20 Jan

Hommage à Joseph Rouffanche à la Bfm de Limoges le 25 janvier 2019

(c) L. Bourdelas

 

A l’occasion de la parution aux PULIM d’un ouvrage de Gérard Peylet consacré au poète limougeaud Joseph Rouffanche, disparu il y a deux ans, un hommage est rendu le vendredi 25 janvier à 18h à la BFM de Limoges, en présence d’amis et parents de l’auteur, qui témoigneront et liront ses textes: Amélie et Dominique Rouffanche, Monique Boulestin, Marie-Noëlle Agniau, Michel Bruzat, Laurent Bourdelas, etc.

Nous vous espérons nombreux.

La disparition du poète Ivan Pavlovitch Nikitine, qui vint régulièrement à Limoges

Ivan Nikitine dans les années 1970

1988: la revue limougeaude ANALOGIE publie un recueil de Nikitine

L’artiste Frédéric Deprun, Laurent Bourdelas, Ivan Nikitine et sa fille à la librairie Page et Plume en 1988

 

Le poète agenais d’origine russe Ivan P. Nikitine fut le compagnon de route des revues limougeaudes ANALOGIE et L’INDICIBLE FRONTIERE et vint régulièrement participer à des manifestations culturelles à Limoges, où il fut aussi traducteur de russe pour l’Académie théâtrale du CDNL. Il vient de disparaître suite à une crise cardiaque. Voici le texte que j’ai écrit pour son enterrement le lundi 21 janvier.

 

до свидания, mon cher Ivan !

 

Au revoir, mon cher Ivan. Je ne suis pas là pour ton enterrement et ton envolée vers les étoiles, mais je viendrai bientôt te saluer et boire un verre sur ta tombe.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que nous aurons été compagnons de route poétique et amis. Tu m’avais téléphoné l’été dernier et nous allions certainement nous revoir.

Cela avait commencé en 1987, alors que je dirigeais depuis peu la revue d’art et de critique Analogie, à Limoges. Dans une lettre du 16 août de cette année-là, tu m’écrivais à propos de ta double culture russe et française : « si cela offre des avantages, parfois c’est très inconfortable, car cela donne l’impression d’être assis entre deux chaises. Mon engagement russe est très complexe… » Tu me disais aussi : « Quant à la poésie, elle est venue très tôt mais mal et n’est devenue vraiment consciente que dans les années 70 avec la découverte de René Char. J’ai alors compris combien cela représentait de travail, d’effort et de douleur. » Et tu poursuivais plus loin : « Je dois dire que je suis un personnage de passions soudaines et très fortes, qui peuvent durer de quelques jours à quelques années. » J’avais moi-même étudié la langue et la littérature russes et il me semble bien que c’est moi qui t’ai convaincu d’ajouter Pavlovitch entre Ivan et Nikitine.

Au printemps 1988, j’ai eu le plaisir d’éditer ton recueil Une nuit au bord des gouffres, accompagné par des encres du jeune artiste Frédéric Deprun, qui était venu de Limoges pour te rencontrer et préparer cette création. Ton texte s’achevait par « Et la nuit d’ivoire pour quelque silence grivois. » J’espère que ta nuit est désormais d’ivoire, mais aussi qu’elle est étoilée. J’ai encore publié ton recueil Eclats et, plus tard, ta sublime Petite neige dans mon autre revue, L’Indicible frontière.

Tu es venu plusieurs fois à Limoges, y compris avec tes filles, à l’occasion de signatures, de lectures ou de colloques. Je me souviens qu’en 1989, tu avais participé à celui que j’avais organisé à propos de « poésie et révolution » et que tu avais rendu hommage aux poètes victimes du goulag. Tu m’avais fait découvrir les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov. Je me souviens de nos conversations passionnées, des controverses poétiques, des rires, des repas au restaurant limougeaud Le Trolley et des verres de vodka, d’une soirée avec le musicien Alexis Litvine. Je me souviens du Passage, et de « Lectoure en poésie » où tu m’invitas. Et aussi de cette nouvelle de Nabokov pour ma revue dont je ne sus jamais si c’était un inédit ou une supercherie. Et puis il y avait eu tes séjours à Limoges comme traducteur de théâtre pour le Centre Dramatique National du Limousin.

Je me souviens qu’avec toi, la vie était vivante et passionnée. Et que son souvenir triomphe de la mort.

 

Comme l’écrivit Alexandre Blok en 1907 dans Le masque de neige :

 

« Au-dessus des neiges sans fin

Envolons-nous !

Par-delà les mers brumeuses,

Brûlons jusqu’au bout !

(…)

Que les braises de l’hiver

Calcinent la croix

Lointaine et menaçante ! »

 

 

Laurent Bourdelas

 

13 Jan

Arts du feu

 

L’ouvrier porcelainier du monument aux morts de 14-18 à Limoges (1931) (c) L. Bourdelas

 

Dans les années 1990, la Ville de Limoges décida de remplacer les anciennes armoiries utilisées depuis le Moyen Âge – le chef et les initiales de Saint Martial surmontés de trois fleurs de lys – par un logo (c’était à la mode !) rond et enflammé sensé évoquer les arts du feu et les techniques liées (porcelaine et émaux, céramique industrielle). Chacun sait en effet, à travers le monde, les liens historiques qui unissent le Limousin et ces activités où le savoir-faire et l’art se complètent subtilement.

A l’abbaye Saint-Martial de Limoges ou dans ses parages se trouvaient dans les temps médiévaux des ateliers d’orfèvrerie, qui produisaient un grand nombre d’objets liturgiques (châsses, coffrets, statues, croix…) et d’émaillerie champlevée sur cuivre, où se développa l’Opus lemovicense ou Œuvre de Limoges, bien étudiée par ailleurs. A côté de facteurs historiques et conjoncturels favorables, l’enracinement durable de l’émail en Limousin s’explique d’abord par la présence simultanée dans l’environnement local de plusieurs éléments naturels : le socle cristallin peut fournir la silice en abondance ; les nombreux gisements métalliques apportent la plupart des oxydes nécessaires à la coloration de l’émail ; l’eau, fortement acide, permet un nettoyage efficace des poudres, indispensable à la pureté des couleurs. Le cuivre, matière du support, semble absent du tableau des richesses naturelles limousines, son importation massive n’a cependant laissé aucune trace et sa provenance reste encore un mystère.

L’hypothèse a été émise que la piété particulière des Limousins pour de nombreux saints locaux et leur goût pour les reliques auraient d’abord nourri ces créations émaillées, entraînant par la suite – grâce à leur virtuosité de réalisation et leur coût somme toute raisonnable – une demande élargie, d’autant plus que la ville était dans une situation de carrefour, souvent visitée par les princes, notamment Plantagenêt, généreux commanditaires. Les émaux de Limoges s’exportèrent à travers toute la Chrétienté, jusqu’à Rome sous le pontificat d’Innocent III. L’historien des arts décoratifs Jean-Marc Ferrer a souligné « la simplicité de l’illustration limousine, compréhensible même par un public populaire » ; il parle des « délices colorés du martyre » lorsqu’il évoque la châsse de Saint-Etienne, à Gimel. L’art de l’émail limousin a évolué au fil des temps romans puis gothiques, apprivoisant progressivement les techniques de la sculpture et du relief. Sans doute les châsses sont-elles les objets qui illustrent ou évoquent le mieux la créativité des émailleurs de Limoges : au gré de nos propres goûts, on apprécie des mouvements et des attitudes, la beauté de palmettes-fleurs, la couleur bleu foncé de la tunique d’un Christ en majesté… Les émailleurs développèrent la technique des émaux peints qui deviennent, dès la fin du XVème siècle, un produit de luxe. C’est l’« âge d’or de l’émail de Limoges » : œuvres d’inspiration religieuse, « colorées et rutilantes », ou d’inspiration antique, qui ornent aussi bien les retables (ceux, par exemple, qui sortent de l’atelier de Colin Nouailher) qu’elles décorent les maisons des plus riches, jusqu’à leur vaisselle. Au premier rang, sans doute, de ces émailleurs : Léonard Limosin (v.1505 – v. 1576), « esmailleur et painctre du Roy », établi à Limoges en 1541 avec son frère Martin, célèbre pour ses portraits et ses autres créations. On doit citer également les Pénicaud, Courteys, Reymond. Un univers qui inspira, il y a quelques années, l’écrivain limougeaud Nicolas Bouchard, pour son livre Cinq couleurs assassines. Au départ de son roman fantastique, Limosin exécutant les portraits de cinq illustres commanditaires désireux au plus haut point que le Grand Léonard réalise leurs effigies pour une part d’éternité.

Les émaux limousins ont acquis une renommée internationale. Présentée au musée du Louvre (Paris, France) en 1995 puis au Metropolitan Museum of Art (New York, U.S.A) en 1996, « L’Œuvre de Limoges. Emaux limousins du Moyen Age », une exposition réunissant plus de 150 œuvres, rassembla autour des collections de ces deux musées quelques pièces insignes empruntées aux musées européens et américains, aux églises d’Auvergne, et aux collections publiques limousines telles les œuvres conservées à Ambazac, Bellac, Les Billanges, Limoges, Nexon, Saint-Sulpice-les-Feuilles et Saint-Viance. En 2011, le Louvre accueillit une conférence intitulée « D’azur et d’or : l’apogée des émaux limousins autour de 1200 ». À l’occasion de la parution du second volume du Corpus des émaux méridionaux, consacré à la période 1190-1215, des auteurs de ce catalogue mené par une équipe internationale présentèrent les résultats passionnants de leurs travaux. Ces recherches, qui recensent 860 œuvres dans le monde entier (châsses, crosses, reliures, etc.), ont fait ressortir l’exceptionnelle qualité de  la production limousine de cette période, entre fantaisie romane du décor émaillé  et premiers souffles du naturalisme gothique.

