fauteuils et même parfois sur la scène, les jours de grande affluence comme en 2019, lorsque Philippe Labonne interpréta, avec le brio qui le caractérise, Daniel Pennac dans Ancien interne des hôpitaux de Paris. Les spectacles de Bruzat ne sont pas restés dans le quartier du Champ de Juillet, à Limoges ; ils ont tourné, à Paris, en France, à l’étranger, et surtout, chaque été à partir de 1993, au Festival off d’Avignon, avec succès (public, critique). Ce fut par exemple le cas avec Comment va le monde, Sol ? mis en scène par Michel Bruzat d’après Marc Favreau, avec Marie Thomas, qui déclarait : « Je me suis sentie portée par les gens, le lieu, ce chaleureux théâtre des Carmes qui nous accueillait, par Michel Bruzat qui m’écrivait chaque jour des notes de travail infiniment touchantes. Rendez-vous compte ! Nous avons commencé à 20 spectateurs. Puis, ce fut complet. Puis, nous avons refusé du monde. Les spectateurs revenaient, enthousiastes, en amenant d’autres… Je jouais, remplie de toute cette bienveillance humaine. »[2]

Le théâtre proposé par l’acharné[3] Bruzat aide à se tenir debout dans une société violente, dure aux faibles, qui privilégie le profit et la communication à la (vraie) culture et à l’humanisme. Il rend plus fort, résistant. Il donne envie de s’émerveiller, de retrouver notre part d’enfance, notre liberté. Il est essentiel.

 

La naissance de La Passerelle vue par la revue Analogie

            En 1983 et 1984, j’anime notamment, sur la radio « libre » HPS Diffusion, rue Guy de Maupassant à Limoges, un magazine culturel de deux heures, Analogie. Au printemps 1985, il se transforme en une revue trimestrielle d’art et de critique fondée avec moi par Carmen Borrego, Jean-Eric Malabre, Jean-Pierre Nivôse puis Luc de Goustine et Pierre Jarraud. Elle publie des inédits littéraires, des œuvres d’art, diverses études, des critiques, en particulier littéraires et théâtrales, sur un ton qui se veut original ou irrévérencieux. Elle est partenaire/travaille avec différents théâtres (Festival des Francophonies, La Passerelle, La Limousine, La LiLi, etc.) et signe même une convention avec L’Influence – Compagnie Fievet-Paliès. L’aventure se poursuivit avec La Lettre d’Analogie puis la revue L’Indicible frontière. Dans son numéro automne-hiver 1987, un certain Jérôme Dugland évoque les débuts de La Passerelle, à la manière d’un procès-verbal de police.

(…) Il ressort des pièces du dossier que le dénommé BRUZAT Michel, directeur, dûment entendu, tente avec ses amis d’introduire une nouvelle dimensions théâtrale et artistique à Limoges. A surveiller.

Un atelier pour enfants (Pierrot et Colombine), des formations pour adultes, une saison théâtrale fort conséquente et variée… c’est un pari un peu fou cette passerelle si joliment fragile. Car faire vivre une compagnie théâtrale aujourd’hui c’est d’abord ne pas trop en faire, ne pas prendre trop de risques (N.D.L.R. : suivez mon regard).

Vous vous rappelez la blague de cet auteur las de ne pouvoir vivre de son art ? Aujourd’hui, il écrit des recueils de poésie…

Dieu sait (mais Analogie aussi) qu’on en prend des risques à la Passerelle, mais aussi, on a des atouts : d’abord un enthousiasme et une volonté à faire déplacer les montagnes limougeaudes ; et puis une qualité de programmation pas vue depuis longtemps, si l’on en juge par le Ping-Pong de Dubillard qui a ouvert la saison : des acteurs simplement excellents vivent comme par inadvertance un texte pétillant devant un public qui regarde du théâtre sans même s’en rendre compte…

Un vrai petit bijou dans une petite salle où s’instaure un rapport privilégié entre le rire et l’émotion, entre les spectateurs et les acteurs (surtout à la fin, parce qu’ils offrent à boire).

Passerelle, 1ère échéance : 31 octobre 1987, avec les premières réponses quant aux aides vitales que voudront apporter collectivités locales et administratives (N.D.L.R. : en fait, pas grand-chose…).

La Passerelle tient la mer. D’aucuns y préfèrent lancer des bouteilles. Souhaitons en tout cas qu’elle la tienne longtemps. Qu’il y ait parfois autre chose à faire que d’aller au cinéma le soir ou piquer le sac des vieilles.

 

Petit entretien avec Michel Bruzat

 

Comment et quand t’es-tu intéressé au théâtre? Et, peut-être plus largement, à la scène?

Mon amour du « jeu », jouer comme les enfants avec un ballon, avec l’imagination. Ma rencontre décisive avec Joseph Rouffanche, Madame Vialaneix, ma mère.

Club théâtre au Lycée Gay Lussac avec mon ami Patrick Jeudy et puis Jean Dorsannes, Jean Pellottier, ma rencontre avec Jacques Alméras.

Quels sont les souvenirs de tes premières expériences?

Mon expérience la plus incroyable c’est d’avoir creusé en 1987, « un trou » d’où est sorti le théâtre avec Dominique Basset Chercot, Fernando Lopez Fadigas, Odile Monmarson, Dolores Alvez. Je suis resté 33 ans après cet artisan, ce débutant qui rate, qui cherche.

Pourquoi avoir fait le choix de devenir metteur-en-scène?

Parce qu’il n’y a pas d’espérance solitaire, je crois à autrui, aux pensées passerelle, au vivre ensemble, à l’écoute, à valoriser l’autre. Je ne crois qu’au collectif au chœur de la tragédie antique, à une bouche multiple, à la discrétion, je n’aime pas être devant, être vu mais mettre les autres dans la lumière.

Et de créer un théâtre…

Créer un théâtre comme le boulanger a besoin d’un four, le menuisier un établi, d’outils, pour accueillir. Que le public se sente comme dans une maison pour l’ouvrir à d’autres, pour être libre.

Tes programmations ont été variées, entre classique et contemporain, théâtre, poésie et chanson… comment les as-tu élaborées?

Démystifier le théâtre, instruire et divertir (tout autant), faire découvrir des auteurs, donner toute leur place aux poètes.

Ces textes sont mes compagnons de route, de mes nuits. Ils sont des passeurs d’humanité, des complices.

Je me suis frotté à la Boétie, Montaigne, Rabelais, Rousseau, Voltaire, Diderot, Molière, Sophocle avant de rencontrer Jean-Pierre Siméon, Koltès, Rictus, Garneau, Tremblay…

Par définition, le spectacle vivant est un art de l’éphémère, mais quels sont tes souvenirs les plus marquants avec la Passerelle? A Limoges, Avignon, en tournée…

Mes souvenirs les plus marquants. Ceux que je vais faire demain… sinon mes rencontres… le théâtre de la Passerelle s’est construit avec tous ces acteurs, avec l’administration du théâtre, avec le public mais surtout avec l’invisible.

A quoi bon « faire du théâtre » aujourd’hui?

Oui il faut faire du théâtre aujourd’hui, il faut multiplier les partenariats avec les écoles, les bibliothèques, les collèges, les lycées, l’université, l’hôpital, les comités d’entreprise, les prisons.

Il reste toute une frange de la société qui ne se sent pas concernée des milieux ruraux aux banlieues. Les réfugiés pourraient être une opportunité historique pour élargir notre répertoire culturel.

Un gouffre s’est créé entre les classes cultures et les populations déshéritées.

Continuer à défendre l’intelligence là où les autres défendent leur pouvoir.

C’est quoi un artiste ?

Quelqu’un qui crée.

C’est quoi un boulanger ?

Quelqu’un qui crée.

« L’inertie seule est menaçante. Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance. »[4]

[1] Entretien avec Muriel Mingau, site du Théâtre de La Passerelle.

[2] La Montagne, le 17/11/2015.

[3] Au Moyen Âge, acharner était un terme de chasse qui signifiait « mettre en appétit de chair » les chiens et les faucons. La figure s’est déplacée vers l’obstination. Mais Bruzat nous met bien en appétit, de Verbe.

[4] Saint-John Perse, Allocution au Banquet Nobel du 10 décembre 1960 (NdA).

Notices pour servir à l’histoire du théâtre en Limousin (33): La Ligue d’Improvisation Théâtrale du Limousin et la Balise

En 1987 est créée la Ligue d’Improvisation du Limousin, constituée à partir des ateliers hebdomadaires d’improvisation d’Influence, confiés à Damien O’Doul. Peu de temps après, la « LILI » devient indépendante et j’ai la chance d’en être le vice-président. Elle se produit dans des ambiances survoltées, notamment au Centre culturel Jean Moulin de Limoges, affrontant des équipes venues de la France entière. La tradition voulait que le public puisse jeter des pantoufles sur les comédiens qu’il ne jugeait pas assez performants !

Damien O’Doul en 1986 (c) L.Bourdelas

La luxuriante Lili se donne en spectacle pour la 1ère fois en mai 1987

            Damien O’Doul est un acteur heureux et complet : auteur, comédien de la Cie Fivet-Paliès, il vient d’organiser la 1ère manifestation de la Lili (traduisez : Ligue d’Improvisation du Limousin). Il avait bénéficié d’un stage spécialisé à Paris avec Michel Lopez et le rutilant Rufus il y a quelques mois. Il s’est lancé pour son propre compte dans l’arène il y a peu. La cérémonie de baptême de la Lili a eu lieu un mardi de mai au C.C.S.M. de Beaubreuil. Il s’agissait d’un impromatch… d’une forme d’improvisation théâtrale particulière : deux équipes d’acteurs (à Limoges, les verts : I. Tauran, C. Givois, J.J. Marthon, B. Moreigne, F. Perrez et M.F. Richard-Eliet) s’affrontent sur des thèmes qui laissent une grande part à l’imaginaire… Ces équipes ont l’apparence d’équipes sportives : il y a les équipiers, et leur coach (à Limoges : Damien O’Doul), ainsi que leur capitaine (Isabelle Tauran)…

Les sujets et la durée des impros sont tirés au sort ; les arbitres sanctionnent l’anti-jeu, l’obstruction, le hors-sujet, etc. Le public vote à la suite de chaque impro, pour attribuer un point à l’équipe gagnante. Ceci dans une ambiance généralement plus ou moins folle. Malheureusement, la bonne habitude qui consistait autrefois à distribuer aux spectateurs des chaussures pour les lancer sur les acteurs dont ils n’étaient pas contents est abolie. Le public de ce premier impromatch était assez jeune, et l’on ne peut que déplorer l’absence des habitués des théâtres. Il faudra qu’ils franchissent le fossé qui les sépare encore de cette forme de spectacle. Les efforts d’O’Doul les y aideront manifestement. C’est une question d’habitude.