Simple peintre en bâtiment au début du XXème siècle, Camille Fauré (1874-1956) a profité de l’émergence des arts décoratifs, dans les années 1920, pour créer son atelier d’émaux à Limoges. L’historien Michel Kiener lui a consacré un très bel ouvrage. Après avoir recruté cinq émailleurs confirmés, il se retrouve avec un stand à la Foire de Lyon dès 1925. Fauré réussit son défi. Il laisse travailler ses ouvriers à leur rythme, pour créer leurs pièces. Jusqu’en 1930, des vases aux décors géométriques et cubistes font irruption sur le marché de l’art et séduisent le tout-Paris. C’est la mode des émaux en relief. Leurs créateurs (Louis Valade, Lucie Dadat, Pierre Bardy et d’autres…) restent dans l’ombre tout en fabriquant des vases qui restent aujourd’hui comme les plus prestigieux. Avec la crise, Fauré réoriente sa production et demande à ses créateurs de travailler sur des pièces plus faciles à réaliser, moins coûteuses et destinées à un public plus modeste. Jusqu’en 1940, les pièces produites furent très nombreuses, faisant le succès commercial de l’atelier avec des vases au décor floral naturaliste, fidèlement reproduits. Suivirent les décors floraux et végétaux qui firent la renommée de l’atelier qui ferma ses portes en 1985.

En 1943, Georges Magadoux, peintre, émailleur, décorateur d’intérieur, né en 1909, créa la galerie Folklore en bas de la rue Jean Jaurès (puis rue du Consulat) à Limoges. Comme l’écrit Simone Christel : « Pour la première fois à Limoges, l’émail est présenté par un peintre-émailleur, à côté des toiles de Gromaire, Bonnard, Delaunay, Suzanne Valadon, Utrillo, des tapisseries de Lurçat et des céramiques de Picasso. » Elle a consacré en 2013 un ouvrage essentiel aux émailleurs contemporains à Limoges de 1940 à 2010 auquel je renvoie. On y trouve les « novateurs » des années 1950-65, parmi lesquels des autodidactes comme Hubert Martial et des jeunes créateurs issus de l’E.N.A.D., comme Boris Weisbrot, Christian Christel, Bernadette Lépinois, Roger Duban, Henri Chéron et d’autres. Elle raconte également la genèse des Biennales de l’émail (dont Magadoux fut l’inventeur) qui connurent un grand succès, avec les directeurs Gérard Malabre – petit-fils de Camille Fauré – puis Michel Kiener, exposant des émailleurs du monde entier dans la chapelle du lycée Gay-Lussac, et donnant à voir d’autres œuvres dans divers autres lieux, s’ouvrant par exemple sur le design. Malheureusement, suite notamment à des problèmes financiers, la Biennale disparut en 1994 ; on ne peut que s’étonner qu’elle n’ait pas été relancée par la suite, par exemple par les collectivités locales et l’Etat.

J’ai passé mes sept premières années près de la cathédrale de Limoges et le jardin de l’évêché était le mien ; j’y fis mes premiers pas. C’est dire si ce que l’on appelait encore le musée de l’évêché, austère mais élégant bâtiment du XVIIIème siècle, m’est familier ! A l’époque, c’était un musée à l’ancienne, construit par Joseph Brousseau pour l’évêque de Limoges, Louis-Charles Duplessis d’Argentré, mais il me plaisait déjà beaucoup, notamment sa collection d’antiquités égyptiennes. Aujourd’hui, c’est un lieu rénové, un vrai Musée des Beaux-Arts, très agréable à visiter, où l’on peut notamment admirer une superbe collection d’émaux. Plus de 600 pièces illustrent la production des ateliers limousins du Moyen Âge à nos jours et offrent un aperçu de la création internationale. Les émaux champlevés, réalisés par les orfèvres limousins du Moyen Age et diffusés dès cette époque dans toute l’Europe, côtoient les célèbres émaux peints de la Renaissance, dont le musée possède l’une des dix plus importantes collections au monde. J’aime particulièrement y flâner à l’occasion de « la nuit des musées », une fois par an, alors que le sombre a envahi les alentours mais que la cathédrale Saint-Etienne et le musée brillent de tous leurs feux, dans une atmosphère très particulière. Ce qui m’émeut toujours, c’est de passer d’une époque à une autre, de me plonger dans la période médiévale que je connais si bien puis d’aller jusqu’aux œuvres plus contemporaines. Parmi ces œuvres nombreuses, chacun trouve son bonheur. J’ai une tendresse toute particulière pour Léon Jouhaud (1874-1950), d’abord médecin, mais aussi peintre et émailleur, dont plusieurs créations sont exposées. Le pont Saint-Etienne – avec la Vienne, les reflets, les immeubles, la cheminée d’usine –, Les Fleurs du Mal – femme et fleurs vénéneuses, verre de vin, qui auraient plu à Baudelaire – et toutes les autres œuvres sachant si bien montrer les couleurs douces de la campagne limousine et les formes des femmes.

 

Edmond Lechevallier-Chevignard, L’Email, XIXe s. (four à porcelaine, détail) (c) Musée des Beaux Arts de Limoges

 

Les études du père jésuite François-Xavier d’Entrecolles conjuguées à la découverte en 1768 d’un gisement de kaolin d’une grande pureté par le chirurgien Jean-Baptiste Darnet, près de Saint-Yrieix, au sud du département de la Haute-Vienne, sont à l’origine de l’histoire de la porcelaine à Limoges, l’autre « art du feu ». Les kaolins sont des argiles blanches, friables et réfractaires, composées principalement de kaolinite, soit des silicates d’aluminium. Le jésuite avait eu l’occasion d’aller à Jingdezhen, dans la province de Jiangxi, en Chine, où il put découvrir les carrières et la fabrication de la porcelaine. Le kaolin si cher aux Limousins, est un mot dérivé du chinois Gaoling 高岭, signifiant « Collines Hautes », où était extrait le matériau. Dans L’Enfant double, Clancier dit qu’il associait le mot à « craquelin (…) Kaolin-kaolin-kaolin-ka… murmurais-je parfois à en perdre le souffle. On m’avait dit que c’était là un mot chinois, je le croyais un peu magique. » En Limousin, « l’or blanc » provenait de Marcognac (première carrière exploitée dans la région, elle fournit la manufacture royale de Sèvres dès la fin du XVIIIème siècle), des Monts d’Ambazac, du plateau de Bénévent-l’Abbaye ou encore des Monédières. La région possédait déjà tous les atouts nécessaires à cette prestigieuse production : les minéraux granitiques présents dans le sol qui, réduits en poudre, donneront la pâte à porcelaine, le bois pour la cuisson, l’eau pour l’acheminer. L’écrivain limousin Jean-Paul Romain-Ringuier, dans L’or blanc des carrières, a évoqué cet univers rude. Tout comme Georges-Emmanuel Clancier, avec Le Pain noir a composé une saga pleine de vie dans le milieu des ouvriers porcelainiers limougeauds.

 

Carrière de kaolin La Jonchère (c) Photothèque Paul Colmar

 

C’est l’intendant du roi, Anne-Robert Jacques Turgot, réformateur libéral, qui encouragea l’industrie de la porcelaine à prendre son essor, avec la création de la première manufacture baptisée « Grellet Frères, Massié et Fournérat », le 1er mars 1771. Ainsi un faïencier installé route de Paris à Limoges s’associa avec un chimiste parisien et deux riches négociants limousins. De 1771 à 1773, époque de tâtonnements, eurent lieu les premières innovations et les premières productions ; en 1773, la fabrique fut placée sous la protection du comte d’Artois, frère du futur Louis XVI : on y produisit des services de table décorés de petits bouquets polychromes. En 1784, l’entreprise devint Manufacture Royale et en 1788, François Alluaud, fournisseur en pâte à porcelaine, en prit la direction. En 1792, elle devint bien national. De son côté, la région de Saint-Yrieix chercha à transformer sur place son kaolin ; en 1774, le comte de la Seynie, propriétaire de carrières de kaolin, ouvrit une fabrique. On produisit des pièces aux décors rappelant ceux de Limoges et on s’inspira des productions des manufactures parisiennes (Sèvres et Mennecy). Comme l’on écrit les géographes Olivier Balabanian et Guy Bouet, « l’industrie de la porcelaine a été créée par les aristocrates, à la fois mécènes, producteurs et utilisateurs. Au XIXème siècle, les bourgeois, alliant compétence et capitaux, ont multiplié les entreprises. » Celles-ci se sont développées à travers toute la Haute-Vienne. Etienne Baignol, les frères Alluaud (avec la nouvelle fabrique faubourg des Casseaux, au pied de la cathédrale de Limoges), Pierre Tharaud, Jean-Baptiste Ruaud, Jean Pouyat, sont des entrepreneurs qui ont fortement marqué de leur empreinte l’industrie porcelainière à cette époque. Au milieu du siècle, ils employaient environ quatre mille cinq cents ouvriers (10 000 à la fin du siècle). Le secteur des ateliers de décoration était en pleine expansion. Ainsi l’Américain David Haviland faisait-il décorer ses propres modèles, inspirés du goût américain, avant de créer une entreprise assurant la totalité des phases de fabrication. Il construisit en 1853 une fabrique dont la production était destinée aux Etats-Unis ; elle fut développée par son fils Charles après 1864. On doit à cette usine le service du Président Lincoln et celui du Président Grant. En 1893, Théodore, frère de Charles, ouvrit une manufacture près de la place des Tabacs à Limoges. Enfin, naquirent à la fin du siècle la fabrique Vogt qui devint en 1914 la manufacture Raynaud et la fabrique Guerry qui devint en 1900 la manufacture Bernardaud.

Le four à porcelaine et sa cheminée devinrent un élément caractéristique du paysage urbain limougeaud : à la fin du siècle, près de 80 cheminées se dressaient au-dessus de Limoges (135 dans le département); le four était parfois monumental atteignant 10 mètres de haut, il comportait deux étages: le « laboratoire », niveau du sol, où se faisait la « cuisson de grand feu » (2ème cuisson) et le « globe », au-dessus, où l’on cuisait le « dégourdi ». La pâte à porcelaine et l’émail étaient produits dans des moulins installés le long de divers cours d’eau,  notamment le long de la Vienne. J’aime particulièrement contempler les quelques rares fours à porcelaine encore visibles dans la capitale des arts du feu, ils sont comme les sentinelles qui veillent sur un monde disparu. Les deux plus visibles sont celui situé à l’arrière de l’Hôtel de Police[1] et le four des Casseaux. Haut de 19,5 m et d’un diamètre de 5,5 m, ce four à bois et à charbon a été construit en 1884. Devenu espace muséographique, il est le seul rescapé des 135 fours à globe qui fonctionnaient encore au début du XXème siècle à Limoges.

Dans une thèse consacrée à Théodore Haviland, Lucie Fléjou écrit : « « La ville se spécialise dans les services de table haut de gamme, parvenant ainsi à ne pas être pénalisée sur les marchés extérieurs par le coût élevé de ses produits, mais restreignant ainsi ses débouchés. Au XIXème siècle, l’industrie de la porcelaine tend à devenir une mono-industrie, l’une des seules d’une région rurale en voie de dépeuplement. L’identité de Limoges se confond peu à peu avec la porcelaine, dont elle est la capitale française ».

Pour renforcer leur image et développer leur clientèle, les porcelainiers présentaient leurs productions aussi bien à l’occasion des expositions universelles qu’à Limoges-même, comme au Palais de l’Industrie de l’exposition industrielle, agricole et artistique du Centre de la France construit en 1858, au Champ de Juillet – c’était notamment le cas de l’entreprise Théodore Haviland, installée avenue de Poitiers (Emile Labussière). Celle-ci ne cesse de prospérer de 1895 à 1907 environ. C’est elle (et celles de Charles Haviland, avenue Garibaldi et au Mas-Loubier) qui commença à produire et à décorer en grande série (en utilisant la décalcomanie). Une évolution qui s’accompagna de conditions de travail plus difficiles pour les ouvriers et ouvrières au travail dans de grands bâtiments où étaient installées les machines. Progressivement, certains métiers se déqualifièrent, en raison de la mécanisation et de la standardisation. Les femmes étaient majoritaires dans les ateliers de décoration (21 % de la main-d’œuvre en 1905, avec des salaires inférieurs à ceux des hommes de 20 à 50%). Les employés étaient menacés par les accidents du travail, la phtisie ou la silicose. A côté des grandes usines, il existait encore des petits ateliers, qui réalisaient souvent des pièces uniques à la demande de certaines familles limougeaudes.

L’industrie porcelainière sut s’adapter à « L’Art nouveau », notamment avec les créations de Camille Tharaud, mondialement reconnu pour ses décors de grand feu dont les œuvres sont exposées dans les plus grands musées. Jusque dans les années 1980, cette activité sut innover techniquement et esthétiquement pour demeurer dynamique. En 1957, Bernardaud souligna qu’il s’agissait d’un artisanat – un art – prestigieux en offrant un magnifique service à la reine d’Angleterre. De grands artistes furent sollicités pour agrémenter les collections, comme Jean Lurçat et Picart-Ledoux (Haviland) ou Salvador Dali (Raynaud). Aujourd’hui, demeurent des grands noms comme Haviland. Installée dans une usine ultra moderne depuis le début des années quatre-vingt-dix, la Manufacture a su conserver son savoir-faire ancestral. Le résultat : des rééditions prestigieuses de décors classiques mais aussi de nouvelles créations raffinées et résolument contemporaines. Si la table reste l’une des activités de l’entreprise, avec diverses collections, celle-ci a su développer aussi son travail pour la maison, l’architecture d’intérieur. Son lustre Hélène, par exemple, une suspension de 37 points lumineux en forme de pluie, est véritablement magnifique. Bernardaud dispose également de plusieurs collections très belles et raffinées, pour les senteurs et les lumières, la maison… et a créé une série de bijoux, comme les superbes « gouttes ». D’autres noms subsistent : Médard de Noblat (manufacture fondée en 1836), Gérard Chastagner, la manufacture artisanale et familiale Carpenet à Saint-Léonard-de-Noblat, et – dans la même ville – la manufacture J.L. Coquet qui crée et fabrique depuis 1824 une porcelaine des plus pures, originales, innovantes, et ce, dans le plus grand respect des savoir-faire. En 1977, Francis Faye s’est porté acquéreur d’une ancienne usine de porcelaine de Limoges crée en 1920, SNP FAYE situé à St- Yrieix-la-Perche ; elle est désormais délocalisée à Saint-Maurice-les-Brousses sous le nom du Lys Impérial. Créée en 1797, Royal Limoges est la plus ancienne fabrique de la ville en activité. Union indissociable de deux siècles de tradition porcelainière, l’entreprise a su rester une des rares affaires familiales indépendantes. En parallèle des fabrications traditionnelles de la manufacture des Casseaux, en bords de Vienne, une usine située au Dorat, dans les environs de Limoges, lui a permis d’innover, tout en gardant sa technique ancestrale. Des établissements tels que l’Hôtels Crillon, le George V, et le Ritz ont fait confiance à la renommée de la manufacture. Il y a également, à Aixe-sur-Vienne, la Maison de la porcelaine.

Le Limougeaud a souvent l’habitude de retourner son assiette (vide !) ou sa tasse pour vérifier s’il s’agit bien de porcelaine de Limoges… Bonne nouvelle : suite à un décret paru au Journal Officiel du 1er décembre 2017, la porcelaine de Limoges bénéficie désormais d’une Indication géographique protégée, l’IGP. Elle couvre tout type de produits en porcelaine manufacturée, décorée ou non, dont toutes les étapes de production sont réalisées dans le département de la Haute-Vienne et qui respectent un cahier des charges très précis. Fabrication du blanc, coulage, calibrage, estampage, pressage, finition, cuisson, et émaillage, tout doit être fait en Haute-Vienne. C’est l’association pour l’indication géographique Porcelaine de Limoges qui représente 27 fabricants ou décorateurs de porcelaine de Limoges et 14 professionnels, dont des syndicats et des associations professionnelles, qui se voit déléguer la gestion de cette IGP.  L’association représente environ 900 emplois, soit presque 90 % des acteurs de la filière. Le chiffre d’affaires de l’ensemble de la filière est estimé à plus de 80 millions d’euros, dont la moitié à l’export.

 

L’usine Haviland, avenue du Crucifix, Limoges (c) L.B.

 

L’un des plus beaux lieux consacré à la porcelaine en Limousin est sans conteste le Musée Adrien Dubouché (dont la première mouture ouvrit ses portes en 1845, fondé par Tiburce Morisot, préfet de la Haute-Vienne et père du peintre Berthe Morisot). Adrien Dubouché, fils d’un négociant en draps, prit la direction bénévole de l’établissement en 1865 et commença une série de dons afin d’enrichir les collections puis suscita de nombreux legs de manufactures de céramique françaises et étrangères. Il s’attacha rapidement à trouver un lieu mieux adapté à la présentation des collections. La ville de Limoges mit à sa disposition un hospice d’aliénés désaffecté situé place du Champ-de-Foire : le bâtiment fut aménagé pour exposer les objets et accueillir l’école d’arts décoratifs, également fondée à l’initiative d’Adrien Dubouché. En 1875, à la mort de son ami Albert Jacquemart, il acquit ses céramiques, 587 pièces qu’il offrit à la ville de Limoges. En reconnaissance de ce don et bien que Dubouché soit encore vivant, le maire donna son nom au musée. À la veille du décès de Dubouché en 1881, le musée et l’école furent nationalisés. Le « vrai » musée fut construit par Henri Mayeux, et inauguré en 1900. De nos jours, il possède la collection publique la plus riche au monde de porcelaine de Limoges et compte également des œuvres représentatives des grandes étapes de l’histoire de la céramique, de l’Antiquité jusqu’à nos jours, soit un ensemble de 18 000 œuvres dont 5000 sont aujourd’hui exposées. Il est particulièrement agréable d’y flâner ; tout en le modernisant, sa rénovation récente n’a en effet heureusement pas fait disparaître d’anciennes vitrines, piliers métalliques et inscriptions diverses qui en font tout le charme, comme sa façade et le jardin qui l’agrémente. La décoration intérieure est empreinte du style Art nouveau et se compose de nombreux motifs naturalistes stylisés, peints ou en mosaïque, sur le plafond, les sols et les entourages de fenêtres. Le sol du hall d’accueil est recouvert d’une mosaïque, œuvre de Guibert Martin de Saint-Denis. Le musée est décoré par une série de vitraux réalisés par Marcel Delon. Au premier étage, le visiteur découvre le salon d’honneur, large pièce au plafond entièrement recouvert d’une peinture décorative appliquée par l’entreprise Rouillard de Paris. Au fil de la promenade, on se plait à découvrir des pièces insolites ou rares, à se rêver invité à la table des plus grands, ou tout simplement à celles que fréquentait Marcel Proust, on remarque des assiettes patriotiques créées lors de la guerre de 1914-1918, ou des œuvres plus contemporaines. C’est un enchantement et les objets présentés sont si nombreux que l’on peut effectuer plusieurs visites sans jamais se lasser. Et l’on se souvient des Destinées sentimentales de Chardonne, dont la mère était héritière des porcelaines Haviland : « cette tasse, cette blancheur éclatante et chaude, cette délicate matière diaphane, si légère et que l’on sent inaltérable, ce filet d’or mat ; un bijou n’est-ce pas ?… C’est une simple tasse, un objet usuel où l’art s’est incorporé. » Je rêve devant L’automne de la manufacture Henri Ardant, buste féminin dénudé, jolie tête renversée, raisins.