L’impromatch est fort populaire au Québec, et une ligue nationale française existe. Gil Galliot est le coach de celle-ci. Autour de lui, parrain officiel de la Lili, s’est constitué un comité de soutien qui rassemble Alain Guéraud, la divine Fanny Ardant, Nathalie Baye et Jean Lefèvre. « Sport, théâtre, même combat », notait il y a peu Jacques Morlaud[1] ; cette réflexion est totalement juste. On retrouve peut-être ici une forme de spectacle remontant à l’antiquité et l’on repense au cirque (sans les lions). Et puis avez-vous déjà bien observé les joueurs de tennis sur un court ? Théâtre, impro, match, un intelligent mariage. La porte est ouverte à Limoges comme ailleurs en France ; il faut désormais transformer l’essai. Analogie n°10, été 1987.

 

La Balise (initialement la Valise…) est une association théâtrale universitaire créée en 1980 à Limoges par Guy Lavigerie, assisté de Didier Simon qui reprit sa direction par la suite. Parmi les premiers spectacles, La bataille de Saint-Pansard[2] à l’encontre de Carême, tiré d’un fabliau médiéval, présenté place Saint-Pierre (ce type de spectacle était initialement joué sur les places publiques, vraisemblablement le premier dimanche de Carême) puis à Poitiers (1981). Au Moyen Âge, il s’agissait d’un jeu-combat qui, au milieu de la liesse collective, opposait en une bataille rangée, à coups de victuailles, les deux personnifications du jour et se terminait par la victoire de Charnau (le carnaval) qui, magnanime accordait une trêve de quarante jours à son adversaire, le Carême[3]. Autres spectacles, Mort accidentelle d’un anarchiste de Dario Fo à Expression 7 et Oh my god, the death. Guy Lavigerie, après une formation initiale artistique et juridique au Conservatoire et à l’Université de Limoges (1er Prix d’Art Dramatique à l’unanimité; Maîtrise et DEA de Droit) a acquis une expérience pluridisciplinaire de la création en tant que comédien, metteur en scène, auteur, traducteur, réalisateur. En 1982 il rencontre, à Rabat, Abdellatif Laâbi[4] dont il adapte et représente en 1983 les Chroniques de la Citadelle d’Exil (écrits de prison) sous la forme d’un monodrame documentaire et poétique qu’il joua jusqu’en 1988. Il est aussi de l’aventure des Amants Magnifiques, de Molière et Lully, mis en scène par J.-Luc Paliès au Théâtre de l’Athénée à Paris, en 1988, ainsi qu’à Limoges. Il a poursuivi l’aventure théâtrale jusqu’à aujourd’hui – mais pas en Limousin. Les afficionados se souviennent avec émotion d’une lecture à la librairie Les Yeux dans les poches, rue de la Boucherie à Limoges, alors tenue par Bruno Larose. Par la suite, La Balise – portée par l’enthousiasme et l’énergie de Didier Simon jusqu’en 1989 – joue aussi Equarissage pour tous de Boris Vian, ainsi que Radiopital de C. Paottelo San Juan (pseudonyme d’un Limougeaud), qui rassemblent les faveurs d’un public plus populaire et notamment estudiantin, qui auparavant ne se déplaçait guère dans les salles de théâtre. La programmation évolue vers des spectacles de type café-théâtre puis d’improvisation. Il est à noter que nombre de représentations eurent lieu à la Crypte des Jésuites[5], l’un des lieux qui accueillit alors nombre de spectacles théâtraux ou musicaux. Parmi ceux qui intervinrent et signèrent des mises en scène, Mohamed Maach, aujourd’hui animateur d’ateliers théâtre dans le cadre des centres culturels municipaux.

La Balise était en sommeil lorsque des élèves de la dernière promotion de Jean Pellotier au conservatoire d’art dramatique de Limoges décident de le raviver[6]. La dynamique ainsi insufflée mène ces jeunes gens, pour la plupart étudiants, à demander au directeur du C.R.O.U.S. M. Gainant un lieu privé pour faire vivre leur art. Celui-ci leur propose bien mieux : un ancien local à vélo situé sur le parking du campus la Borie, à condition de créer un petit endroit de représentations de type café-théâtre. Le projet du « café- théâtre universitaire», puisqu’il allait s’appeler ainsi dans un premier temps, prend peu à peu forme dans l’émulation de ces comédiens en herbe, au fil des réunions pour les choix de la décoration et pour faire les plans, les rendez-vous avec l’entrepreneur pour établir un devis, et la croisade auprès des institutions pour obtenir les fonds nécessaires. C’est en 1996 que le CAF’TEUR, baptisé ainsi après d’âpres discussions, ouvre ses portes au public. Il est doté d’un bureau – régie, un bar, une scène avec éclairages et sonorisation, et des loges derrière le mur du fond. Une association indépendante est créée pour administrer le lieu, car les entrées sont payantes, et il faut gérer les stocks du bar. Les spectacles ont lieu le jeudi soir, et se partagent entre théâtre, musique, improvisation. Le reste de la semaine le lieu est disponible pour le travail théâtral de la Balise. Parmi l’équipe : Frédérique Meissonnier, Arnaud Delage, Jean-Philippe Villaret (qui avait même mis son père à contribution pour construire le bar !), Philippe Lars, Jan Luc Delage, Gilles St Bonnet, Pascal Le Goaper, Carole Bedouet, et d’autres.

Après plus de 30 ans d’activité, La Balise est aujourd’hui entièrement tournée vers l’improvisation, avec la participation aux matches. Elle invente aussi le concept des « naufragés de l’imaginaire », pour permettre la pratique de l’improvisation dans un contexte différent de celui du match, en offrant davantage de liberté aux joueurs. Les thèmes des improvisations sont écrits par les membres du public au moment où ils entrent dans la salle. Tous les thèmes sont ensuite disposés dans une boîte. Six joueurs se présentent sur scène. Le maître de cérémonie tire au sort un thème et chaque joueur propose un début d’improvisation de quelques secondes. L’auteur du thème choisit quel début sera continué. Les autres joueurs se greffent alors sur l’histoire choisie, pouvant se servir d’accessoires sans contrainte. Le maître du temps décide arbitrairement de la fin de l’improvisation[7].

 

[1] Jacques Morlaud fut longtemps critique/journaliste culturel à Limoges, notamment à L’Echo du Centre.

[2] On désignait ainsi le carnaval. C’est la figuration allégorique de l’allégresse que procure l’abondance et la bonne chère.

[3] Jean-Claude Aubailly. « Théâtre médiéval et fêtes calendaires », Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance, n°11/1, 1980. La littérature populaire aux XVème et XVIème siècles. Actes du deuxieme colloque de Goutelas (21-23 septembre 1979) sous la direction de Henri Weber, Claude Longeon et Claude Mont. pp. 5-12.

[4] Né à Fès en 1942, c’est un poète, écrivain et traducteur marocain. Il a fondé en 1966 la revue Souffles qui jouera un rôle considérable dans le renouvellement culturel au Maghreb. Son combat lui vaut d’être emprisonné de 1972 à 1980. Il s’est exilé en France en 1985. Il reçoit le prix Goncourt de la poésie le 1er décembre 2009 et le Grand Prix de la Francophonie de l’Académie française en 2011.

[5] Futur Espace Noriac quand elle fut racheté par le Conseil général de la Haute-Vienne.

[6] Témoignage de Jean-Philippe Villaret, 30 juillet 2019.

[7] http://www.la-balise.com/nos-spectacles/

Notices sur l’histoire du théâtre en Limousin (32): La Compagnie Fievet-Paliès

A la suite de la venue de Pierre Debauche, une nouvelle compagnie est créée à Limoges par Claudine Fievet (nom de plume : Louise Doutreligne) et le metteur en scène Jean-Luc Paliès, en 1984. Parallèlement, ils fondent l’association culturelle L’Influence, qui organise et participe à des évènements pluridisciplinaires (expositions, rencontres, écritures, publications, par exemple avec la revue Analogie, ateliers d’improvisation, actions de formation). Les spectacles sont beaux, salués par la critique régionale et nationale, parmi lesquels : Teresada’, à la cathédrale de Limoges (en sept tableaux, la vie intérieure et extérieure de Teresa D’Avila), Petit’ Pièces Intérieures (les cheminements d’une femme vers l’amour) auxquelles répond Crocq’ d’amour à domicile, les Amants Magnifiques (Molière – Lully), superbe spectacle plus tard repris au Théâtre de l’Athénée, Saint-Just et l’invisible, dans le cadre du Bicentenaire de la Révolution Française. Dans la salle de l’ancien tribunal de Limoges est joué un Voyage érotique en littérature française et Inquisitions. Dominique Basset-Chercot est aussi de cette aventure limougeaude, tout comme le musicien Alain Labarsouque – et également une costumière de grand talent : Jacqueline Brochet. Mais les Fievet-Paliès non plus n’ont pas de lieu et décident de quitter Limoges après huit années. Ils reviennent cependant jouer au C.D.N.L. : Don Juan d’origine, de Louise Doutreligne d’après Tirso de Molina, Jardins de France, et la magnifique Carmen la nouvelle, écrite aussi par Louise Doutreligne, d’après la vie et l’œuvre théâtrale, romanesque, épistolaire, archéologique et académique de Prosper Mérimée et ses doubles. Christine Rosmini y est excellente.

 

Années 1980, interventions de L’Influence à la Z.A.C. de Beaubreuil (Limoges) et ailleurs

La compagnie travaillait à Beaubreuil – Z.A.C. en partie H.L.M., le plus grand quartier extérieur de Limoges, où se côtoyaient des habitants de diverses origines – dans le cadre du Développement Social de Quartier. Christophe Givois a présenté le travail en cours.