Autre endroit emblématique : la fontaine de l’Hôtel de Ville, œuvre collective rassemblant à la fois professeurs et élèves de l’École des arts décoratifs de Limoges, érigée en 1893 avec pour vocation de devenir l’enseigne artistique de la ville de Limoges. Le projet est initié par Auguste Louvrier de Lajolais et allie différentes techniques et matériaux. L’ossature est en granit, les vasques et le vase sont en porcelaine de grand feu et l’écusson aux armes de saint Martial est en émail. Des bronzes sont réalisés par le sculpteur Jacques-Ange Corbel : Quatre enfants, adossés à la base du fût, représentent les différentes étapes et arts de la céramique, chacun porteur d’un attribut. Le premier dessine la forme d’un vase sur son cahier à dessin ; le second exécute le vase sur son tour ; le troisième l’évide et le sculpte avec sa mirette ; tandis que le dernier, un pinceau à la main, lui applique son ultime parure. Nombreux sont les Limougeauds et les touristes qui, depuis plus d’un siècle, sont venus admirer, photographier cette fontaine, au centre du square fleuri. Je possède moi-même quelques rares clichés jaunis de Marie, la sœur de mon grand-père, y posant en tenue du début des années 1930.

L’histoire de la porcelaine fut, on l’a vu, une histoire d’innovations. C’est particulièrement notable avec la saga de l’entreprise Legrand, au départ atelier de porcelaine fondé en 1860 route de Lyon à Limoges, qui s’associa en 1919 avec Jean Mondot, artisan qui avait monté à Excideuil une petite usine d’interrupteurs utilisant du buis et de la porcelaine. En 1944, l’affaire est reprise par Édouard Decoster et son beau-frère Jean Verspieren, qui diversifient progressivement la fabrication dans le matériel électrique. À cette époque, avant l’apparition du plastique, la porcelaine est le meilleur isolant connu. Aujourd’hui, Legrand est l’un des leaders mondiaux des produits et systèmes pour installations électriques et réseaux d’information. Le pôle européen de la céramique installé sur le site d’ESTER Technopole à Limoges est l’une des autres formes de l’innovation. Il regroupe différents acteurs du luxe et de la création, des systèmes énergétiques, de l’électronique, l’électrique et l’optique, du médical, qui utilisent les céramiques, omniprésentes dans notre vie quotidienne comme dans la plupart des secteurs d’activité. Ainsi, le 19 mars 2015, une première mondiale était réalisée au C.H.U. de Limoges : un sternum en céramique était implanté sur une patiente atteinte d’un cancer qui, par la suite, se porta bien.

Il est intéressant de savoir que Patrick Sobral, né en 1972 à Limoges, auteur de bande dessinée connu pour sa série à succès de high fantasy Les Légendaires (Delcourt, 6 millions d’exemplaires vendus à ce jour), fut pendant douze ans décorateur sur porcelaine. On imagine sans peine que la minutie de ce travail l’a aidé à la maîtrise de son art. Un autre artiste a entretenu des liens durables avec la porcelaine : Roch Popelier, né à Limoges en 1935, ancien élève de l’ENAD. Dès sa sortie, il participe à Cannes à une exposition des « Chefs d’Œuvre de la Céramique Moderne » où il obtient, alors âgé de  20 ans, sa 1ère consécration en obtenant la médaille d’argent. Le musée national de la céramique « Adrien Dubouché », dès 1956, fait entrer dans ses vitrines une de ses premières pièces de porcelaine. De ses jeunes années à aujourd’hui les créations de céramiques de Roch Popelier lui ont permis d’exposer régulièrement du Limousin à Paris, ainsi qu’à l’étranger[2].

Au moment où j’écris ces lignes, il manque pourtant à Limoges un véritable espace muséographique d’envergure racontant l’histoire sociale de l’industrie porcelainière et rendant hommage à ceux qui – tout autant que les entrepreneurs – firent le succès de cette activité : les extracteurs du kaolin, portant des paniers sur leur tête dès l’enfance, et les ouvriers. Ceux qui se révoltèrent en 1905 car ils n’en pouvaient plus, ceux à qui Robert Doisneau rendit hommage en les photographiant, en noir et blanc, à l’usine Tharaud, en 1951 : quelle beauté, quelle force, quel savoir-faire, ont la finisseuse, l’émailleuse et l’enfourneur sur son échelle !

 

[1]                      Cf. : L. Bourdelas, Le mystère de Châlucet, Crimes et histoire en Limousin 1, Geste Editions, 2016.

[2]                      A 70 ans, il entama ce qu’il considérait comme l’œuvre de sa vie et qui le porta pendant trois ans, la représentation de la vie de Saint François d’Assise à la chapelle des Chauveix, sur la commune de Vicq-sur- Breuilh. Dans ce lieu s’exprimèrent avec ampleur le foisonnement de son imagination, la vigueur de son trait et son très grand talent de coloriste.

06 Jan

Lemouzi : organe mensuel de l’Ecole limousine félibréenne, juillet 1901, Le Boucher, par Edouard Michaud, poète, écrivain et dramaturge limousin.

Boucherie Antoine Juge, place des Bancs, Limoges (c) Paul Colmar

 

 

Au peintre M. Roly.

 

 

Comme son aïeul lointain

Qui vit Henri quatre et comme

Son fils tout fier de son teint,

Il pend, il tranche, il assomme.

 

Il est court, robuste et net,

Sans un poil de barbe et porte

Sabots clos et blanc bonnet

Pour pendre au seuil de sa porte.

 

Rose ainsi qu’un fin gigot

Sa lèvre ergote et patoise,

Et d’un iris indigo

Il vous pénètre et vous toise !

Sa femme, pâle et les doigts

Pris à l’or éteint des bagues,

Surveille en bandeaux étroits

L’étal de ses regards vagues.

 

Il est traditionnel.

Il boit au roi de la fève

Et brûle un tronc pour Noël,

Hanté d’un primitif rêve.

 

Il est l’autrefois. Il a

Le respect des écus, l’ordre,

Sa foi qu’on lui planta là

Comme un roc… où l’on peut mordre.

 

Il a sa chapelle à lui

Dont l’ogive est un œil terne,

Sa rue enfin gravé où luit

Un jour succinct de poterne.

 

0 sa rue ! un coin resté

De ce moyen âge énorme,

Délicat en vérité

Et charmant s’il fut informe.

 

Les toits y sont hauts et bas

Et les murs semblent des ventres

De bons bourgeois lents et gras,

Et les boutiques des antres;

 

Et l’on serait peu surpris,

Par un soir de lune pleine,

D’y heurter quelque clerc gris

En souliers à la poulaine.

29 Déc

Petits amusements parus dans Le Grelot, journal bi-hebdomadaire, 11 septembre 1862

 

« Au Rédacteur, » Monsieur, l’estime du Grelot est chose si précieuse à cultiver, que je m’empresse de vous donner la traduction sérieuse des abréviations du Guide-Césena :  » Limoges, Chef-lieu du Département de la Haute-Vienne; Siège d’un Évêché; Division Militaire; Cour Impériale ; Bibliothèque Publique ; Musée ; Tribunal de Commerce; Bureau de Poste; Relai de Poste.  » Voulez-vous, maintenant, une traduction de fantaisie? ,

 » Limoges, ville Cancannière du Département de la Haute-Vienne ; Sautant d’un Escarpement sur l’autre; Dominée par la boule de St-Michel; Commerce d’Imprimerie; Belle Porcelaine; Méprisant les Trognons de Choux; Beaucoup de Pluie; Rien de Plus. MÂCHEFER.  »

 

« Cher Grelot, tu voudrais une traduction De la prose de Césena, Voici l’explication, 

Qu’un mien ami m’en donna :

Lemovices, illustre capitale

D’un beau Département, A une gloire sans égale Joint plus d’un autre agrément.

Elle est d’abord siège d’un Évêché, A juste titre renommé.

Là ne s’arrête point sa gloire, Cherchons bien dans notre mémoire.

Un de ses enfants fonda La Dynastie Mérovingienne !!!

Qui la France gouverna

Au temps de l’histoire ancienne.

Et ce célèbre inventeur, A qui la poudre nous devons, Vit le jour ah ! quel honneur Dans la cité que nous chantons!

Seigneur mon Dieu, la belle ville, On n’y compte que par mille Les gloires et les grands noms ; Si nous cherchions bien encore, Dans ce pays que j’adore, Combien nous en trouverions.

Oh ! j’allais passer sons silence Ce par où toujours l’on commence; Martial son saint patron Et la Brasserie Peyrusson !!

Mais comme une fine mouche, J’ai gardé pour la bonne bouche Le plus beau de ses fleurons.

Ne serait-ce pas, cherchons, L’église de Solignac ?

Oh non! mon pays ce qui fait Qu’on le jalouse, c’est qu’il est Le Royaume de Pourceaugnac. »

 

24 Déc

La visite d’un « Parisien » à Limoges en 1879

Texte édité et illustré par L. Bourdelas chez La Geste

 

 

Ce compte-rendu de visite dans la capitale du Limousin en 1879 serait l’œuvre d’un « Parisien » éprouvant « le besoin de quitter Paris et d’aller respirer l’air de la campagne » et « ne connaissant personne à Limoges ». A tel point qu’il lui faut « un guide convenable » qu’il trouve en la personne d’ « un jeune homme à l’air intelligent », un enfant du peuple, aux observations « des plus justes », écrivain public, se nommant Le Vénitien[1]. Le prétexte du séjour étant le Concours régional d’agriculture, industrie, commerce et beaux-arts annoncé « par les journaux », l’une de ces fêtes, précise le narrateur, qui « ont toujours un grand attrait » pour lui. Il n’eut pas de chance car, cette année-là, on nota l’ « inclémence de la saison »[2].

Il me semble pourtant que celui qui écrit ce texte de manière anonyme connait fort bien la ville qu’il affirme découvrir, à tel point que l’on pourrait deviner en lui un vrai Limougeaud – ou même plusieurs. Son éditeur n’est pas à Paris, ni à Limoges (pour préserver l’anonymat ?), mais à Périgueux, rue Taillefer : Jean-Charles Rastouil avait été le directeur et l’éditeur du journal L’indépendant de la Dordogne, quotidien paru de février à septembre 1871, devenu Le Républicain de la Dordogne jusqu’en 1875. En 1871, il avait aussi publié les Idées d’un républicain socialiste, de Louis Blanc.

De 1876 à 1881, au moment où paraissent ces lignes, le maire est René Pénicaud, qui a succédé à Jules Delignat Lavaud et dont le successeur (1881-1885) sera le négociant Louis Casimir Ranson, négociant, républicain radical ayant déjà occupé ce mandat en 1870-71. Les élections municipales ne sont plus que dans deux ans. On pourrait donc presque y voir un document pré-électoral. Peut-être l’ouvrage pourrait-il émaner aussi de l’entourage de Georges Charles, Frédéric, Hyacinthe Perrin (ou de lui-même), franc-maçon, député du département de la Haute-Vienne de 1873 à 1889 qui siégea à l’extrême gauche et était proche de Clémenceau[3]. Il fréquentait d’ailleurs à Paris le salon de Madame Ménard-Dorian, comme Emile Zola, qui est cité dans cet ouvrage.

René Pénicaud, docteur en droit, avocat à Limoges, député de la Haute-Vienne en 1880-1885, sénateur de 1886 à 1899, siégeait avec les républicains « opportunistes », appartenant à la majorité de la gauche modérée, face à l’opposition royaliste et bonapartiste. A leur gauche : les républicains radicaux et anticléricaux. «Républicains modérés mais pas modérément républicains », ils étaient attachés aux principes de 1789, au respect du droit, à la légalité, à l’idée de représentation plutôt que de révolution ; se voulant les héritiers des Lumières et du kantisme, ils étaient généralement des positivistes dans l’esprit d’Auguste Comte[4], croyant au progrès.

Les républicains radicaux, eux, dont semble plus se rapprocher l’auteur de la Visite d’un Parisien à Limoges, avaient des aspirations sociales et démocratiques plus marquées, ouvriéristes, favorables à la décentralisation, à l’élection des fonctionnaires et des juges, à l’abolition de la peine de mort, à la séparation de l’Eglise et de l’Etat (ils étaient anticléricaux), à la suppression du sénat et du Président de la République. Georges Clémenceau fut l’une de leurs plus grandes figures.

AU XIXème siècle, Limoges avait connu deux épisodes « révolutionnaires » d’importance : en 1848, après une émeute, les ouvriers, ayant régné en maîtres sur la ville quelques jours, y avaient enraciné la gauche[5] ; en 1871, une Commune de Limoges avait été proclamée sur le modèle parisien, des barricades furent dressées, des soldats se mutinèrent, un colonel fut tué[6]. Lorsque vint la répression ordonnée par Thiers, le maire démissionnaire Louis Casimir Ranson, sans avoir donné de signe de soutien à l’insurrection, plaida l’indulgence, sans être entendu. D’ailleurs, comme l’a noté Georges Châtain, parmi les Communards arrêtés à Paris après la Semaine sanglante (33 584), 1 314 étaient des migrants limousins (953 de Creuse, 388 de Haute-Vienne, 173 de Corrèze). La Creuse a été le troisième département pour le nombre des arrestations après la Seine, Paris et proche banlieue, (8 939) et la Seine-et-Oise (1 257)[7]. La Visite d’un Parisien est donc rédigée huit ans après ces évènements. La militante socialiste et féministe Pauline Roland put qualifier Limoges de « Rome du socialisme », d’autre évoquant la « ville rouge »[8]. Celle-ci, où se développa aussi le coopératisme avec L’Union (1881), devait accueillir en 1895 le congrès constitutif de la Confédération Générale du Travail. Enfin, depuis la création des Frères Unis au XVIIIème siècle, la franc-maçonnerie s’était développée à limoges, œuvrant progressivement au progrès social et à l’anticléricalisme[9].

Il est donc beaucoup question de politique dans ces pages. Celles-ci commençant par un dossier « chaud » : le narrateur visite la mairie « provisoire », rue Basse-Croix (actuelle Turgot), dans l’attente de la construction d’un nouvel Hôtel-de-Ville dont le prix risquerait d’atteindre « un chiffre inconnu », au détriment d’autres dépenses jugées plus utiles, comme la construction d’écoles pour y recevoir filles et garçons – Victor Duruy ayant contribué à développer l’enseignement primaire, qui allait devenir obligatoire, gratuit et laïque avec les lois de Jules Ferry (1881-1882). Cette dépense pour l’édification d’un Hôtel-de-Ville ayant, selon l’auteur, pour conséquence de ne jamais faire diminuer les droits des octrois, plusieurs fois dénoncés, comme les excès des montants et de l’administration des contributions indirectes, accusés de « restreindre la consommation, à diminuer aussi le salaire des ouvriers, à les forcer à quitter Limoges ». Argument également défendu à cette époque par Hippolyte Chiboys, élu monarchiste d’opposition, et par une lettre anonyme au ministère de l’intérieur. En fait, le bâtiment coûta 1 638 740 francs, soit 68 657 de plus qu’initialement prévu. Selon l’auteur de la Visite, la construction est prévue sur l’emplacement de l’ancienne mairie, place Saint-Gérald, et il précise que l’architecte de la Ville de Paris (Eugène Viollet-le-Duc, qui recommandait la construction place Royale, actuelle de la République), venu sur place, a préconisé la démolition de l’hôpital, de raser une partie de la caserne de cavalerie, ainsi que toutes les maisons environnantes. Le 8 février 1877, le conseil municipal avait nommé une commission de neuf membres chargée de faire des propositions d’emplacement (elle en fit seize) ; son rapporteur était Louis Casimir Ranson. La population limougeaude étant passionnée par ce sujet. Tout le monde s’accordait sur la vétusté de l’ancien bâtiment et la Ville venait d’hériter de la fortune léguée par Alfred Fournier, qu’elle décida d’attribuer au nouvel Hôtel-de-Ville[10]. Mais notre Parisien pense que cet argent aurait aussi pu servir à assainir Limoges, à « faire pénétrer l’air et le soleil partout » et à installer un lavoir couvert sur la Vienne, pour éviter que les lavandières tombent malades (« elle avait pris une pleurésie en lavant notre linge à la rivière, p. 14). Il allait falloir cependant attendre plus de vingt ans pour songer à abattre l’insalubre quartier Viraclaud, dans le centre, jugé « ignoble », « hideux réceptacle de misères et de vices (…) immonde verrue »[11]. L’auteur de la Visite assure que « les matériaux de construction et la main d’œuvre (sont) plus chers qu’à Paris » ; en tout cas, en avril 1879, les tailleurs de pierre pétitionnent pour que l’architecte Alfred Leclerc utilise du granit local de Faneix, et non poitevin, comme initialement prévu, d’abord parce qu’il est moins coûteux, et parce que cela fait travailler des ouvriers locaux. Le nouvel Hôtel-de-Ville fut inauguré le 14 juillet 1883 – acte politique et républicain voulu par la municipalité dirigée par Louis Casimir Ranson.

Il est à noter que l’auteur de la Visite affirme que le plus vieux pont de Limoges, le pont Saint-Martial, construit en 1215 sur les bases d’un pont gallo-romain, « menace ruine ». Or, certains habitants de la ville auraient aimé que le legs d’Alfred Fournier soit en partie consacré à le reconstruire.

De politique, il est toujours question lorsque l’auteur de la Visite observe que, sous le Second Empire, « le clergé, la magistrature, l’armée, étaient les trois forces gouvernementales du pouvoir appelé pendant vingt ans l’Empereur. En dehors de ces trois termes de l’autorité, le peuple n’existait pas. Il comptait cependant, mais pour verser son argent et voter selon le bon plaisir du maître. » Se rendant au pavillon des Beaux-Arts installé place Jourdan, le visiteur note, sur les armes de la Ville, la présence des fleurs de lys qui entourent la tête de Saint-Martial, ironise sur « tous ces blasons plus ou moins bizarres », et constate l’absence de l’inscription « République française », même s’il distingue « R.F. (…) les deux initiales sans doute des mots République Française. » L’auteur – qui salue la statue du révolutionnaire Jourdan – emprunte aux Misérables de Victor Hugo, paru dix-sept ans plus tôt, le personnage de Gavroche, en mettant deux en scène, pour commenter les initiales : « République f… finie. » dit l’un ; « réaction formidable » dit l’autre. L’auteur concluant : « Mais où diable la protestation du passé contre le présent va-t-elle se nicher ! » L’absence du buste de Marianne est également mentionnée. Un propriétaire de fabrique de porcelaine est même accusé d’avoir fermé son entreprise après la proclamation de la République le 4 septembre 1870. Ailleurs, on évoque la crainte de certains d’entendre le cri de « Vive la République ». La IIIème République n’est alors âgée que de 9 ans et il faut encore l’affermir et la défendre.