            Pour connaître mieux le quartier, ses habitants, leurs manques, nous n’avons pas essayé de comprendre par les moyens parfois stériles de la « réunionite », mais présenté directement notre travail chez l’habitant. En octobre 1986, nous nous proposons donc de jouer gratuitement le spectacle à domicile « Croq’d’amour » de Louise Doutreligne dans 10 foyers qui le désireraient. Contact pris avec les personnes intéressées, nous arrivons chez chacun, notre valise sous le bras, prenant rapidement notre place dans les meubles. Pour beaucoup de spectateurs, c’est une découverte, la première fois qu’ils assistent à un spectacle de théâtre : cette histoire de couple se déroulant chez eux, comme si c’était eux, provoque les réactions : « Chacun peut tout à fait se reconnaître », « Ah ! moi, mon mari, s’il me disait ça ! », « Ce qui m’a fait le plus plaisir, c’est de voir autant de femmes marocaines ; si cela s’était passé au théâtre, elles n’auraient jamais participé. On est resté à discuter jusqu’à six heures du matin. » « J’ai bien aimé leur spectacle, c’est ce que vivent les gens tous les jours. » Ces réactions immédiates que nous recherchions nous ont permis de sensibiliser un public tout neuf.

Après la première rencontre à domicile, L’Influence invite ce nouveau public à (re)découvrir la structure qui accueille les spectacles dans son quartier, le C.C.C.S.M. Jean Moulin. Nous proposons deux formes de théâtre adaptées à l’espace du lieu, que nous programmons 4 soirs de suite. Le thème de ces 4 représentations : le sommeil et la vie de coupleen milieu urbain avec « Quand Speedoux s’endort » de louise Doutreligne, et une nouvelle version à 6 personnages de la pièce qu’ils avaient déjà découverts dans leur intimité, « Croq’d’amour » (…) Le C.C.S.M. et L’Influence s’associent afin de faire venir des spectacles qu’ils apprécient en commun. Les habitants de Beaubreuil peuvent participer aux spectacles d’artistes qui pratiquent d’autres formes d’art : Léo Ferré, Didier Lockwood, et des troupes de théâtre qui travaillent ailleurs sous une forme aussi intéressante : Scarface ensemble, Beaux quartiers. L’Influence et le C.C.S.M. et le quartier s’acoquinent à regarder d’autres les divertir. Participant au D.S.Q., nous prenons plaisir à écouter des partenaires extérieurs, le développement ne se faisant que dans un élargissement et une diversification des rencontres.

L’Influence, c’est aussi un groupe de comédiens qui proposent, à partir d’un lieu et d’un texte, de raconter une histoire. Le choix fait, qui à la piscine, qui dans l’autobus, etc., les acteurs se rendent sur les lieux. Ils se saisissent de l’évènement du moment (explication avec un commerçant d’à côté ou avec le maître-nageur, arrêt de spectateurs improvisés, interventions inopinées…), composant avec ces paramètres qu’ils intègrent, digèrent pour nourrir leur travail. Par cette démarche, les habitants sont amenés à devenir les protagonistes d’une création. Le couple comédien-spectateur devient créateur d’une nouvelle approche du quartier. Après avoir investi appartements, C.C.S.M. et dépendances, L’Influence intervient dans une usine, Kabi-Vitrum, afin de poursuivre la rencontre et sa transformation en outil créatif. Là nous présentons « Croq’d’amour » itinérant, traversant atelier, cantine, couloir et hall d’entrée. Puis, nous proposons aux spectateurs de coucher par écrit leurs réactions pour que nous improvisions à partir de celles-ci. Dès le lendemain, nous renouvelons cette expérience dans un appartement. Le public devient alors auteur du spectacle, il saisit ce qu’il vient de voir pour écrire sa propre pièce. Analogie n°10, été 1987.

Le départ de Jean-Luc Paliès et Louise Doutreligne, caricature de Christophe Lagarde, 1990

07 Déc

Rencontre avec Laurent Bourdelas à la Bfm de Limoges samedi 16 novembre 2023 à propos de son ouvrage sur les Ponticauds de Limoges

Rencontre en présence de l’auteur et de l’historien Vincent Brousse, de l’éditeur Romain Naudin, du chanteur Dominique Desmons et de l’écrivain Marie-Noëlle Agniau.

 

 

Pourquoi écrire aujourd’hui à propos des Ponticauds ?

La première véritable raison est probablement que je suis le descendant d’habitants sur quelques générations de la rue du Pont-Saint-Martial (au n° 58, en face de l’usine à gaz), le premier à ne jamais y avoir vécu et donc peut-être le plus perméable au mythe, entretenu par mon grand-père Eugène et, d’une certaine manière, par mon père et certains de ses amis. Il paraît qu’à force de les écouter, j’eus même un temps le fameux accent qui caractérisait les gens du quartier ! C’est sans doute d’abord grâce à eux que je me suis intéressé à l’histoire de ma ville ; intérêt renforcé par les souvenirs du tournage du Pain noir de Georges-Emmanuel Clancier – dont Agnès, l’une des jeunes parentes était en classe avec moi – par Serge Moati, téléfilm diffusé en 1974 et 1975 sur la deuxième chaîne de l’O.R.T.F., qui faisait la part belle aux luttes des ouvriers porcelainiers, parmi lesquels des Ponticauds.

Depuis plusieurs années, les historiens travaillent sur ce qui a constitué l’identité du Limousin[1] et j’ai moi-même apporté ma pierre à l’édifice. Après avoir écrit un ouvrage sur Les Bouchers du Château de Limoges[2], population emblématique de la ville, installée dans son quartier bien circonscrit, jusqu’au milieu du XXe siècle, il m’a semblé intéressant de partir à la découverte des Ponticauds qui ont eux aussi très largement contribué à cette identité limougeaude, du Moyen Âge – et même avant – à nos jours, dans des paysages bien particuliers. Ils n’étaient pas représentatifs de toute la ville, plutôt des couches les plus populaires de la société, souvent frondeurs, solidaires, et engagés politiquement à gauche (de l’anarchisme au socialisme), syndicalistes actifs, puisque travaillant surtout dans l’artisanat puis l’industrie – en particulier de la porcelaine et de la chaussure. Un peuple des bords de Vienne parmi lequel les femmes, ouvrières, lavandières, ne s’en laissaient pas conter.

J’ai souhaité rassembler ici ce qui était épars à leur sujet, pour mieux les découvrir : archives, souvenirs et anecdotes, articles, recherches et publications diverses, notamment littéraires – puisque les bords de Vienne et leurs habitants ont depuis longtemps inspiré les écrivains et les poètes. Je propose ainsi, accompagnée de mes propres travaux, une déambulation d’amont en aval le long de la Vienne, des Casseaux au viaduc S.N.C.F., rive droite et rive gauche, à travers le temps, pour essayer de cerner les caractéristiques de ces Ponticauds dans leur diversité parfois mais surtout dans leur unité. Cette promenade s’enrichit d’illustrations issues de la photothèque de Paul Colmar, qui met volontiers ses collections à disposition des historiens et, à travers leurs publications, du plus grand nombre ; issues également de mes collections, y compris familiales.

Les quartiers des bords de Vienne et leurs habitants (les lavandières, les pêcheurs, des enfants) ont été constitutifs du pittoresque limougeaud, nourri par les écrivains, les artistes et parfois même certains politiques, soit qu’ils le revendiquent, soit qu’ils le dénoncent. Honoré de Balzac a lui-même utilisé le terme à propos de la ville[1] et l’on ne compte plus – comme on le verra ici même – les gravures et les cartes postales utilisant ce motif, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Les premiers tirages sur papier connus de vues de Limoges sont celles de Lassimonne (Pont Saint-Etienne, La Cathédrale de Limoges vue du boulevard du quai Saint-Etienne), commercialisés dès 1852 par deux marchands d’estampes de la ville[2]. Les photographes Jean-Baptiste Audiguet (1811-1897) et Hippolyte Blancard (1843-1924) sont par la suite de ceux qui immortalisent les bords de Vienne tout en forgeant son image symbolique. Des peintres amateurs ou professionnels adoptent la même démarche et « à partir de 1897, Limoges devient l’objet d’une fabrique d’images[3] » construite par eux. Mais on conviendra que le pittoresque n’est qu’une représentation de la réalité. Le Dictionnaire de la langue française abrégé de celui de Littré, en 1881, précise déjà que le pittoresque se dit de tout ce qui se prête à faire une peinture ou une œuvre littéraire bien caractérisée, et qui frappe et charme les yeux et l’esprit ; un site est pittoresque lorsque sa beauté ou son caractère le rend digne ou du moins susceptible d’être représenté en peinture. Cette vision des bords de Vienne alimente vraisemblablement la timide valorisation touristique des lieux. Dès lors, l’appréhension de cette accumulation d’images fausse sans doute en partie la connaissance que nous pouvons avoir de ces quartiers et participe d’une reconstruction identitaire[4], devenue nécessaire – parfois expiatoire –après la destruction des années 1970, sous le mandat du maire Louis Longequeue. Peut-être ce livre permettra-t-il de mieux connaître les quartiers des ponts et leurs habitants.

[1]   Le Limousin, pays et identités Enquêtes d’histoire de l’Antiquité au XXIe siècle, sous la direction de Jean Tricard, Philippe Grandcoing et Robert Chanaud, PULIM, 2006.

[2] La La Geste, 2019.

[1] Le Curé de village, Editions Houssiaux, 1874, p. 131.

[2] J.-M. Ferrer, Etienne Rouziès, Une histoire de la photographie à Limoges 1839-1914, Les Ardents Editeurs, 2011, p. 35.

[3] Ibid. p. 38.

[4] L. Touchart, « La fontaine du Père Peigne à Limoges », Eaux et mœurs, du Berry et d’ailleurs,

CREDI éditions, 2016, [en ligne].

Le Carré de douleur, nouveau recueil de la poète limousine Marie-Noëlle Agniau chez Gros Textes

(c) L.Bourdelas

 

Deux lectures possibles de : Marie-Noëlle Agniau, Le carré de douleur, Editions Gros Textes, 2023

 

Yves Artufel publie un nouveau recueil de Marie-Noëlle Agniau d’une soixantaine de pages aux Editions Gros Textes.

 

I

 

Le carré est donc de douleur, se plaçant d’emblée sous la tutelle de Lao-Tseu, cité en exergue : « un grand carré n’a pas d’angle », reprenant la sentence du Tao Te King selon laquelle le tao serait un grand carré dont on ne voit pas les angles. Selon le traducteur Stanislas Julien (1842), « les anciens disaient : Celui qui a l’intelligence du Tao paraît enveloppé de ténèbres. » Marie-Noëlle Agniau est-elle dans l’attitude de « Celui qui connaît le Tao arrive à une intelligence profonde. Alors il se dépouille de ses lumières et de sa pénétration, et il paraît comme un homme obtus et environné de ténèbres » ? Est-ce une clef possible de lecture de ce petit livre ? Les ténèbres semblent en effet bien profondes qui entourent la narratrice de cette suite poétique aphoristique irriguée de sang qui laisse peu de répit au lecteur.

L’un des sens symboliques du carré peut être la terre, par opposition au ciel, mais aussi, à un autre niveau, l’univers créé, terre et ciel, par opposition à l’incréé et au créateur. Il est en quelque sorte l’antithèse du transcendant, même si dans la tradition chrétienne, le carré symbolise le cosmos. Ce qui n’empêchait pas Platon de considérer le carré – et le cercle – comme étant absolument beaux en soi. Chez les Chinois, la forme carrée de la Terre était aussi une idée très ancienne, inscrite même dans la langue. La poète pourrait ici évoquer une création du monde : « Par quoi commencer ?/Un remuement d’espèces et d’azote. » « Des régions profondes œuvrent à ma naissance. » Mais « Au lieu du blabla du début/se propage/tout autre chose. » Création, naissance, début d’un amour, tout est-il voué à l’échec et à la disparition ? Peut-être se souvient-on de la remarque de Jorge Luis Borges : « Le monde est pour l’Européen, un cosmos, à l’intérieur duquel chacun est en accord intime avec la fonction qu’il exerce ; pour l’Argentin, le monde est un chaos. » On sent Marie-Noëlle Agniau argentine, avec le risque que « La Terre [soit] propulsée hors de la race humaine. » Elle annonce la naissance de « l’autre monde ». Ordo ab chao ? « Un char d’angoisse meut nos artères ». Il n’y aura pas d’issue : « Refaire toute chose en ce monde ainsi que soi-même/est une fable. » Abandon de la rédemption, mais pas de l’ancrage terrien : « A l’intérieur d’une planète./En terre de vérité. » De toute manière, « Changer d’univers ?/On voit trop étroit. » Depuis l’atome, se propulser – cosmonaute incertain – comme un exocet, ou avec les ailes des anges, mais vers quoi ? Quels messages délivrent les pulsars après l’explosion des supernovas ? Seule la poète le sait.

Dans cet univers, comme toujours chez elle, le minéral, le végétal, l’animal (les « bêtes », écrit-elle) : hippopotame, grillons, biche, singes, murène, chevreuil, poissons, abeilles, frelons, rongeurs, oiseau, rouges-gorges, animaux domestiques, ver, buffles, chiens, gazelles, merlebleu comme dans un bestiaire imaginaire médiéval, zébus, et même nounours ou peluches. Mais le tout lourd, peut-être, de menaces : des molosses et des monstres effraient, des incendies abolissent les espèces, les singes sont possiblement de laboratoire, les enfants tuent les rouges-gorges, les êtres sont aux abois, les chasses exterminent. « La tête de chevreuil fut jetée dans l’étang./Après la chasse, les viscères. » « La première biche fut tuée./Ses yeux – la seconde errait dans les bois, énucléée ». C’est La Curée peinte en 1857 par Gustave Courbet. L’auteure elle-même se sent prête à être dépecée : « Si je brame pour imiter l’acte de chasse,/viens vers moi. » Après tout, la poète porte presque un nom de sacrifice et pourrait s’offrir en victime expiatoire, sans qu’aucun dieu ne retienne le bras et le couteau d’un nouvel Abraham. « Je lutte avec l’ange tant qu’il est chasseur. » Une nuit de combat jusqu’à l’aube en attendant les retrouvailles avec le frère à la fourrure de bête. Ésaü le chasseur. C’est aussi cette ancienne histoire que raconte la poète dans les interstices de son texte si riche où se télescopent images et métaphores, assonances et perpétuels jeux de mots, lexique parfois anatomique et biologique ou médical, références multiples y compris aux mangas, attention aux petites choses, jusqu’à la poussière. « Le petit frère est sous terre dans un champ de tomates. »

La chair prépare au carnage. Mais peut-être aussi au combat érotique. « Fauve – par la nuit ardente – je fus dépecée. » Il y a « Mieux que des animaux domestiques:/toi & moi. » Bientôt vient l’heure « des bêtes indémêlables/où deux corps flairant la lutte/vont à former un animal ». On croirait entrapercevoir un instant une peinture érotique chinoise sur papier du XIXe siècle. « Essaie mon corps… », invite-t-elle. « Ce sont mes lèvres que tu embrasses. » Eros et Thanatos, encore. Et retour au chaos primordial dont émergent cinq divinités dont Eros, le plus beau des immortels, Gaia, la terre mère primordiale matrice de la vie, Tartare, le lieu divin du châtiment, Nyx, la nuit et Erèbe, les ténèbres.  La Terre engendrant le Ciel. Marie-Noëlle Agniau réinvente une mythologie. « Découpe-moi comme une bête toi qui sais. » L’arc et le sexe sont bandés – et si la proie muait en Artémis ? « Qui part à la guerre avec son arc/comme les enfants sur un coup de tête ? » Le « sexe est un gâteau fourré à la fleur d’oranger », mais qui le mange ? « J’ai faim – j’assaille. »

Mais la mère décline. « Agonie : gueule de murène. » « La souffrance est une athlète » et ce n’est plus un ange avec qui lutter. La mort frôle et frappe. La « chère parole » s’est tue. Prophétie : « Les yeux des mourants ont déjà vu la rive vers laquelle je descends. » La poète s’envisage Psyché, dans la bouche de laquelle Charon prendra l’obole pour franchir le Styx. Et si le poème était l’obole ? Qu’aurait-elle pu accomplir contre le fatum ? Qui aurait pu empêcher la nécessaire dispersion des cendres à la nuit tombée ? Et de toute manière, « sous la cendre apparente – sait-on jamais qui [elle] pleure ? » Les apparences sont trompeuses.

Qui pourrait « chasser les monstres », « épuiser le stock d’armes », « gommer le sang » ? La poète nous tend un « beau miroir d’humanité mais elle « collectionne plus d’une atrocité. » « Comment faire du gros sel avec des larmes ? »

Qui apporte l’espoir alors ou simplement adoucit les choses ? Les enfants ? Ou plutôt « l’état d’enfance » qui « précède tous les enfants » et « cela s’appelle un monde » ? Celui que cherche à retrouver les poètes lorsqu’ils s’efforcent, eux aussi, de percevoir « le goût des nuages » ou « celui du pollen ». Mais il ne faut pas s’illusionner sur les petits êtres car « Les machines au loin poussent des cris d’enfant » et sont trompeuses comme des sirènes. Welcome to the machine. Les connexions sont un tourment. Alors, qui apaise ? « le vent,/les rivières, mes semblables. »

 

Demeure comme réponse, malgré tout, le chant poétique qui permet de vivre :

« A toi limon !

La pierre boueuse, les débris de sol, les

Sédiments spongieux,

Les bouts d’os débiles, la merde féconde & les

Nécrophores.

A moi le miel bleu imputrescible ! »

Mais elle précise : « Je chante et fais semblant de connaître/toutes les paroles. » La volonté de « Composer un logis d’où voir le monde », même en faisant « des livres dans un état second » est-il l’ultime projet de Marie-Noëlle Agniau ? Et plus encore, son programme est-il bien de « Détruire [sa] cachette pour [se] montrer nue » ? Mais qui la croirait, puisqu’elle affirme : « Je suis le jeu – une rage assez grande –/à tout quitter sauf exception. » Le je, le jeu. Le je est un autre rimbaldien, évidemment, qui reprenait déjà Homère demandant Muse, raconte-moi l’homme aux mille tours. Qu’écrit-elle encore ? « Je suis quelqu’un d’autre avec un masque. » Sa poésie est énigme qui « brouille les pistes du marais » ; à chacun de la suivre comme un Amérindien décrypte les signes, les traces et la courbure des herbes. « Boutons de roses et fraises sauvages. Pétales/d’argan et miettes de poivre. » A chaque lecture, un mot, une phrase, une image, relancent les possibles.

 

II

 

Dans la lignée de Baudelaire et Lautréamont, Nerval peut-être, Marie-Noëlle Agniau trace un carré de douleur, versets si l’on veut d’un nouveau livre saint où manquerait dieu. Comment pourrait-il en être autrement, d’ailleurs, dans le monde de violence, de douleur et de mort qu’elle évoque en soixante petites pages ornées d’une œuvre abstraite mystérieuse du plasticien Jean-Pierre Comes ? L’œil était dans la tombe et regardait Caïn écrivait Hugo s’inspirant de la Genèse – le recueil de la poète nous fait plus songer au tableau que peignit Fernand Cormon pour illustrer les premiers vers de La Conscience : tribu humaine qui divague et morceaux de viande sanglante sur un brancard de bois. Dieu avait dit : « Qu’as-tu fait? Le sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi. Désormais, tu es maudit, chassé loin du sol qui s’est entrouvert pour boire le sang de ton frère versé par ta main. » Et comme toujours chez Marie-Noëlle Agniau, il est question du frère que l’on attend – tel Jacob juste avant la lutte avec l’ange – ou qui est disparu : « Le petit frère est sous terre dans un champ de tomates. » Même si la poésie lui donne un semblant d’existence, il ne reviendra pas. Elle écrit : « Je vois dans ton œil la clause de nuit. » Et précise : « Des extinctions massives/dans un œil clos… »

Viande sanglante de l’humain tué par l’humain. Destructions, monstres et molosses, bête laissée à flanc de mort, suée de sang, enfants cruels tuant les rouges-gorges – pauvre oiseau qui pourtant essuya les larmes du Christ et retira de son bec les épines de la couronne qui lui blessait la tête. Ici, les êtres sont aux abois, se noient, les biches sont tuées ou énucléées, un milliard d’espèces a brûlé vives dans le grand incendie qui « pourtant ne se voit pas », il y a des bouts d’os débiles, de la merde – certes féconde –, des nécrophores, s’ouvrant peut-être au plasma comme chez Jean Rousselot qui se demandait « À quoi pouvait servir qu’il fût encor des fleurs ? » Dans Le carré de douleur, l’agonie a une « gueule de murène », et on jette la tête de chevreuil dans l’étang ; « après la chasse, les viscères. » La poète râcle le tréfonds. Là où sont les « cocons de glaire & pulsions. » La douleur est industrieuse. La bête qu’on aimait tant meurt, on ignore où. « Un char d’angoisse meut nos artères. » Les berceaux sont d’épouvante, les atrocités collectionnées, les laides créatures n’ont pas sommeil, les petites filles d’été éprouvent la douleur dans la pénombre, il y a des stocks d’armes, on inflige des pertes, les poumons sont fragiles et même « Les bêtes pleurent de [la] voir pleurer. » Il faudrait « endormir le chagrin ». Celui de la perte, celui des absences définitives, celle de la mère accompagnée jusqu’au trépas. Peut-être que, malgré tout, les anges (dont elle avait évoqué la tactique dans un précédent recueil) – « ou leur existence supposée » – protègent ? Réversibilité baudelairienne : « Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse,/La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,/Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits/Qui compriment le cœur comme un papier qu’on froisse ? »

Marie-Noëlle Agniau, poète gothique, presque décryptée en une sorte d’antériorité magique par Maurice Rollinat, lorsqu’il écrit être l’ami du rouge-gorge, observant que « quelquefois le nécrophore/Fait songer au noir fossoyeur » et plaignant « Le pauvre agneau que l’homme égorge ». Agniau que l’homme égorge, que l’humanité fait souffrir. Elle est « l’être que la douceur effraie & autres nuisibles. » L’esperluette pour souligner les étranges conjonctions, tout au long du recueil dont chaque phrase est à méditer pour y trouver tout le sens : « Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! » La poète suit à la lettre la recommandation de Baudelaire et nous entraîne avec elle.