Est aussi condamnée la tentative de reprise en main monarchiste par Mac Mahon, le 16 mai 1877, face à l’Assemblée majoritairement républicaine : « la criminelle tentative du coup d’Etat des hommes du Seize-Mai ». Le visiteur souhaite également voir « la caserne qui fut témoin de la protestation du major Labordère et de sa courageuse résistance à l’exécution d’ordres césariens. » En fait, Jean-Marie-Arthur Labordère, sorti de Saint-Cyr, avait été nommé major le 4 mai 1876. En garnison à Limoges, au 14ème régiment de ligne, il reçut des instructions le 12 décembre 1877, qui lui parurent motivées par l’intention de procéder à un coup d’Etat contre la République, et provoquèrent de sa part un formel refus de service, suivi de protestations énergiques, communiquées aux journaux républicains. Le major Labordère devint subitement célèbre, et sa mise en retrait d’emploi par le gouvernement ne fit qu’accroître sa popularité. Il fut par la suite élu sénateur radical-socialiste puis député d’extrême gauche, votant en toute circonstance suivant les inspirations de Clémenceau[12].

D’ailleurs, l’auteur de la Visite n’aime pas la bourgeoisie, pas plus que ses valeurs, qui s’incarnent notamment chez les magistrats, « défenseurs des grands principes conservateurs de notre société : la Religion, la Famille, la propriété ! » ; il fustige ces familles qui comptent tout à la fois un prêtre, un magistrat, quelquefois un médecin, « pensant pouvoir s’assurer ainsi l’impunité de leurs actes dans ce monde et se ménager leur salut dans l’autre. » L’accusation d’affairisme suit, et le texte va plus loin, évoquant la mort prématurée de certains suite à la souscription d’assurances-vie. L’opportunisme politique des bourgeois est vivement critiqué, sans parler de leur goût prononcé pour les particules ajoutées aux noms de famille ou de l’attribution douteuse de la légion d’honneur. La critique s’étend aux fils des « classes dirigeantes », que les préjugés empêchent d’être des hommes de l’avenir. Tout cela lui rappelle le Monsieur de Pourceaugnac de Molière.

La critique est vive également contre l’Eglise. Face à l’Evêché, on déplore que le vaste bâtiment n’ait pas été ouvert aux blessés dénués de ressources de la guerre de 1870. On manie le sous-entendu à propos de l’évêque Alfred Duquesnay et son « ami », deux prêtres « à la mine tout à la fois béate et réjouie ». Duquesnay avait été nommé à Limoges par Adolphe Thiers ; il allait partir pour Cambrai en 1881. Dispendieux bâtisseur d’églises dans le diocèse, il œuvra à l’achèvement de la cathédrale Saint-Etienne de Limoges, définitif en 1888. Selon lui, l’engagement social des catholiques primait sur le politique, monarchiste ou républicain. L’année où est écrite la Visite, le conseil municipal de Limoges laïcise trois écoles primaires tenues par les Congrégations religieuses ; pourtant l’évêque reste assez en retrait, de même que sur la fermeture de la maison des jésuites. A Paris, on le considère comme un évêque sage et libéral. En février 1881, avant de quitter Limoges, le prélat s’associe même à un toast républicain du préfet, ce qui est fort commenté à travers la ville et suscite des polémiques virulentes dans la presse[13]. Le « visiteur » évoque aussi de jeunes séminaristes se promenant sur les belles terrasses du grand séminaire et respirant joyeusement « un air pur » ; il les oppose aussitôt aux quartiers ouvriers « où la fièvre thyphoïde règne en souveraine ». Il est encore question des religieux qui « passent leur vie dans la contemplation d’un Dieu invisible et de trop visibles directeurs. » De même ironise-t-il à propos du dogme de l’immaculée conception, relativement récent (1854) ou du grand nombre de pénitents à Limoges, connue pour ses Ostensions de reliques tous les sept ans (un arrêté municipal les interdit en 1880). Dans son viseur, donc, la corporation des bouchers et la chapelle Saint-Aurélien, sise dans leur rue. L’occasion de se moquer d’eux et de l’Evêque leur rendant visite une fois l’an, en reconstituant un truculent dîner. Ailleurs, on peut lire : « aujourd’hui, les Jésuites nous mangent. »

Ces pages sont un plaidoyer en faveur du peuple et de l’amélioration de son état : « le progrès vient d’en bas », y est-il affirmé. « Il ne manque à l’ouvrier, au paysan limousin, que la science. Le jour qu’il pourra unir la science à son savoir-faire, avec son sentiment natif de l’épargne, il sera l’homme supérieur entre tous. » Bientôt, l’école de la IIIème République allait rendre possible une certaine ascension sociale. De même l’auteur milite-t-il pour une amélioration des logements, de l’alimentation et donc de la santé des gens du peuple, mais aussi pour l’attribution de la légion d’honneur aux ouvriers méritants. Lorsqu’il voit exposés des émaux ou des produits céramiques, il salue l’habileté et le talent des ouvriers « dignes continuateurs des Bernard de Palissy, des Limosin. » Il loue également le machinisme agricole qui apportera santé et bien-être aux paysans.

Evoquant la porcelaine, l’auteur note qu’il y a trente-cinq fabriques mais qu’il devrait y en avoir cent. En fait, en 1875, il y a 20 fabriques, 85 fours, qui emploient 8 450 ouvriers et dégagent un chiffre d’affaires de 4 750 000 francs[14]. Il observe que les usines fournissent du travail et un abri  « à l’enfant, à la femme, au vieillard ». Concernant le travail des enfants, il faut noter qu’en 1874, la limitation de l’âge d’admission à l’embauche avait été fixée à douze ans, le travail de nuit interdit et le repos du dimanche était devenu obligatoire pour les ouvriers âgés de moins de seize ans.

***

Le visiteur entraîne donc son lecteur à travers Limoges ; d’abord au Grand-Hôtel de la Paix, place Jourdan, où il dit loger. Il précise que son nom provient du fait que sa construction fut achevée le jour du traité de paix (celui de Francfort, le 10 mai 1871 ?)[15]. L’occasion de regretter que la place soit « inachevée ». Initialement appelée place Tourny, elle a été nommée ainsi en hommage à Jean-Baptiste Jourdan, né à Limoges, vainqueur de la Bataille de Fleurus (1794). L’Hôtel du Commandement du 12ème Corps d’armée, construit entre 1865 et 1867, est admiré, « avec ses beaux jardins, ses vastes dépendances ». Le 12ème corps d’armée rassemblait les unités de la 12ème région militaire qui comprenait les départements de la Haute-Vienne, de la Corrèze, de la Creuse, de la Dordogne et de la Charente et prendrait toute sa part dans les combats de 14-18. Mention est aussi faite du Grand-Cercle, dont le nombre de sociétaires est nombreux et où un « jeu effréné » se pratique. Le Cercle de l’Union et Turgot est né place de la République en 1844. Ce sont « des hommes de bonnes manières » qui s’y retrouvent pour converser, jouer, ou se cultiver. La cotisation s’élève à 75 francs. La naissance du Cercle est associée à l’explosion de l’industrie porcelainière. En 1878, les sociétaires doivent déménager. Ils font construire ce bâtiment situé boulevard de Fleurus[16]. Le propriétaire des immeubles aurait été l’un des souscripteurs de la Compagnie Universelle du Canal Maritime de Suez – canal inauguré dix ans auparavant. Au passage, il est question de trois jeunes hommes qualifiés de « nos beaux », des voyous dont un proxénète.

Le visiteur place le petit Collège et le Lycée[17] parmi « les plus belles constructions de Limoges ». Mais il affirme que « les professeurs et les élèves attendent depuis longtemps l’isolement pour avoir de l’air et du soleil » (est-il un ancien élève… ?). L’établissement avait été édifié par l’architecte Brousseau en 1768. La municipalité avait ensuite ajouté « une aile sans charme destinée à abriter les quatre dortoirs des pensionnaires. »[18] En 1868, on inaugure le Petit Collège et l’architecte Regnault apporte des modifications au lycée. Mais à la fin du siècle, l’établissement n’a rien de très reluisant.

L’auteur signale l’énorme boule en cuivre (600 kg et de près de 2 m de diamètre) surmontant la flèche de Saint-Michel, « menace constante pour les passants », qu’il compare à « une orange fixée à la pointe d’une baïonnette » (on note à ce propos que l’épée-baïonnette modèle 1874 était notamment fabriquée non loin, à Tulle). En 1810, lorsque la foudre s’était abattue sur le clocher de l’église, l’édifice religieux avait été endommagé et le militaire chargé du projet de réfection de la flèche du monument avait eu l’idée de le coiffer d’une boule, « pour faciliter les opérations de triangulation et les mesures géodésiques ».

Au Jardin d’Orsay, il rappelle que des travaux récents ont permis la découverte d’un grand « théâtre des jeux offerts, il y a deux mille ans, par des vainqueurs à des peuples vaincus. » Construit au IIème siècle, lorsque la ville s’appelait Augustoritum, il était l’un des plus grands de la Province romaine, pouvant accueillir entre 20 000 et 25 000 spectateurs. Il fut recouvert en 1718, lorsque l’intendant Boucher d’Orsay y fit aménager un jardin. La promenade est l’occasion pour le visiteur d’évoquer les danses traditionnelles que sont la bourrée et la sautière (une danse de confrontation dans laquelle les hommes rivalisaient d’imagination et de souplesse pour se mesurer les uns aux autres), mais aussi la valse « au vol lascif », interprétées à la vielle et à la musette, « ce hautbois primitif. » A la fin du siècle et au début du nouveau, la bourrée devient un marqueur de l’identité limousine, y compris face à la danse auvergnate ; quant à la vielle, c’est un instrument emblématique de la province. Le jardin d’Orsay surplombe le Champ de Foire, où les éleveurs amenaient leurs bestiaux pour les vendre. L’auteur en profite pour saluer le pelage des vaches limousines « d’un blond froment ou beurre frais », dont il salue la « pureté dans la race (…) uniformité que l’on ne retrouve dans aucune autre de nos races françaises. »

Place de la Motte « que l’on a oublié de paver entièrement », sont les Halles Dupuytren – marché couvert. Il avait été ouvert en 1862. Le bâtiment, construit par l’architecte Regnault, était constitué de 64 colonnes creuses en fer supportant la charpente à lanterne. Sa superficie était de 450 m2. En 1889, le marché fut transféré au rond-point du Crucifix (l’actuelle place Carnot) et remplacé par les Halles centrales qui s’y trouvent encore. Au passage, le visiteur parle d’ « un enfant du Limousin, le célèbre docteur Dupuytren. Ce savant n’a écrit aucun livre ; il n’en avait pas le temps ; il a laissé une renommée incontestée de grand chirurgien. » Le baron Guillaume Dupuytren, né à Pierre-Buffière (Haute-Vienne) le 6 octobre 1777 et mort à Paris le 8 février 1835, était un anatomiste et chirurgien militaire français et l’on croit déceler un peu d’ironie à son endroit. Sans doute le républicain convaincu qui écrit ces lignes se souvient-il que le très riche praticien offrit un tiers de sa fortune à Charles X exilé ? De même évoque-t-il le Musée Dupuytren, « œuvre de haute science et de profonde moralisation qui le place au rang des bienfaiteurs de l’humanité. » Il s’agit d’un musée d’anatomie pathologique de Paris créé en 1835 par Mathieu Orfila, grâce à un legs du chirurgien.