Enfer délectable de la bête traquée, chassée : « Découpe-moi comme une bête toi qui sais. » La main va fouiller les entrailles. Et si le « sexe est un gâteau fourré à la fleur d’oranger », s’il est question de se faire prêter le beurre de karité, alors des voluptés odoriférantes sont envisagées. « Le pouls est [son] rythme mais sa force – un refuge arbitraire de type animal. » Le sang afflue. A qui la langue a-t-elle promis et qu’a-t-elle promis : le plaisir ou la poésie ? Qui est la narratrice de cet étrange carré : « Je suis quelqu’un d’autre avec un masque. » Double incertitude, double anonymat, double mensonge. Elle affirme : « Je suis la complication. » Révolte ou trahison ? Elle se prépare : « Si je brame pour imiter l’acte de chasse, viens vers moi. » Etrange créature qui pousse le cri du cerf en rut. Les monstres ne sont donc pas extérieurs. Fauve la voici dépecée par la nuit ardente. Elle a faim, elle assaille. Son corps semble crier famine. « La chair la chair la chair/mais rien qui ressemble à quelqu’un… » Voici donc Mallarmé : « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. » Ultime tentative, toutefois : « Essaie mon corps… » C’est aussi un peu L’ennui d’Alberto Moravia, tempéré il est vrai par la « cerise sur le gâteau » d’un baiser.

Au final, « une languette repousse la noire mort du royaume. » Et l’on apprend, rassuré, que « toute plaie est soluble – sinon quoi ? » Et que la narratrice « gagne à la course tous les ninjas même en étant bancale. » Dernier vers d’alerte cependant : « Sous la cendre apparente – sait-on jamais qui pleure ? » Le carré s’est refermé insidieusement sur la douleur que l’on avait un peu oubliée avec les multiples engrammes d’enfance et de maternité entrecroisées, et les petits émerveillements d’une nature réconfortante. On préfère garder en tête ce souhait exprimé au début du livre : « A moi le miel bleu imputrescible ! » Il a la couleur inspirante d’un étrange oiseau prévertien : le merlebleu qui a lui seul est un poème.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Notice pour servir à l’histoire du théâtre en Limousin (31): La Chélidoine et Marie Pierre Bésanger

La Chélidoine

Fondée au milieu des années 1980, la Compagnie La Chélidoine était installée en Corrèze, à Saint-Angel, dominée par son prieuré et sa belle église fortifiée ; elle était dirigée par Claude Montagné et Sylvie Peyronnet. Elle a réalisé des créations originales, dont une grande partie en collaboration avec des auteurs vivants, sous forme de commande, (comme Jacques Bens, Necati Cumali, Luc De Goustine, Koulsy Lamko, Richard Millet, Claude Bourgeyx, Laurence Biberfeld et Catherine Lefrançois). Elle a aussi effectué un travail d’intervention sous forme de scénographies légères, de théâtre de tréteaux, de lectures à voix haute, de rencontres ou de débats. Au fil des années, sa vocation est restée la même : faire découvrir et aimer le théâtre de répertoire et les œuvres contemporaines à un large public. Artisan d’une dynamique culturelle originale depuis vingt-cinq ans en Limousin, son action conjuguait un travail avec des auteurs contemporains et un territoire à dominante rurale. Ses créations furent ensuite tournées dans toute la France et à l’étranger. En formation, la Chélidoine dirigeait des personnes de tous âges, au sein de structures de tous ordres (universités, lycées, collèges, écoles, instituts, etc.). Elle encadra une école permanente – le Studio Théâtre – qui lui permit de former chaque semaine une centaine de personnes dans un cadre de travail professionnel. La Chélidoine fut associée à la création du Festival de la Luzège, en 1987 au Roc du Gour Noir, sur la commune de Saint-Pantaléon-de-Lapleau. À partir de 1989, l’association Roc du Gour Noir La Luzège prit en charge seule la manifestation et son organisation. Les artistes et les différents métiers du spectacle coopérèrent fructueusement avec les bénévoles de l’association pour la mise en place des éditions du festival. Sous l’impulsion de son président fondateur Roger Ponty, l’association se mobilisa pour soutenir le projet sur le territoire. Elle ouvrit notamment un atelier de confection de costumes de théâtre qui travailla pendant plusieurs années sous la direction de costumiers professionnels. À partir de 1989, le projet théâtral fut porté par un directeur artistique qui prit en charge le choix des pièces, la constitution des équipes, le choix des lieux. Cette fonction fut assurée successivement par Philippe Ponty de 1989 à 1999, Lionel Parler de 2000 à 2002, Paul Golub en 2003 et 2004, et à nouveau Philippe Ponty depuis 2005. À partir de 2013, il fut accompagné d’une « coopérative artistique » composée de Marie-Pierre Bésanger, Agnès Guignard, Farid Ounchiouene, Stéphane Schoukroun, Gigi Tapella et Aristide Tarnagda.

On retrouve Marie-Pierre Bésanger dans l’aventure du Bottom Théâtre, compagnie fondée en 1999 et implantée à Tulle, qui confie des commandes d’écriture à des auteurs vivants : Aristide Tarnagda, Pauline Sales, Samuel Gallet… et a mis en place la manifestation « Ouvrez les guillemets », rencontres entre des auteurs francophones et des habitants. Parmi les thèmes travaillés par la compagnie : la précarité, tout ce qui atteint les femmes, les questions du paysage, du pays (habiter quelque part), l’école, le recueil de paroles auprès d’habitants d’un quartier de la périphérie de Limoges en déconstruction, un travail d’écriture et de création avec des personnes âgées et des adultes handicapés mentaux, aboutissant tous à des créations.

 

Le témoignage de Marie Pierre Bésanger

Photo : Marie-Pierre Bésanger © Jõao Garcia

Alors comédienne à Paris, et toujours en recherche d’une famille  artistique, j’ai décidé dans les années 90 de revenir en Corrèze, « chez moi ». C’est à ce moment-là que les choses ont vraiment commencé. Et tout d’abord avec la rencontre avec Le festival de La Luzège et Philippe Ponty. C’était l’année où Moise Touré présentait ses Koltès, ou Paul Golub mettait en scène Il circo popolare Poquelino avec Simon Abkarian et Catherine Schaub.

Le théâtre prenait pour moi tout son sens, dans ce rapport proche des  habitants, dans les forêts et sur les places de village. Les choses se faisaient ensemble.

C’est dans ce festival que j’ai fait ma première mise en scène, une commande d’écriture a Eugène Durif avec quatorze personnes handicapées de deux CAT de Corrèze. S’en est suivi Mario et Lyse, coproduit par le théâtre des 7 collines. Repéré par Philippe Mourrat alors directeur des Rencontres de la Villette, ce spectacle nous a permis de sortir du Limousin. C’était au début des années 2000. Ce projet rassemblait neuf professionnels et cinq personnes au RMI, que j’avais nommés « empêcheurs de tourner en rond ».

Par la suite je suis restée neuf ans artiste complice de la Maison des métallos à Paris.

Ma compagnie, Le Bottom théâtre, ne monte (à l’exception de la pluie d’été de M. Duras) que des auteurs vivants ( assez souvent sous la forme de commandes d’écriture). Parmi eux figurent entre autres Pauline Sales (Le Groenland), Manuel Antonio Pereira (Permafrost et Berlin Sequenz), Samuel Gallet (Helian)…

Suite à l’expérience Ligne de Faille (recherche sur le paysage avec des habitants de 2 villages corréziens en 2004-2006), Marie-Agnès Sevestre, alors directrice du festival des francophonies en limousin, nous a proposé d’aller questionner la notion de  paysage au Burkina Faso. C’est ainsi que j’ai rencontré Aristide Tarnagda, comédien, auteur et aujourd’hui directeur des Récréâtrales, et qu’est née entre nous une profonde complicité. Aristide a entre autres écrit Terre Rouge, spectacle que nous avons fabriqué avec Hughes Germain à la création sonore, Gabriel Durif et Thibault Chaumeil à la musique. Aristide a écrit Terre Rouge à Tulle, le texte a ensuite été édité chez Lansman et j’avoue avoir été un peu fière de le présenter sur une série au TNP Villeurbanne, haut-lieu d’héritage du théâtre populaire, « celui qui fait confiance à l’homme » comme le dit Roland Barthes.

Mon goût pour le travail avec mes voisins et les auteurs vivants se prolonge à travers « Ouvrez  les guillemets »… manifestation que nous organisons depuis cinq ans.

Le Vent Nous Portera sera ma prochaine  création. C’est un projet amorcé il y a plus de 4 ans qui fait suite à une immersion de deux ans dans deux EHPAD corréziens. Il y est question de la place de nos ainés et de la réalité des soignants. Il s’agit là d’une écriture plurielle que nous fabriquons avec des compagnons au long cours et de jeunes artistes.

Je cherche un théâtre d’expérience qui met la relation au centre du processus de création, et je crois en l’art comme humanisme.

 

Mai 2020.

 

15 Déc

Notices pour servir à l’histoire du théâtre en Limousin (30): Asphodèle à Limoges

L’année où fut fondée Expression 7 fut aussi celle qui vit la naissance à Limoges de la Compagnie Asphodèle.