Le visiteur rend hommage à la cathédrale Saint-Etienne qui, à cette époque, n’est pas encore totalement achevée ; mais comme on a compris qu’il manie fort bien l’ironie et qu’il est plutôt anticlérical, on ne sait que trop penser de son affirmation : « Les amateurs du grand et du beau ne peuvent trop admirer ce monument du moyen âge ». Il note aussi l’existence du palais de l’évêché entouré de ses jardins à terrasse, d’où « l’on domine le cours de la Vienne, l’on jouit d’un panorama splendide ». L’ancien palais épiscopal fut construit principalement par Joseph Brousseau, de 1766 à 1773, pour l’évêque de Limoges, Louis-Charles Duplessis d’Argentré. L’embellissement intérieur de la demeure se prolongea toutefois dans les années suivantes et lorsque survient la Révolution, le palais n’était pas tout à fait achevé. Après avoir servi provisoirement de caserne, puis d’hôpital, ses décors furent restaurés à partir du Concordat (1802) et complétés au cours du 19ème siècle[19]. On mettra sa description en parallèle avec celle du voyageur anglais Arthur Young au XVIIIème siècle : « La cathédrale est ancienne, et la voûte est en pierre ; il y a des arabesques en pierre aussi hautes, légères et élégantes que ne peut se vanter d’en posséder aucun édifice moderne, décoré dans le même style. L’évêque actuel a édifié un grand et beau palais, et son jardin est ce que l’on peut voir de plus beau à Limoges, car il domine un paysage dont la beauté peut difficilement être égalée ; il serait vain d’en donner une description plus développée que celle qui est strictement nécessaire pour pousser les voyageurs à le contempler. Une rivière serpente à travers la vallée, environnée par des collines qui présente l’ensemble le plus gai et le plus animé de villas, de fermes, de vignes, de prairies en pente et de châtaigniers, si harmonieusement mêlés qu’ils composent un tableau vraiment délicieux »[20].

La promenade se poursuit logiquement en direction des bords de Vienne, « le pont Saint-Martial qui menace ruine et le pont Saint-Etienne », les deux plus anciens de la ville (l’un construit en 1215 sur les bases d’un pont gallo-romain, l’autre datant du XIIIème aussi). On est ici dans le quartier des « ponticauds », population essentiellement populaire, ouvrière et liée à la Vienne, à la forte identité. L’auteur précise que « l’ouvrier avec son salaire ne peut acheter ni bois ni viande, et encore moins du vin » ; les rues sont étroites, les appartements souvent des taudis, la maladie rôde.

Mention est faite de la gare du Chemin de fer – Limoges étant « par sa position, le grand entrepôt du centre de la France. » En 1858, la première gare en dur est achevée, œuvre de Pierre Louis Renaud, architecte de la gare de Paris-Austerlitz, qui remplace le premier bâtiment en planches.

Figure « incontournable » de Limoges : le boucher. « Les Zola du jour s’arrêteraient pour s’extasier devant dame Nature s’étalant dans toute sa crudité sanguinolente » est-il écrit. Ayant peur de vomir, l’auteur préfère laisser à d’autres « plus réalistes le soin d’en faire une description ». Six ans plus tôt, Emile Zola, le chef de file du naturalisme, avait écrit Le ventre de Paris, inspiré par les Halles centrales de la ville. La corporation – riche et puissante – des bouchers s’était installée à partir du XIIème siècle dans la rue Torte, devenue « de la Boucherie ». Elle demeura fort longtemps très attachée à ses pratiques – comme l’abattage in situ jusqu’en 1833 – et à ses traditions, y compris face à l’administration municipale tentant de les réglementer et d’assainir la rue. En effet, les odeurs étaient souvent pestilentielles et les conditions de présentation de la viande parfois en contradiction avec les règles élémentaires de l’hygiène[21].

L’auteur évoque aussi la femme limousine qui « n’a pas le caractère de la belle femme dans l’acception du mot, mais elle est fraîche et jolie. L’on assure qu’elle est douée d’un caractère très doux. » Et de poursuivre avec la description du costume dont « l’éclat, dans la couleur, ne peut s’obtenir que par une teinture aux eaux de la Vienne. » Un hommage est aussi rendu à « leur coiffure flottante d’une blancheur virginale » : il s’agit vraisemblablement du célèbre barbichet, coiffe en trois parties : un bonnet (ou basin) de mousseline brodé qui enserre le chignon, deux longs rubans de satin broché ou moiré de couleur crème ou bleu pâle posés à la base du bonnet, deux larges ailes ou barbes bordées d’une dentelle sur tulle richement brodées qui s’envolent et se replient sur le front. La dentelle exécutée sur les bandes de tulle plus ou moins larges est composée de fleurs (roses, marguerites, églantines, de feuilles, de points de semis…)[22]. Un an avant la parution de cet ouvrage, la dentelle d’Aixe-sur-Vienne a connu l’apogée de son succès lors de l’exposition universelle de Paris sous l’appellation « broderie limousine ». Une école de dentelle a ensuite existé à Aixe-sur-Vienne entre 1918 et 1932. L’auteur évoque « ces beaux oiseaux du Nord aux grandes ailes blanches », à mettre en parallèle avec ce qu’écrivit Jean Rebier, poète et majoral limousin du Félibrige à propos de la coiffe: « Le poète voit dans ses broderies/Des allégories/Qui le font rêver./Et chaque repli de fine dentelle/Un peu lui révèle/L’art subtil d’aimer. »[23] Plus loin, notre promeneur compare les jolies femmes se promenant sur le Champ-de-Juillet à « des fleurs animées ».

Au concours agricole, le visiteur salue à nouveau la race bovine limousine, « la première des races françaises », l’espèce ovine également : « le mouton limousin n’est pas de haute taille, sa laine est soyeuse, sa chair courte et savoureuse. » Il est aussi question du porc limousin, qui donne un jambon « supérieur aux jambons de Mayence et de Bayonne. » Suit une description colorée des animaux de basse-cour. L’auteur déplore cependant, avec juste raison, la disparition du cheval limousin, une ancienne race chevaline de selle. La Guérinière et Buffon le considéraient, en leur temps, comme le meilleur cheval de France. Très apprécié pour la chasse, il est également une excellente monture de manège, dont l’élevage est principalement aux mains de nobles, de bourgeois, et du haras de Pompadour. Ses bons services durant les différentes guerres entraînent de fréquentes réquisitions sous la République et le Premier Empire, en particulier pour la guerre de Vendée et les différentes guerres napoléoniennes, ce qui cause une raréfaction de la race. Croisé à l’Arabe et au Pur-Sang durant le XIXème siècle, puis reconverti dans les courses hippiques, le cheval limousin a disparu à l’orée du XXème siècle, en particulier sous l’influence de l’Anglo-arabe[24]. Le visiteur salue la présence des horticulteurs limougeauds exposant sur les hautes terrasses du Champ-de-Juillet et observe qu’ « il serait facile d’utiliser les nombreux cours d’eau des montagnes du Limousin et de provoquer l’abondance des meilleurs poissons, la truite et le saumon. » Il est vrai que le Limousin possède un domaine halieutique exceptionnel. La région est sillonnée d’une multitude de ruisseaux et de rivières, et de lacs aux eaux calmes. Ces eaux bien oxygénées offrent un domaine piscicole où la truite prédomine. Par ailleurs, toutes les espèces de poissons d’eau douce sont présentes et l’eau est en général de bonne qualité[25]. Mais la truite fait surtout le délice des pêcheurs. Le saumon atlantique fréquentait l’ensemble du réseau hydrographique de la façade atlantique, de la Manche et de la Mer du Nord. Les aménagements des cours d’eau au XIXème siècle et en particulier la construction des barrages pour les besoins de la navigation ou de la production hydroélectrique à partir des années 1880, sont à l’origine de sa disparition dans les grands bassins. Ce n’est qu’un siècle après la rédaction de ce livre que des plans de réintroduction et la construction de passes à poissons ont été réalisés pour espérer voir se rétablir des stocks dans des rivières qui avaient été désertées.