Joël Nivard évoque son parcours et Asphodèle

 Joël et Sylvie Nivard (c) J. Nivard

Un groupe de comédiens (dont ma compagne) fait l’apprentissage du métier d’acteur au Théâtre Ecole du C.D.N.L. (Centre Dramatique National du Limousin) alors dirigé par Jean Pierre Laruy et décide de se prendre en main et de monter une troupe de théâtre, la Compagnie Asphodèle est née, avec pour devise la phrase de Chaplin : « Nous sommes tous des amateurs, nul ne vit assez longtemps pour être autre chose ». En 1985, elle créée son premier spectacle : Dedans, adaptation d’un roman d’Hélène Cixous.

Après avoir publié deux romans, Loser en 1983 aux éditions Denoël et On dira que c’est l’été, deux ou trois jours avant la nuit chez Albin Michel en 1986, la Compagnie Asphodèle m’amène à orienter mon écriture vers l’art dramatique. J’écris une première pièce : Que le spectacle continue avec pour thème le maccarthysme en 1986, mis en scène par Sylvie Nivard, suivront Limoges, avril 1905, mise en scène par Eve Doe Bruce, comédienne au Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, jouée au Marché Broussaud en avril 1988, reprise en 2005 dans une mise en scène de Patric Saucier, metteur en scène Québécois et Salle des pas perdus interprétée dans la Gare des Charentes en 1989 et dans la gare des Bénédictins. Il y aura bien sûr Les chroniques du trolley d’abord en mars 2007, T’avais qu’à prendre le trolley et en 2010 : Allez zou, revoilà le trolley qui auront été vus par plus de 3000 spectateurs.

Je manque de culture pour me reconnaître des maîtres, mais j’ai toujours recherché à écrire un théâtre populaire dans lequel se côtoient l’émotion et la comédie. Jamais gratuit.

Dans ces années-là, la vie culturelle et théâtrale était riche. Le C.D.N.L. offrait la possibilité à des gens venus de tous horizons de bénéficier d’une formation d’acteur et de jouer devant un public dans le magnifique lieu qu’était la Chapelle de la Visitation. Dans le cabaret théâtre « L’échappé belle », on pouvait découvrir les débuts de Font et Val, de Romain Bouteille, du duo Dominique Desmons et Marie Françoise Rabetaud ; et naissance de 2 lieux incontournables dans la vie culturelle limougeaude : Expression 7 avec la Compagnie Max Eyrolle en 1984 et La Passerelle en 1987. Tandis que les Tréteaux de la terre et du vent proposaient du théâtre en milieu rural.

J’ai continué « ma vie d’artiste », écrit une vingtaine de pièce de théâtre, toutes créées à Limoges par la Compagnie Asphodèle dont 6 on été publiées chez le courageux éditeur Jean Louis Escarfail et sa maison d’édition « Le Bruit des Autres ». Je suis revenu au roman noir mais je garde toujours une plume pour le théâtre qui présente l’avantage pour moi d’un travail collectif, quand celui de romancier est solitaire. J’ai besoin de ces deux écritures. Je suis très proche de la création de la Compagnie Asphodèle (avec ma femme) qui propose depuis presque 30 ans, une création par an et dont la dernière Deux semaines après l’éternité texte (Prix de la SACD en 2006) et mise en scène de Patric Saucier a été jouée à Québec en février 2013 par la Compagnie Asphodèle. C’est une compagnie dont les membres fondateurs sont toujours là, depuis le début. Avec le même état d’esprit. La même envie. Et nous [avons créé] en mars 2014, une nouvelle pièce originale On est bien peu de chose, à l’Espace Noriac.

Un bon moment, lorsque Asphodèle a joué Dedans dans la salle de répétition de la Cartoucherie de Vincennes, devant les comédiens du Théâtre du soleil, d’Ariane Mnouchkine et l’auteur du texte Hélène Cixous. Le repas qui s’en suivit, sous les arbres de la Cartoucherie, cuisiné par Ariane Mnouchkine qui répétait : L’histoire terrible et inachevée de Norodom Sihanouk et qui nous avait préparé un menu cambodgien. Un moins bon, lorsque nous avons participé à la finale de FESTEA (Festival de théâtre amateur) à Tours en novembre 2004 et qu’un membre du jury m’a demandé ce que représentait pour moi : « la dramaturgie des costumes… » J’en suis resté sans voix.

Le luxe, c’est de pouvoir jouer dans le confort de lieux adaptés. L’Espace Noriac à Limoges fait partie de ceux-là, mais nous avons également défendu nos créations à Expression 7 ainsi qu’à La Passerelle, toutefois, si « la famille théâtre » est vaste, elle reste relativement cloisonnée et le théâtre amateur et le professionnel se côtoient assez peu. Le texte Limoges, avril 1905 a toutefois inspiré Timothée François de l’Académie, Ecole supérieure Professionnelle de Théâtre du Limousin, et a fait partie de la programmation du Théâtre de l’Union 2014.

Le théâtre, c’est le spectacle vivant. Et chaque représentation est une nouvelle émotion. Un nouveau risque. Une aventure humaine, collective. L’avenir est sans doute très préoccupant pour les structures, la précarité des techniciens, des comédiens dont les statuts s’érodent. Il faut avoir beaucoup de folie pour se lancer dans cette aventure, mais c’est de cette déraison là que se bâtissent les rêves.

Notices pour servir à l’histoire du théâtre en Limousin (29): Expression 7 à Limoges

(c) Expression 7

En 1977, Max Eyrolle crée Expression 7. Corrézien d’origine (il dit : « ce n’est pas la Corrèze qui m’a marqué, c’est la qualité de la vie de mon enfance »), alors professeur de lettres et d’histoire, c’est d’abord un poète remarqué pour son « lyrisme baroque ». Son recueil Soleils de contrebande paraît aux Editions de Saint-Germain-des-Prés : « la poésie – dit-il –, c’est un peu louche, c’est un soleil qu’on va chercher un peu en contrebande. » La sienne est portée lors de spectacles par des chanteurs, des comédiens, des musiciens – il obtient une distinction de l’Académie du disque Charles-Cros. En 1975, il a écrit – avec Alain Labarsouque – les chansons (Sud-Ouest parle de « goualantes ») des Mystères de Paris mis en scène au Centre théâtral du Limousin par Jean-Pierre Laruy, d’après Eugène Sue : « Les mystères de Paris/C’est la valse du viol,/C’est la valse du crime/L’histoire au vitriol ». Parmi les comédiens de la troupe : Andrée Eyrolle et Michel Bruzat, futur créateur du théâtre de La Passerelle. Max Eyrolle écrit ensuite, pour les Tréteaux de la terre et du vent (où joue sa sœur), le texte d’une veillée-spectacle sur les problèmes de la vie en Limousin au milieu des années 70 : Mandragore. Spectacle beaucoup vu dans les campagnes et à Limoges à l’occasion de la « Quinzaine occitane » en 1976 – à l’époque où les associations et les militants occitans étaient très actifs. En 76 toujours, Max Eyrolle écrit certaines des chansons de Mistero Buffo de Dario Fo, pour les Tréteaux – elles sont interprétées par Jan dau Melhau. Il confie avoir écrit 400 ou 500 chansons – et a même reçu un prix à Cognac. Les journalistes locaux le qualifient encore de « poète corrézien ».

Archives Expression 7

Toujours pour la troupe itinérante, il arrange Village à vendre de Jean-Claude Scant1, conseillé par Pierre Maclouf2, pour « limousiner » le texte en y ajoutant même certaines scènes. En 1977, L’Echappée Belle accueille durant trois semaines J’Elle, (paru aux Editions de l’Athanor, qu’il signe sur place), interprété avec talent par sa sœur Andrée, dans une mise en scène de Daniel Gillet : poésie, atmosphère envoûtante, musique et sons répétés de Jacques Viteau. Le spectacle est repris deux ans plus tard avec Andrée Eyrolle et Patrick Michaelis (et Dominique Bassset-Chercot aux lumières). Centre-France n’hésite pas à écrire alors que « la silhouette somptueuse et mélancolique de Max plane un peu sur toute la vie culturelle du Limousin» et Le Populaire du Centre publie son portrait par Yannick Combet, (éternelle) cigarette dans une main, candélabre dans l’autre. Ce statut de poète lui pèse et le conduit progressivement à ne plus publier. En août 1976, il annonce la philosophie qui inspira la création d’Expression 7 : « nous nous intéressons particulièrement aux nouvelles orientations que prend l’expression artistique en général (notamment aux Etats-Unis) dans les domaines aussi variés que la danse, la musique, le théâtre. Cet intérêt se traduit, pour l’instant, par une recherche théorique qui, je pense, pourra déboucher au cours de l’année sur une réalisation théâtrale… ». A l’origine du projet, avec Max : Daniel Gillet, Dominique Basset-Chercot et Philippe Brezinscki. En voyant Gillet travailler la mise en scène (jusqu’en 1982), Eyrolle a quelques années plus tard le désir de le faire également (avec Laser Light en 1979). Durant plus de trente-cinq ans, Expression 7, qui s’installe au 20 rue de la Réforme en 1981 après un an de travaux (les locaux appartiennent à la famille Ab), explore avec constance et cohérence deux voies créatives : l’une autour de l’écriture de Max Eyrolle, auteur d’environ 25 pièces – dont Les nouvelles d’Inadieu ou La mélancolie des fous de Bassan ; l’autre en adaptant les grands textes du répertoire classique et contemporain, avec notamment tendresse et passion pour les auteurs russes et Steinbeck. Les mises en scène s’appuient sur un espace travaillé en collaboration avec des plasticiens (associés à la création des décors et des costumes ; exposés ; créant parfois sur scène, comme la peintre Frédérique Lemarchand), sur la continuité du mouvement des comédiens, avec une attention particulière à la danse contemporaine – Eyrolle étant d’ailleurs l’un des initiateurs de Danse Emoi en 1987 et accueillant régulièrement des chorégraphies (on se souvient de « L’Enfer » de Daniel Dobbels, autour de Matisse et du désir). La recherche d’une émotion est aussi une base du travail. Durant de nombreuses années, des ateliers théâtraux sont animés à Expression 7 par Andrée Eyrolle (1984-1990, avec des stages d’été sur l’Île de Vassivière) puis Denis Lepage et Gérard Pailler (1990-1993), enfin Jean-Paul Daniel3 et Gérard Pailler. Des interventions ont également lieu à destination des scolaires et des personnes handicapées. Parfois, les comédiens partent sur les routes, les parvis ou au pied des châteaux médiévaux (comme à Châlucet où je les invitai au début des années 1990), inspirés par Dario Fo pour leurs Jongleurs de juillet. Max Eyrolle, qui s’est toujours souvenu avoir été accueilli par Charles Caunant à L’Echappée Belle, a lui-même ouvert son théâtre à de nombreux artistes et compagnies ainsi qu’à divers festivals, dont Danse Emoi ou les Francophonies. Il a également accordé une place importante à la poésie, avec, par exemple: une performance de Michèle Métail (OULIPO) en 1985 ; « Poésie en liberté » (choix de textes contemporains avec la Limousine) ; « Romans courts » de Jean Mazeaufroid ; la venue d’Alain Borer pour évoquer Arthur Rimbaud ; « Eloge de la pleine lune » : chaque soir de pleine lune, un poète contemporain venant, en 1987, lire ses textes : Bernard Delvaille, Lionel Ray, Jean-Luc Parant, Charles Juliet, Michel Deguy, Bernard Noël et Julien Blaine ; des lectures de poètes d’Amérique Latine ; en 2008, le collectif Wild Shores y a proposé une adaptation optophonique de mon recueil La Calobra. Il faut aussi se souvenir de la venue de Lionel Rocheman pour un spectacle où s’exprimait à merveille l’humour juif. La musique a également trouvé sa place sur la scène d’Expression 7 avec divers concerts, en particulier de jazz, mais aussi de musique contemporaine et même occitane, par exemple avec Payrat et Combi. Des rencontres et débats divers y ont été organisés, de Pasolini aux rythmes scolaires. Des films projetés. Des photographies et des toiles exposées. Tout ceci fait d’Expression 7 un lieu culturel à la fois essentiel, vivant et très plaisant de la ville de Limoges. Lorsque je demande à Max Eyrolle quel regard il jette sur son parcours, il me répond : « Mélancolique ! […] Cette notion du temps qui passe est très présente, plus peut-être que dans d’autres lieux. Quelquefois, je me retrouve tout seul, la nuit dans le théâtre et je me demande même si une seule pièce a existé ! » Les souvenirs de nombre de comédiens passés par son beau théâtre-écrin flottent doucement dans l’air, celui, aussi, d’un bal vénitien donné en 1985 pour fêter le carnaval, avec des comédiens, les danseurs Dominique Petit et Anne Carrié ou les rockeurs de Quartier Louche.

1 Auteur dramatique, acteur et metteur en scène. Fondateur du Théâtre de l’Olivier à Aix-en-Provence (en 1973) puis du Théâtre du Cantou à Monpazier (début des années 1980).

2 De formation politologue, juriste et sociologue, Pierre Maclouf, a ensuite notamment créé et dirigé pendant dix ans le Programme Grands enjeux contemporains à l’université Paris-Dauphine.

3 En 2002, la Compagnie Jour après jour fut créée par la comédienne et danseuse Valérie Moreau et Jean-Paul Daniel, comédien et metteur en scène habitué des planches limousines. Ils présentèrent plusieurs spectacles intéressants jusqu’en 2009, du Limousin à Avignon. Jean-Paul Daniel s’est aussi investi dans l’aventure du Théâtre sur le Fil, une compagnie professionnelle fondée en septembre 2001, en Corrèze, par Séverine Garde Massias, ancienne élève de Michel Bruzat au Conservatoire d’art dramatique de Limoges.

04 Déc

Notices pour servir à l’histoire du théâtre en Limousin (28): L’échappée belle à Limoges

L’Echappée Belle – Mourir Bronzé (02.1977) (c) P. Colmar

 

En 1973, Charles Caunant, limougeaud d’origine, revient vers sa ville natale ; il est comédien, producteur à F.R.3 et il a la volonté de créer un café-théâtre inspiré du Café de la gare de Romain Bouteille. Il trouve une suite de caves médiévales 11 rue du Temple et convainc le propriétaire, Bernard de Fombelle, d’accueillir son projet. D’octobre 1975 à février 1977, 35 personnes donnent bénévolement de leur temps pour assainir, assécher, aménager le lieu. Toutes les économies de Caunant sont dépensées dans l’entreprise soit 50 000F de l’époque pour un théâtre de cent places. Le 9 février 1977, L’Echappée Belle est inaugurée, régie par une association dont le président d’honneur est Serge Moati, le réalisateur du Pain noir (dans lequel Caunant joue) et le vice président Serge Solon, directeur des programmes F.R.3 Bordeaux. Parmi les responsables et parrains : Jacques Rabetaud, professeur et comédien, Jean-Charles Prolongeau, artiste et céramiste, alors animateur de foyers socio-éducatifs, Georgette Bretenoux, Jean Dalbru, Georges Chatain, journaliste, Pierre Juglass, libraire. La salle propose des spectacles, du théâtre, des concerts (variétés, jazz), des expositions. S’y produisent Romain Bouteille, Marianne Sergent, Patrick Font et Philippe Val, Jean Pierre Sentier, Christian Pereira, les chanteurs Michel Sohier, Charles Elie Couture, Jacques-Emile Deschamps, Marie France Descouard, Françoise Rabetaud et Dominique Desmons, et bien d’autres. Charles Caunant écrit ‘’Mourir Bronzé’’, ‘’La caissière est mélomane’’, ‘’Le Festival du bref ’’. Patrick Jude, plasticien et professeur aux Arts Deco crée les affiches des spectacles. Un vent de liberté et de fraternité souffle dans la cave où se retrouvent artistes de renommée nationale et créateurs locaux comme Max Eyrolle et sa sœur Andrée. Jusqu’au docteur Henri Pouret, figure de la bourgeoisie limougeaude, qui viendra donner un jour une conférence sur l’art. L’Echappée Belle devient l’endroit underground fréquentés par les lycéens, les enseignants, les créateurs et spectateurs de tout poil attirés par l’esprit des lieux, éclairé à l’étincelle des poètes pour reprendre l’image de Pierre Desvaux fondateur de ‘’La Compagnie Chpeuneuneu’’.  L’entreprise portée par la passion des bénévoles cessa faute de soutiens financiers qu’elle n’a d’ailleurs jamais voulu demander. Charles Caunant avait ouvert une voie inédite à Limoges. Il vécut à Sète, restant en contact avec quelques amis fidèles comme Marc Wilmart qui fut un soutien personnel et médiatique important dans l’aventure de l’Echappée Belle dont la naissance fut annoncée à la fin de l’année 1973 dans un court métrage qu’ils cosignèrent. Il fut diffusé sur ce qui devint F.R.3 après l’éclatement de l’O.R.T.F. en 1975. Le film de 12 minutes avait pour titre : On ferme pour cause de réouverture.  Ce survol de la vie culturelle de la capitale régionale commençait par un poème sur Limoges en voix off de Charles Caunant sur des images d’entrée du Capitole en gare des Bénédictins :

Limoges ma ville

            Avec sa gare toujours bien limogesque

            Ses trolley-bus bien limogineux

            Ses maisons limogestes

            Ses bars si joliment limogeouillés

            Ses librairies bien limogeardes

            Ses cinémas limogiques

            Son théâtre bien limogéum

            Ses limougeauds tranquillement limoginés.

            Mes amis, là-dessus tout limogifs

            De me revoir si limogieux

            Et cette absente là-dessous

            Si complètement limogingue

            Que Limoges à la fin c’est à faire

            Limogir d’envie les images de l’autre Epinal,

            Qu’à Limoges après tout c’est

            Tellement

            Tellement

            Tellement limogiaque

            De revenir chez soi.

 

Charles Caunant est décédé en mars 2020.

 

 

 

 Andrée Eyrolle dans Jelle à L’Echappée belle © Archives Expression 7

 

 

Un envoyé spécial du journal L’Unité à L’Echappée belle

Bon vent à L’Echappée belle

 

Il manquait à Limoges quelque chose d’un peu fou. Un « fou » de théâtre, de chansons et de musique aidé d’une équipe d’autres « fous » vient de combler cette lacune en ouvrant un café-théâtre au beau nom « l’Echappée belle ».

 

A peine une dizaine de personnes un mercredi après-midi, au cinéma Star, pour voir «  L’homme qui aimait les femmes » de François Truffaut. Plus de 1 500 spectateurs le lendemain, le jeudi soir, au Théâtre municipal, pour écouter Lionel Hampton. Entre ces deux chiffres se situe la réalité de la vie culturelle à Limoges. Faut-il même parler de vie ? L’agglomération compte 160 000 habitants. Une récente enquête, menée par un groupe d’élèves d’un institut universitaire de technologie, a montré que, sur ce total, seulement 1 800 à 2 000 personnes sortaient régulièrement le soir pour aller au spectacle. Toujours les mêmes. Faut-il parler de public ? Jusqu’en 1968, Limoges a ronronné ; culturellement, s’entend. D’un côté on trouvait la très traditionnelle culture bourgeoise à base d’opérettes et de salons de peinture. Les croûtes de la Société des artistes limousins ou de la Société des arts, sciences et lettres, « Les cloches de Corneville », tels étaient les temps forts de la saison. Il paraît même que certains avaient trouvé audacieux qu’on osât présenter « Le chevalier à la rosé » de Richard Strauss ! Plus étonnant encore : un jour, le jeune directeur du Théâtre municipal — il ne l’est pas resté longtemps — manifesta son intention de monter un opéra de Wagner ; réponse lui fut donnée en plein conseil municipal par un élu centriste : « moi vivant, s’écria le personnage sérieusement indigné, on ne jouera pas de la musique allemande à quelques kilomètres d’Oradour-sur-Glane ! ». Parallèlement, sous l’estampille de la décentralisation chère à Vilar, Jean-Pierre Laruy et Georges-Henri Régnier présidaient aux destinées du Centre théâtral du Limousin. Régnier a émigré à Bourges. Laruy est resté. Le répertoire est le même qu’avant : hésitant sans cesse entre classiques et modernes. Résultat : le nombre des abonnés diminue d’année en année ; le Conseil général de la Haute-Vienne a constitué une commission de surveillance qui a été chargée de passer au crible les comptes et mécomptes du Centre théâtral du Limousin. Rien ne va plus de ce côté de la culture. Heureusement, après 1968, un petit vent frais s’est levé. Soufflant d’abord sur la peinture : en 1970, 1971 et 1972, des professeurs de l’Ecole des arts décoratifs ont organisé des Journées-rencontres où se sont confrontés des dizaines d’artistes représentant toutes les tendances de l’art contemporain. Puis le théâtre y a mis du sien, se dégageant de la morosité locale, accouchant de troupes nouvelles : le Théâtre de l’Evénement (créé par des militants cégétistes), le Théâtre de l’Ecale (né dans les milieux du (P.s.u. et de la C.f.d.t.) et le Théâtre de la Fête (une équipe d’« agit-prop » qui réagit sur l’événement). Des associations ont embrayé : Héliotrope, qui a organisé des concerts grâce à quoi les Limougeauds ont pu découvrir François Béranger, Areski et Brigitte Fontaine, Gilles Servat, Mama Béa Tekielski, Patric, La Bamboche, les groupes Zao et Magma, etc. Musicorium qui s’est consacré à la recherche musicale : de Confluence à Arcadie, en passant par Olivier Messiaen et la nouvelle musique anglaise. Mais tout cela n’était et ne reste que ponctuel ou éphémère. Il manquait encore à Limoges une structure vivante dont le caractère premier soit la permanence.