Il est un passage étonnant, celui où l’auteur réfléchit à la conformation des animaux que mange l’homme et à leur aspect géométrique : « je vois que l’animal pris à l’état sauvage se rapproche du losange, tandis que, soumis à l’éducation domestique, à un élevage rationnel, son corps, abstraction faite de la tête et des jambes, arrive à former un parallélogramme régulier. » Je ne sais trop qu’y déceler : une réminiscence d’Aristote ou de l’animal-machine de Descartes ? Un souvenir des représentations celtiques ? L’intuition du cubisme (on songe au Cheval majeur de Raymond Duchamp-Villon, à la veille de la Première guerre mondiale) ? Ou, plus simplement, un commentaire inspiré de la méthode phrénologique, qui utilise elle-même la figure du parallélogramme pour calculer si telle ou telle boîte crânienne indique ou non l’intelligence de son propriétaire, comme le signale en 1838 le Dictionnaire pittoresque d’histoire naturelle et des phénomènes de la nature, édité à Paris sous la direction de Guérin ?

 

 

En conclusion, le visiteur souhaite « de grands changements, de profondes réformes nécessaires à l’avenir et à la conservation de cette laborieuse et intéressante population de Limoges, réformes toujours promises la veille des élections, et toujours oubliées le lendemain. » Toujours, il garde à l’esprit « la classe pauvre et malheureuse des travailleurs. » Deux ans après, le républicain-radical Louis Casimir Ranson allait être élu, puis, plus tard et à plusieurs reprises, Emile Labussière, radical-socialiste, avant la longue domination de la S.F.I.O. puis du Parti Socialiste, de 1912 à 2014 – à l’exception de la période particulière de 1941 à 1947. Comme le déclara Jean Jaurès, « L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie l’invincible espoir. »[26]

 

Laurent Bourdelas

 

[1] Il y eut un entrepôt vénitien à Limoges au Moyen Âge. Une « rue des Vénitiens » existant dans la ville.

[2] Bulletin de la Société d’horticulture de Limoges, n°4, 1879, p. 72.

[3] C’est l’historien Philippe Grandcoing qui m’a fait réfléchir à cette possibilité.

[4] Cours de J.P. Minaudier au Lycée La Bruyère de Versailles, 2004.

[5] P. Grandcoing, La baïonnette et le lancis, crise urbaine et révolution à Limoges sous la Seconde République, Pulim, 2002.

[6] J. M. Merriman, Limoges la ville rouge Portrait d’une ville révolutionnaire, Belin/Souny, 1990, p. 145.

[7] Site des amies et amis de la Commune de Paris.

[8] Les informations de cette postface non expressément sourcées proviennent de L. Bourdelas, Histoire de Limoges, Geste Editions, 2014.

[9] M. Laguionie, Histoire des francs-maçons à Limoges, Lucien Souny, 2000.

[10] L. Lefèvre, D’art et d’histoire L’Hôtel de Ville de Limoges 1875-1893, Editions Culture & Patrimoine en Limousin, 2009.  Nous en tirons toutes les informations ayant trait à cette construction.

[11] L. Guibert, Limoges qui s’en va ; Le quartier Viraclaud, Limoges, 1897.

[12] Site du Sénat.

[13] J. Gadille, « Monseigneur Duquesnay et la République (1872-1884) »,  Revue du Nord, tome 45, n°178, Avril-juin 1963. pp. 187-207.

[14] Site Esprit porcelaine.

[15] L’hôtel a fermé ses portes en 2016.

[16] J.-F. Julien, Le Populaire du Centre, 17 août 2015.

[17] Futur Lycée Gay-Lussac, à partir de 1889.

[18] Collectif, Les destins d’un lycée Gay-Lussac, Limoges, Editions Culture & Patrimoine en Limousin, 2011, p. 53.

[19] Site du Musée des Beaux-Arts de Limoges, installé dans l’ancien palais de l’évêque.

[20] Arthur Young, Voyages en France en 1787, 1788 et 1789, Armand Colin, 1931, p. 96-98 et repris sur le site Géoculture.

[21] Takashi Yasukawa, « La construction de l’abattoir public de Limoges au début du XIXème siècle », in Tôzai: Orient et occident. Humanisme et langues, Numéro 9, PULIM, p. 275 et suivantes.

[22] Site Lou Gerbassou.

[23] « La chanson du barbichet », in J. Nouaillac, R. Rideau, J. Orieux, Lectures du Limousin et de la Marche, Charles Lavauzelle et Cie, 1941, p. 246. Cf aussi «Le barbichet à Limoges » in Bulletin de liaison de Renaissance du Vieux Limoges, n° 77, juin 2016, p. 8 et suivantes.

[24] Site Wikipédia.

[25] Site Tourisme en Limousin.

[26] Discours à la jeunesse à Albi, 1903.

14 Déc

1927: André Thérive évoque les bouchers de Limoges.

Paul-Laurent Courtot, 33 rue de la Boucherie (1919) (c) Paul Colmar

 

André Thérive, de son vrai nom Roger Puthoste, né le 19 juin 1891 à Limoges, mort le 4 juin 1967 à Paris, est un écrivain, romancier, journaliste et critique littéraire français. Il est connu sous plusieurs autres pseudonymes : Candidus d’Isaurie, Candidus Isaurie, Zadoc Monteil, Romain Motier, A.T..

Après la grande guerre Thérive enseigne au collège Stanislas, publie L’expatrié commencé pendant la guerre et obtient le Prix Balzac en 1924 et une bourse Blumenthal en 1926. À partir de cette date il devient critique littéraire, à la Revue critique des idées et des livres et à l’Opinion et collabore au Nouveau Siècle. Entre 1929 et 1942 il succède à Paul Souday comme critique littéraire au journal Le Temps. De 1937 à 1942 il succède à Jean Vignaud comme président de l’Association de la critique littéraire. Proche des Croix de feu (il collabore à l’organe du mouvement), il fonde avec Léon Lemonnier l’école dite « populiste » qu’il définit comme un retour du roman « à la peinture de classe, à l’étude des problèmes sociaux ».

 

 

Extrait de Le Limousin par André Thérive dans la collection « Portrait de la France » aux Editions Emile-Paul Frères, Paris, 1927

 

… la rue de la Boucherie, célèbre dans l’univers, érige sur cette démocratie le donjon d’une féodalité sourcilleuse. Là, le sang coulant à flots, ou séché, règne par son odeur âcre et tonique sur des victimes tremblantes, qui errent devant Moloch. Moloch, ce sont les bouchers, à qui toute la rue appartient, ouvrant des échoppes de bois si pleines de chevalets à supplices, avec des étaux, des billots, des crocs, des tenailles, des scies et des poignards, que la dépouille des veaux et des moutons semble humaine, et plus qu’à demi. Des familles entières se perpétuent dans cette gorge meurtrière, où les vertus patriarcales florissent comme nulle part ailleurs. Familles, castes plutôt ; aristocratie sans cesse croisée et métissée d’elle-même, ressortissant à trois ou quatre noms, variés de surnoms délicieux (Malinvaud dit Tant-petit, Malinvaud dit Mouton, Malinvaud dit l’Ange) et assise en sa puissance comme le Seigneur-des-armées sur la fumée des holocaustes. Les bouchers, formés en corporation, ont eu le privilège de chevaucher et de porter l’épée, de recevoir les princes du sang et de l’église, de défier les autorités républicaines, de voter blanc (eux qui virent rouge) et de conserver une chapellenie particulière, le sanctuaire de leur patron saint Aurélien : on dirait d’une fabrique Moyen Âge dans un studio de cinéma, si la vétusté, le mouvement, l’âme enfin ne portaient les caractères sacrés de la vie. Généreux comme au temps jadis, puisque grands seigneurs, nobles dans leur métier héréditaire, libéral puisque semblable à celui des soudards, les bouchers ne recevaient pas, voici quinze ans, la clientèle sans exiger la conversation, sans donner une cervelle ou un rognon pour la marmaille, sans déplorer les malheurs du siècle et les défaites de la vertu. Dans chaque boutique, une vieille fille de la famille servait d’ange gardien, et de comptable, pucelle sans tache parmi ces fauves combattants. Elle avait droit, entre la grille massive et la caisse, à un coin qu’on appelait son boudoir et où elle faisait causette. C’est à ces saintes personnes que l’on devait la transmission du feu sacré et la tradition des idées d’autrefois. Elles avaient un douaire : elles monopolisaient à leur profit, pour les bonnes œuvres, le plus souvent, la vente des abats, des andouilles, des tripes et de ce boudin fétide aux oignons, qu’on appelle la gogue, dont les prolétaires de jadis se nourrissaient à foison. Vous n’irez pas en paradis, assure pourtant une chanson locale : Empoisounarias lou Boun Di !

            On raconte mille anecdotes sur la grandeur des bouchers de Limoges ; avec quelle magnificence ils traitèrent le duc de Nemours, sous la dernière royauté, au point de faire rouler le syndic sous la table devant le prince, – comment ils suivaient à cheval les Ostensions en habit à la française, le fer au poing, leurs gros chiens derrière le coursier, la langue tirée, la gueule respectueuse, – comment un évêque de la ville, venu du Nord, mais comprenant les usages, dînait chez eux tous les ans, sous les poutres enfumées, dans l’odeur du sang, et bénissait leurs outils, leur marmaille : c’était autour de lui une rivalité de politesses criardes : Jeantou, Cati… Hé ! coupe une cote à Monsegnour, de porc, qui la regarde… Ou bien Sauf votre honneur, Monsegnour, j’ai besoin de sortir… Mais je retournerai ! »

            Heureuse simplicité des âges naissants, comme a dit le Cygne de Cambrai ! Temps révolus de la France patriarcale, dont il ne restera bientôt que des riches négociants à camionnettes, des abattoirs aseptiques, des moutons en série et des bœufs en conserve, – mais le dimanche parfois, dans la ruelle rouge et noire qui monte à Saint-Aurélien, assise dans l’ombre de la boutique sanguinaire, parmi les mouches gorgées, une vieille bouchère attifée comme une châsse, assise sur un billot, et qui tripote une tapisserie centenaire où elle n’ose faire un point pour garder le jour du Seigneur…

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