« Il manquait à Limoges quelque chose d’un peu fou », dit Charles Caunant. Plutôt que de palabrer, il s’est mis au travail. Limougeaud d’origine, ayant suivi Gabriel Monnet dans ses aventures de Bourges et de Nice, ayant démarré l’action culturelle à Belfort en compagnie de Marcel Guignard, il décida un beau jour de 1973 de revenir au pays. Il se réinstalla à Limoges comme comédien et producteur à F.r.3. Avec une idée derrière la tête : créer un café-théâtre. Il chercha d’abord un lieu, visitant garages, magasins et bistrots. Rien ne convenait. Tout était peu pratique ou trop cher. Il finit par tomber sur une suite de caves romanes dans le vieux quartier du Temple ; elles sont situées sous la Maison consulaire, ancienne maison du gouverneur de Limoges, qui est pour moitié encore en ruine mais pour l’autre moitié déjà restaurée. Un café-théâtre « Pourquoi pas ?, répondit le propriétaire des lieux, M. de Fombelle. J’ai toujours pensé que la vocation des bâtiments historiques doit être culturelle ». Les costumes de terrassiers entrèrent rapidement en piste. Des mètres cubes de terre passèrent ainsi des caves romanes à la cour Renaissance. Ce ballet de pioches, de pelles et de seaux dura d’octobre 1975 à février 1977. « Sans les copains, sans les copains des copains, sans ce réseau d’amitié, rien n’aurait été possible, avoue Charles Caunant. Au total, 80 personnes ont donné bénévolement leur temps, leur travail et leur ingéniosité ; une dizaine ont sué en permanence, pendant 18 mois, chaque jour, après leurs activités professionnelles habituelles ». Idée d’un homme, le café-théâtre de Limoges a été la réalisation d’une équipe. Non sans mal. Car creuser ne suffisait pas : il a fallu aussi assainir, assécher, casser des voûtes, rajouter des marches, paver, installer l’électricité et te chauffage, faire une sortie de secours… « Et trouver de l’argent, ajoute Caunant ». Evidemment, les outils, l’électricité, l’appareillage pour chauffer, l’estrade, les tables, les bancs, tout se paie ! Comme se paie l’entreprise de travaux publics à qui il a fallu faire appel pour certains travaux spécialisés. Toutes les économies de Caunant y sont passées. Quelques amis y ont été de leur poche. Et « la famille » a encore des dettes. Mais le résultat est là : « L’Echappée belle » a été inaugurée le 9 février 1977. C’est un beau nom, « L’Echappée belle ». C’est le nom d’une association régie par la loi de 1901, qui a pour objet « la création, la diffusion, la sensibilisation d’une activité théâtrale, artistique, culturelle, la recherche et la gestion des moyens nécessaires pour atteindre ce but ». Son président d’honneur est Serge Moati, le réalisateur du « Pain noir » si cher au cœur des Limousins. Son président est Charles Caunant et les autres membres du conseil d’administration sont… les terrassiers ! Officiellement « L’Echappée belle » n’est pas un café-théâtre, mais un théâtre de poche. A cause du fisc. Car si un théâtre ne verse que 7 % de T.v.a. sur ses recettes brutes, un café en débourse 17 % Un accord est finalement intervenu avec la direction des impôts : désormais, « L’Echappée belle » donne deux billets à chaque spectateur : un billet-spectacle et un billet-consommations. Moyennant quoi, en en octobre prochain, « L’Echappée belle » pourra fièrement arborer son appellation de « café-théâtre »… sans risquer une grosse pénalisation fiscale. « Notre épopée, dit Caunant, n’a été possible que parce que nous avions en mémoire l’expérience de Romain Bouteille et de son « Café de la gare » : eux aussi ont construit leur théâtre de leurs mains. » « L’Echappée belle », café-théâtre de province, est sorti du néant de la même façon que le plus célèbre des cafés-théâtres parisiens : « Le Café de la gare ». Elle en a également pris l’esprit : les trois premiers mois de programmation en témoignent. « Mourir bronzé », un spectacle irrévérencieux de Caunant, a ouvert le feu. Ont succédé : le chanteur Michel Sohié, le Modern Jazz Trio, le Théâtre en poudre, le chanteur Jacques-Emile Deschamps, les « one man show » de Christian Pereira et de Romain Bouteille, « J’Elle » (spectacle à un personnage de Max Eyrolle), une semaine de cabaret, le chanteur local Jean Alambre, le chanteur des quartiers populaires de Paris Christian Dente et la troupe du « Vrai Chic parisien », Patrick Font et Philipe Val en tête. On n’avait jamais vu ça à Limoges ! On voit rarement ça en province.

« Ce qu’on retrouve à « L’Echappée belle », explique un Limougeaud, c’est l’esprit des fêtes politiques, celles du P.s., du P.c. ou des gauchistes. Mais les fêtes ne durent qu’un jour ou deux. Alors que « L’Echappée belle » est un lieu libre où l’on peut aller tous les jours. » Ce lieu de liberté, Caunant le revendique : « Nous ne proclamons pas nos choix politiques sur nos affiches. Mais notre idéologie se lit, assez clairement je crois, sur notre scène. Ce sont les spectacles de Bouteille que nous donnons, pas du boulevard ! ». Les artistes le ressentent aussi de cette façon. « II faudrait beaucoup de lieux comme celui-là en France », dit Christian Dente. Pour Jacques-Emile Deschamps, « cette cave est une salle où j’ai vraiment envie de chanter, où je me sens bien, où je rencontre un climat et une chaleur humaine exceptionnels. C’est cela qui me semble important : ce n’est pas seulement un lieu de création, c’est aussi un lieu de rencontre. » Le public qui y vient le vit en effet ainsi : « Un catalyseur, un bain de jouvence qui nous sort des vieilleries locales. » Annie et Dominique sont de « la famille » ; elles ont manié seaux et pelles ; elles sont plutôt heureuses quand la cave s’emplit : « Nous avons construit un « chez nous », c’est vrai. Mais c’est vraiment chouette quand d’autres commencent à s’y sentir chez eux. Ceux qui viennent s’y ancrer de temps en temps prouvent que nous avions raison : il manquait à Limoges un lieu de tendresse et de fraternité. » Qui vient à « L’Echappée belle »? On ne sait pas encore très bien. Un millier de Limougeauds ont déjà pris la carte d’adhérent qui leur donne droit à une réduction sur tous les spectacles. Et 2 500 personnes sont déjà venues au moins une fois. Public mélangé, composé de lycéens, de militants, d’enseignants, de « bourgeois – libéraux – gauchisants – friqués ». Mais pratiquement pas d’étudiants ni « d’anarcho – gaucho – écolo – lecteurs-de- « Charlie » -et-fumeurs-de-joints ». « Une certitude, dit Caunant ; tous les jours nous vendons de nouvelles cartes. » Une évidence : « L’Echappée belle » est déjà entrée dans les mœurs. Sinon, pourquoi y croiserait-on tous les soirs le même jeune couple ? Lui est manutentionnaire dans un Monoprix de la place de la République ; lui et elle n’ont pas manqué un seul spectacle depuis l’ouverture. Ce qui ne veut pas dire que l’existence de « L’Echappée belle » soit définitivement assurée. L’entreprise est financièrement fragile. « Chaque mois, explique Caunant, avant de pouvoir comptabiliser toute recette, nous devons soustraire 4 000 F de dépenses en taxes, impôts, publicité, électricité et chauffage. C’est-à-dire que nous avons au moins 60 000 F de frais fixes par an. Pour l’instant, nous ne nous en sortons que parce que l’équipe continue à travailler bénévolement. Mais il n’est pas question de continuer ainsi éternellement. Je dirai même qu’il n’est pas question de rouvrir en octobre 1977 si nous sommes toujours endettés. » « Cette situation n’est pas normale, commente Christian Dente. « L’Echappée belle » est un lieu de création comme il y en a peu. On se demande pourquoi les pouvoirs publics s’en désintéressent » Alors, subventions ou pas subventions ? De la part de qui ? Ne pourrait-il y avoir une nouvelle orientation du budget culturel de la municipalité d’Union de la gauche de Limoges ? Une orientation qui tiendrait compte des nouvelles réalités culturelles de la ville. Et « L’Echappée belle » n’est-elle pas un de ces éléments nouveaux ? Peut-on inscrire la liberté de création noir sur blanc dans le texte du programme commun et l’ignorer sur le terrain ? « L’Echappée belle » de Limoges n’est qu’un exemple parmi d’autres. Il y a aussi un café-théâtre à Cahors et un autre à Montauban. Le phénomène fait tache d’huile sur le Sud-Ouest : « La Cave-poésie » existe à Toulouse, « Le Club Courteline » est né à Brive, « L’œil écoute  » à Poitiers, « La Caverne » à Périgueux, « L’Echanson » et « Les Argentiers » à Bordeaux. Des rencontres entre ces différents cafés-théâtres sont prévues. Une coordination de leur travail et de leur programmation est à l’ordre du jour. Serait-il juste que « L’Echappée belle ». dont l’aventure est exemplaire, disparaisse au moment où tout cela prend corps? « L’Echappée belle » qui porte bien son nom : sans aide, sans autre force que le pari d’un homme, ce café-théâtre aurait pu ne jamais exister. Une coopérative de production va s’installer à Limoges, dans la maison des Templiers, tout près de « L’Echappée belle ». Son premier produit sera le prochain album du chanteur Jacques-Emile Deschamps : « C’est le travail de Charles Caunant qui m’a donné l’envie d’installer la coopérative dans mon Limousin natal. Sans lui nous serions allés gonfler la liste déjà longue des maisons de disques parisiennes… »

 

Jean-Paul Liégeois, 20 mai 1977.

L’Unité était un hebdomadaire publié par le Parti socialiste français de janvier 1972 à décembre 1986. Il était dirigé par Claude Estier.